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Sekito et Baso: l’esprit lui-même est Bouddha

Zazen 1

Dans l’histoire du Ch’an, deux patriarches sont très importants: Sekito et Baso. Tous les deux proviennent bien sûr de la lignée d’Eno, le sixième patriarche chinois. Sekito et Baso vécurent à la même époque, l’un de 700 à 799, l’autre de 709 à 788. Il est même dit qu’à une époque Sekito cohabita à 800 mètres de distance du temple de Nangaku, rendez-vous compte. Sekito étudia avec Seigen et donna lieu aux lignées qui par la suite s’appelèrent Soto, Fayan et Unmon. Quant à Baso il fut un disciple de Nangaku et fut suivi de toute la lignée de Lin-chi, Rinzaï, et de la lignée Igyo qui se fonda dans celle de Lin-chi au 11ème siècle environ. Ils furent donc l’un et l’autre à la base des écoles du Ch’an qui survécurent jusqu’à nos jours dans le Zen. Au cours des siècles les spécificités et différences entre ces deux branches se précisèrent, surtout par l’application systématique des koans dans le zen Rinzaï. Mais à cette époque ce n’était pas encore vraiment le cas, et en bien des points l’enseignement transmis, dans son essence profonde, était très similaire. J’ai essayé, d’abord pour moi-même, mais peut-être cela vous intéressera-t-il, de préciser ces deux courants de pensée et de pratique dont nous avons hérités. Que nous en reste-il et quelles sont leur importance pour nous aujourd’hui, dans notre pratique et compréhension ? Nous vivons 1215 ans plus tard, dans une société différente, des coutumes et un rythme très différents, si bien que l’on peut se demander si leur enseignement est toujours actuel ou s’il s’agit de n’y trouver qu’un intérêt historique. Essayons alors de trouver ce qui nous interpelle maintenant dans leurs expériences, pour en profiter dans notre vie de pratique.

Mais d’abord quelles furent leurs vies et leurs découvertes qui les conduisirent l’un et l’autre à dédier leur vie entière à la pratique et à l’enseignement du Ch’an ?

Quand la mère de Sekito fut enceinte elle cessa de manger de la nourriture épicée, ce qui explique peut-être pourquoi Sekito fut d’un naturel assez doux. A son époque les chasseurs avaient peur des démons et des fantômes si bien qu’ils sacrifiaient des vaches pour les offrir aux spectres en espérant s’en protéger. Une douzaine de fois Sekito libéra les vaches en détruisant l’enclos où elles étaient gardées en vue des sacrifices. Rien n’y fit et il continuait. Encore enfant, sa mère l’emmena au temple pour voir une image du Bouddha. Sa mère lui dit d’aller s’incliner et lui dit : « Ça c’est Bouddha. » Sekito s’inclina et après un moment il dit : « Ce n’est qu’un être humain. Si on l’appelle Bouddha, alors je veux en être un moi aussi ».

A l’âge de treize ans il alla directement voir Eno, qui était à la fin de sa vie et qui l’ordonna comme novice, unsui, mais sans lui donner le statut de moine. Sekito lui dit : « Maintenant après une centaine d’années, vous êtes en train de mourir ; avec qui devrais-je alors étudier ? » Eno lui répondit : « Réfléchit avec un esprit tranquille. » Il se mit donc en zazen sans bouger jusqu’au moment où arriva Nangaku qui lui dit qu’il n’avait rien compris et que ce qu’Eno voulait dire est qu’il aille pratiquer avec Seigen. Il y alla et resta avec Seigen de nombreuses années. Par la suite il se construisit une hutte de paille sur un rocher, d’où son nom Shitou Heshang qui veut dire « le moine du rocher ».

Je me souviens après la mort d’Etienne, j’avais posé la question en mondo : maintenant que dois-je faire ? Continue zazen, continue avait été la réponse de Michel Bovay. Alors modestement c’est ce que j’ai fait pour perpétuer la mémoire de mon école. Mais je ne suis pas devenu un grand maître comme Sekito, juste un pratiquant de la vie spirituelle, c’est en tout cas ce que j’espère encore et toujours.

Baso est considéré comme le deuxième grand patriarche du Ch’an après Eno. Son nom de famille était Ma. Il pouvait rugir comme un tigre, marchait comme une vache et il est dit que sa langue était si longue qu’il pouvait en toucher son nez. Et il avait des pieds immenses laissant des empreintes de roues. Selon l’historique il fut un élève de Nangaku, mais fut d’abord ordonné par un maître Vinaya appelé Yüan. Par la suite il voyagea et lorsqu’il était dans la province de Lu Szu-Kung, le gouverneur entendit parler de lui et admira si profondément son enseignement qu’il lui demanda d’être ordonné par lui. A partir de cet instant de nombreux disciples voyagèrent de tous les coins du pays pour étudier avec lui. C’était donc ce qu’on peut appeler une force de la nature. Il développa d’autres méthodes d’enseignement que l’assise silencieuse, qui par la suite firent école dans la lignée Rinzaï.

Autant peut-on dire que Sekito fut assez tranquille et solitaire, autant Baso appliqua des méthodes énergiques pour éveiller ses disciples au moment présent. Nous avons donc dans ces deux maîtres exceptionnels à la fois l’illumination silencieuse du zazen et l’éveil radical subit, bien que Baso ait continué également la pratique de zazen.

Leur enseignement à tous deux, d’après ma compréhension fut : l’esprit lui-même est Bouddha. Ils ne sont donc pas entièrement différents, étant tous les deux les héritiers d’Eno dont l’enseignement principal fut de rentrer en contact, de connaître profondément notre véritable nature. Chacun évidemment voudrait savoir exactement ce que cela veut dire, pensant je suis qui je suis et se demandant mais que pourrait bien être ma véritable nature. Leur enseignement pourtant prit des formes un peu différentes, l’un par l’assise silencieuse le corps-esprit du zazen que Dogen appellera hishiryo, l’autre par la conscience immédiate et abrupte de l’instant présent, l’esprit de la vie quotidienne.

Nous allons essayer ensemble de nous rapprocher de ces deux enseignements qui bien sûr sont toujours actuels dans notre vie, comme pratiquants du zen, et héritiers des courants du Ch’an.

Zazen 2

Sekito partit donc voir Seigen. Lorsqu’il le rencontra Seigen lui demanda : « Les gens disent des choses différentes sur le 6ème patriarche Eno ; quelle est la situation réelle dans sa ville de Reinan ? » Par là il voulait dire : est-ce que le véritable dharma du Bouddha s’y trouve. Sekito répondit : « Les gens ne disent rien de spécial à Reinan. » Seigen continua : « Si c’est ainsi, pourquoi y a-t-il le Hinayana et le Mahayana ? » Sekito répondit alors : « Le véritable dharma du Bouddha provient de notre véritable esprit originel. » Seigen fut d’accord avec lui et à partir de là ils eurent des discussions continuelles sur le dharma.

Par la suite Sekito posa de nombreuses questions à Seigen, qui lui répondit une fois : « Je ne suis pas hésitant à te répondre quelque chose, mais tu dois avoir la chance de faire toi-même l’expérience de ton véritable être. » Ce qui veut dire que, sans l’aide des autres, chacun doit clarifier son propre esprit. Dans la plupart du temps nous n’en avons qu’une vue partielle et donc nous devons progresser pour décrire notre véritable nature. Pour cela chacun emploie des mots qui lui sont propres et peut-être en cela n’a-t-il besoin de l’aide de personne. Même si un vieux sage nous parlait des difficultés inhérentes à l’impermanence, nous ne pourrions le comprendre vraiment que si nous avions expérimenté les mêmes difficultés. Nous ne pouvons faire l’expérience existentielle de nous-mêmes seulement à travers des mots. Ceux-ci ne font qu’exprimer notre esprit. Mais des fois certains mots trouvent une résonnance en nous et la lumière jaillit. Un éveil de l’instant sortant des profondeurs de notre esprit.

Si vous décidez d’aller voir un film, vous voulez le découvrir par vous-mêmes. Même si quelqu’un vous en explique la trame, cela ne vous permettra pas d’entrer véritablement en contact avec l’histoire. Et ce n’est que si cette histoire vous touche profondément, révèle un écho secret en vous-mêmes, que vous verrez alors grâce à tout cela votre propre esprit.

Par la suite Sekito réalisera que son propre esprit reflète le monde entier. Il en fera l’expérience mais l’exprimer est autre chose, même pour Sekito. Il utilisa donc plutôt le langage poétique plus propice à l’imaginaire et à la suggestion. On peut dire aussi que son enseignement futur, que nous verrons plus tard, n’est pas dénué d’une certaine forme de mysticisme, créé par la tranquillité et le sentiment calme de faire partie de tout.

La rencontre de Baso avec Nangaku fut un peu différente. Cette histoire est ultra connue dans le Ch’an. Baso était assis en zazen. Nangaku prit alors une tuile, s’assit sur le rocher en face de lui et commença à frotter la tuile. « Que fais-tu ? », demanda Baso. « Je polis cette tuile pour en faire un miroir », répondit Nangaku. Mais Baso lui dit : « Comment peux-tu faire un miroir en polissant une tuile ? » Et Nangaku lui répondit : « Si je ne peux pas faire un miroir en polissant une tuile, comment peux-tu atteindre la bouddhéité en t’asseyant en méditation ? »

Ceci n’est pas sans rappeler la joute poétique entre Eno et Jinshu sur la poussière et le miroir, où la pratique graduelle est quasiment méprisée au profit de l’éveil subit à sa propre nature.

Ce que Nangaku voulait dire est que le Tao ne peut être réalisé à travers une pratique artificielle, qui étourdit l’esprit à la place de le purifier. Il faut réaliser donc que nous sommes bien avant Dogen qui établira que pratique et éveil vont de pair et ne sont nullement séparés. Baso réagit à ce koan et chercha des méthodes variées autres que la pure méditation pour enseigner le Ch’an. Il fut donc un précurseur de nombreux maitres Ch’an qui se sont distingués par leurs méthodes très anti conventionnelles. Le recherche de Baso fut donc, après le choc vécu avec Nangaku, de comment atteindre directement, dans l’instant l’esprit du Ch’an, l’esprit de Bouddha. Ses méthodes furent effectivement directes, et comme en plus c’était une sorte de géant, il est fort compréhensible que beaucoup de ses disciples furent effectivement réveillés, même plutôt choqués au point de s’oublier eux-mêmes dans l’instant. L’école de Baso fut appelée l’école Hongzhou, qui fut l’une des écoles de l’âge d’or du Ch’an.

Tout comme Sekito, Baso enseigna que l’esprit lui-même est Bouddha. Il dit une fois : « Vous tous devriez réaliser que votre propre esprit est Bouddha, ce qui veut dire que cet esprit est l’esprit de Bouddha. Le grand-maître Bodhidharma vint de l’Inde en Chine pour nous transmettre la doctrine bouddhiste du Mahayana de l’unité de l’esprit pour nous illuminer tous. Ceux qui cherchent la vérité devraient réaliser qu’il n’y a rien à chercher. Il n’y a aucun Bouddha en dehors de l’esprit ; il n’y a aucun esprit en dehors de Bouddha. »

Donc Sekito et Baso ne différent en rien dans l’essence de leur enseignement : l’esprit. Réalisons que nous sommes au 8ème siècle, soit environ deux cents ans déjà après la venue de Bodhidharma en Chine. Six patriarches ont succédé à Bodhidharma et donc l’influence de la culture et de la philosophie chinoise, notamment celle du Tao ont eu le temps d’influencer la pensée Ch’an. Bouddha devient l’esprit, nous sommes loin de l’homme Gautama. Par exemple Sekito avait lu des livres de penseurs taoïstes traitant comme Lao-tseu de l’identité mystique entre le nouménal, c’est-à-dire l’essence réelle des choses, et le phénoménal, c’est-à-dire leur apparence. De Chuang-tseu il assimila également cette pensée mystique que soi-même et le monde n’étaient en rien séparés mais au contraire non-duels. Il fit même cette phrase de Chuang-tseu la sienne : « Le ciel et la terre jaillissent de la même racine que moi-même, et toutes les choses sont en unité avec mon être. »

Si Sekito fut influencé par l’esprit mystique du Tao, Baso se focalisa plus sur l’esprit de l’instant présent et comment le faire jaillir, pur et sans pensées polluantes. Tous les deux considérèrent l’esprit comme Bouddha, mais avaient des vues un peu différentes sur la conception de cet esprit, et des méthodes différentes de le faire apparaître, l’un l’esprit universel, l’autre l’esprit de la vie quotidienne.

Il est évident que ces deux tendances se retrouvent jusqu’à nos jours dans le zen soto et le zen rinzaï. La tendance mystique est flagrante chez Dogen, les koans comme déclencheurs de l’apparition de l’esprit immédiat le sont dans les branches rinzaï. Comme nous menons à la fois une pratique de zazen et une vie quotidienne, ces deux tendances cohabitent en nous-mêmes sans opposition, naturellement, assise silencieuse et attention dans chaque acte de la vie quotidienne. Nous tenons donc de Sekito et de Baso, qu’il ne s’agit pas de trop comparer, ni en tout cas de séparer.

Zazen 3

Sekito par la suite déménagea et alla s’installer au Temple du Pic du Sud sur le Mont Méridional au sud du Hunan. C’est là qu’il se construisit une hutte de paille sur un rocher plat. Il se trouva qu’une fois il lut un livre de Senzgzhao, un traité philosophique. Senzgzhao est aussi connu pour avoir écrit de nombreux commentaires du sutra de Vimalakirti. Quoi qu’il en soit Sekito trouve la phrase suivante : « Celui qui est sans attachement à son ego, et voit le cosmos entier comme soi-même, est un homme sage. » Alors Sekito flanque un coup de poing sur sa table et s’exclame : « Un sage n’a aucun attachement à son ego, et voit tout comme son propre soi. Le corps du dharma est sans limites, il n’existe aucune séparation entre moi-même et les autres. De la même façon qu’un miroir reflète un objet, la splendide forme apparaît dans le corps du dharma. Il n’existe aucune sagesse objective qui ne surpasse toute discrimination entre arriver et partir. Quels mots splendides ! » C’est là qu’après avoir fait un rêve où il chevauchait une tortue avec Eno sur un étang immense, qu’il écrivit le Sandokai.

Sekito se situe donc bien dans la lignée d’Eno et de Seigen : l’esprit est Bouddha. Ceci ne veut pas dire que l’esprit humain et l’esprit de Bouddha soient identiques. Nous avons tous notre esprit, notre conscience, influencée par les événements, les relations. Il ne faudrait pas en déduire que nous n’avons pas d’esprit à nous. De la même façon ne pas être attaché à son ego ne veut pas dire que nous ne devrions pas avoir d’ego du tout. C’est une donnée du koan à résoudre : nous avons un ego, mais faisons en sorte de ne pas y être attaché. Souvent est utilisé la phrase abandonner l’ego, ce qui n’est pas clair car sans ego nous ne pouvons pas vivre. Donc nous vivons avec notre ego, mais inutile d’y penser tout le temps. Lorsque nous abandonnons tout attachement à notre ego, à notre personne individuelle et différente de qui que ce soit d’autre, alors notre soi peut apparaître, non différencié de toutes choses.

Cela ne veut pas dire non plus que comme par magie l’esprit de Bouddha ou la nature de Bouddha serait cachée dans notre propre esprit, comme un diamant perdu à l’intérieur de sa roche sans valeur. Il s’agit de l’esprit humain dans son état originel et essentiel, comme le dit Eno : « Votre propre esprit est le Bouddha. Rien ne peut être établi en dehors de votre esprit. Vous êtes l’esprit originel qui est à la source de tout. » En bref et plus bêtement, chacun de nous est Bouddha lorsqu’il touche son esprit non fixé nulle part.

Baso également s’inscrit dans la même ligne de pensée. Une fois un autre maître Ch’an vient vers Baso pour lui demander : « J’ai beaucoup entendu parler de l’enseignement du Ch’an, l’esprit est le Bouddha, mais je ne comprends pas ». Le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas le seul. Oui, tous nous pigeons que ce genre de choses, d’enseignement, de façon de voir le monde et la vie, les phénomènes, l’impermanence et une forme également non réalisée de permanence, nous pigeons intuitivement que c’est dans notre esprit, que c’est notre esprit, attraper ce concept totalement est une autre histoire. D’où Baso lui répond-il : « Exactement l’esprit qui ne comprend pas ; c’est ça ! Il n’y a rien d’autre. »

La question est alors : comment aller au-delà de notre esprit rationnel qui croit comprendre ? Comment dépasser les idées inévitables que nous nous faisons sur l’esprit, sur la Voie, sur le Bouddha ? Il semblerait que ce soit en fait assez simple si tout cela est nous-mêmes, si tout cela est notre esprit, mais non pas notre ego. Voilà la difficulté à dépasser, ne pas voir notre ego comme ce qui est appelé notre esprit, notre ego n’est pas notre être, il y a beaucoup plus dans le soi, dans notre être relié à l’universel que dans notre ego. Mais dès que nous y réfléchissons, alors nous le faisons avec notre ego et c’est pour cela que nous ne comprenons plus. Comment comprendre l’esprit qui ne comprend pas ? C’est marrant, non ? Cet esprit ne réside nulle part, c’est-à-dire qu’il ne réside pas exclusivement dans nos délires conscients mais flotte, peut-être sur l’océan de notre inconscient. Et c’est la même chose pour tout le monde.

Alors qu’il est courant de nos jours de voir deux concurrents entre Sekito et Baso, ce ne fut pas du tout le cas, car ils étaient totalement dénués de rivalité. L’école de Hung-chou de Baso a influencé beaucoup de maitres Ch’an de l’époque, si bien que l’on peut dire qu’à la fois Baso fut à l’origine de l’école Lin-chi mais également influença beaucoup ce qui deviendra plus tard l’école soto. Il fut beaucoup plus connu que Sekito, qui était plutôt du style ermite et eut d’innombrables successeurs. Sekito resta dans les annales par ses deux magnifiques poèmes : le Sandokai et le chant de l’ermitage d’herbes.

On comprend bien l’esprit de Sekito dans le début de ce poème que je vous lis sans commentaires :

Lorsque j’ai bâti mon ermitage d’herbes, je ne possédais rien de précieux.
Après manger, j’aime y faire tranquillement la sieste.
Une fois achevé, de nouvelles herbes sont aussitôt apparues.
Quand il s’abîmera, je le recouvrirai à nouveau d’herbes.
J’habite cet ermitage où je vis pour toujours,
Sans dépendre d’un dedans, d’un dehors ou d’un entre-deux.
Les lieux où demeurent les hommes du profane, je ne demeure.
Les lieux qu’ils chérissent, je ne les chéris.
Quoi que petit, cet ermitage contient l’univers tout entier.
Il a pour corps ce vieil homme dans sa cellule de dix pieds carrés.

Zazen 4

Contrastant avec le poème de Sekito, il y a cette histoire entre Baso et son disciple Yin-feng. Il se trouva que celui-ci poussait une brouette alors que Baso était étendu au bord du chemin avec les jambes allongées. Yin-feng lui demanda de retirer ses jambes mais Baso dit : « Ce qui a été allongé ne peut être retiré à nouveau ! » Yin-feng lui répondit : « Une fois avancé, il ne peut y avoir de retour en arrière ! » Sans faire attention au maître, il poussa la brouette jusqu’à ce qu’il passe par-dessus les jambes de Baso lui endommageant les pieds. Baso retourna dans le hangar et en ressorti une hache à la main. « Que celui qui m’a blessé les pieds juste il y a quelques instants s’avance. » Yin-feng, ne se laissant pas intimider, s’avança et tendit sa nuque devant Baso. Alors Baso abaissa sa hache.

Baso est encore plus radical que Sekito sur la question de l’esprit et seul l’esprit : « Ceux qui recherchent la vérité devraient réaliser qu’il n’y a rien à rechercher. Il n’y a pas de Bouddha en dehors de l’esprit ; il n’y a pas d’esprit en dehors de Bouddha. Ne choisissez pas ce qui est bon, et ne rejetez pas ce qui est diabolique, mais soyez simplement libre de toute pureté et de souillure. Alors vous réaliserez la vacuité de tout péché. Les pensées changent de façon perpétuelle et ne peuvent être attrapées car elles ne possèdent aucune nature propre. Le triple monde n’est rien de plus que notre esprit. L’univers innombrable n’est rien d’autre que le témoignage d’un dharma unique. Les formes observées sont les réflexions de l’esprit. L’esprit n’existe pas par lui-même ; son existence se manifeste à travers les formes. »

Nous vivons dans un univers autour de nous que nous pouvons toucher, nous le croyons entièrement matériel, la réalité telle qu’elle est pour nous est naturellement matérielle, si bien qu’il est difficile de pénétrer la pensée de Baso. Tant qu’il s’agissait de dire que Bouddha était notre esprit, il était facile de comprendre que notre vie spirituelle est dans notre esprit et non dans une personne, ou des phénomènes extérieurs. Adressez-vous à vous-mêmes, car tout est dans votre esprit, ne vous adressez pas à un Bouddha externe, parait évident pour toute personne qui ne tombe pas dans une crédulité un peu enfantine. Le problème dans une compréhension possible, l’écueil, est que nous pensons toujours à notre propre esprit particulier, au fait que l’être humain est doué d’une conscience sur lui-même. Et donc nous ne pouvons étendre cette conscience à toutes choses.

Prenons par exemple un parallèle moderne : le big-bang. Bien que personne ne puisse savoir ce qui aurait pu précéder le big-bang, on admet généralement qu’il devait y avoir quelque chose de toute façon, non identifié, car de rien ne peut apparaître quoi que ce soit. Des champs énergétiques ne sont pas rien, puisqu’aujourd’hui nous ne connaissons pas 70% de l’énergie de l’univers, que nous appelons énergie noire. L’énergie au sein de la vacuité. Cette énergie est positive et donc centrifuge ce qui explique que l‘expansion de l‘univers s’accélère. Bref au début notre univers était bien à proprement parler un dharma unique, indifférencié, non matériel au sens où nous entendons le mot matière aujourd’hui, non localisé, intemporel probablement. Du moment où cette énergie, par un phénomène non expliqué s’est concentrée, la forme du dharma a changé, il s’est multiplié en de nombreux dharmas, de nombreuses formes, de nombreux phénomènes. Mais néanmoins tout cela provient d’un dharma unique, sans forme. Issus de celui-ci, on ne peut dire qu’un quelconque phénomène ait une nature propre, ils sont tous issus de cette vacuité. Ceci fut déjà expliqué par le bodhisattva Kanzeon à Sariputra dans le sutra du cœur, l’Hannya Shingyo. Le dharma initial se manifeste alors par des formes dont aucune n’existe réellement par elle-même.

Alors peut-être sur le plan cosmologique on pourrait faire l’hypothèse que Baso, ne connaissant pas le big-bang, ni l’apparition de l’espace et du temps, appelle tout cela l’esprit. Et notre esprit fait partie de toutes ces formes variées, si bien que nos pensées n’ayant pas de base réelle apparaissent et disparaissent. Alors dans la vie de tous les jours, pas de péché, pas de pardon. De même l’espace et le temps n’existent pas par eux-mêmes. Nous appelons temps ce que nous observons comme durée entre deux événements, mais le temps lui-même n’a pas d’existence, n’a pas d’être. L’espace non plus, car ce que nous connaissons est la distance entre les objets, mais l’espace lui-même n’a pas d’être. Il en va de même avec l’esprit. Nous ne le connaissons que parce que nous l’observons à travers les formes. C’est un peu compliqué mais ça tient debout vu sous un angle moderne. Encore faut-il se débarrasser de nos idées incrustées par notre histoire occidentale. Et arrêter de voir l’esprit comme un éther magique.

Bon me direz-vous, à part la philosophie, qu’est-ce que tout cela fait dans ma vie de tous les jours ? Mais l’essentiel, la façon de voir notre vie, de nous voir nous-mêmes, apparaissant, disparaissant, comme des bulles de savon, des formes éphémères. Diminuons alors notre arrogance de nous croire si uniques au monde et accueillons tous les êtres dans le même esprit. Le vrai koan est encore : pourquoi faut-il souffrir pour comprendre cela, pour comprendre la vacuité de l’essence de toutes choses et de tout être. D’où vient cette souffrance inhérente à l’incarnation, comment s’en sortir, est-il possible d’arrêter même pour quelques instants ou plus longuement toutes ces souffrances qui ne sont que dans notre esprit ? Voilà les questions que s’est posé Bouddha et auxquelles il a cherché une réponse. Et nous aussi. Tout est dans notre esprit. Bouddha, comprendre son esprit, comprendre intuitivement le dharma, l’esprit, alors que nous sommes mortels comme on dit. C’est un grand koan pour nous.

Zazen 5

Baso continue : « Ce qui est produit par l’esprit est appelé la forme. Lorsque vous comprenez que les formes n’existent pas d’elles-mêmes, alors vous comprenez que ce qui est la naissance et aussi la non-naissance. Si vous êtes éveillés à cet esprit, vous vous habillerez, vous mangerez et agirez de façon spontanée dans votre vie comme elle apparaît, et par là même vous exploiterez votre nature spirituelle. Il n’y a rien d’autre que je puisse vous enseigner. Alors écoutez mon gatha :

Chaque fois que vous désirez parler de l’esprit, parlez !
De cette façon la Voie est tranquille.
Lorsque l’apparence et la réalité sont parfaitement fusionnées sans obstacle,
La naissance est à la fois simultanément la non-naissance. »

Bien sûr une forme ne meurt pas, elle ne fait que se transformer. Si vous voyez la naissance comme le fait à un moment donné d’avoir suffisamment accumulé d’énergie, de force vitale, sous forme de viande, d’os et de sang, tout cela du monde qui vous entoure si bien qu’à la fin vous pouvez émerger comme être dans le monde, alors vous pouvez voir que vous êtes formés d’atomes, de molécules ancestrales qui viennent de l’histoire de l’univers. Et à votre mort vous changerez également de forme, reprenant celles multiples d’avant votre naissance. A cet instant vous pouvez voir que naissance est également non-naissance et que mort est également non-mort. Pourquoi faudrait-il alors avoir si peur ?

On peut voir déjà ici que Baso va s’orienter fortement non seulement vers l’esprit mais surtout vers l’esprit de la vie quotidienne, agir de façon spontanée, quasi intuitive est pour lui le véritable esprit, sortir des méandres de ses pensées en les prenant pour la réalité et vivre ce qui se passe dans l’instant, dans les instants de notre vie. Pour lui le Tao, c’est ça.

Dans ses dialogues, il précise d’ailleurs cette pensée : « Se cultiver n’est d’aucune utilité pour atteindre le Tao. La seule chose que l’on puisse faire est d’être libre de toute souillure. Lorsque notre esprit est taché par des pensées de vie et de mort, alors il y a souillure. Accrocher la vérité est la fonction de l’esprit de tous les jours, l’esprit de la vie quotidienne. Cet esprit est libre de toute action intentionnelle, libre des concepts de juste et de faux, de prendre ou de donner, des concepts de limité ou d’illimité. Toutes nos activités journalières – marcher, se tenir debout, s’asseoir, se coucher – toutes répondent à des situations. Nous négocions les circonstances comme elles arrivent : tout cela c’est le Tao. » Pour lui donc le Ch’an, le zen, c’est l’esprit de la vie quotidienne.

C’est là que Baso s’est demandé comment faire comprendre à ses moines élèves que le Tao est en fait dans l’instant présent. Ce n’était pas possible avec de grandes explications, il lui fallait donc d’autre moyens salvifiques plus efficaces. Il avait déjà appris cela avec Nangaku, lors de l’histoire de la tuile et du miroir. Cultiver la Voie risque de polluer l’esprit à la place de l’éclaircir. Il fallait trouver des moyens d’éclaircir l’esprit de ses moines directement, sans explications longues nécessitant de la réflexion ou des pensées, des moyens directs, voilà ce qu’il développa et amplifia par rapport avec ce qu’il avait connu avec Nangaku. Le résultat, si efficace, en fut néanmoins sacrément rude. Il fallait avoir l’âme et le corps bien trempés pour non seulement supporter Baso mais surtout pour tirer un enseignement de ses secousses.

Par exemple avec Po-chang il cria « Ho ! » si fort qu’il est dit que Po-chang resta sourd pendant trois jours. Quiconque le questionnait à propos de la signification du bouddhisme recevait trente coups de kyosaku, ou un coup de pied. Une fois un moine nommé Liang vint le visiter. Pendant leur discussion Baso lui dit que toutes ses lectures des sutras ne pourraient pas l’amener à l’éveil. Du coup son visiteur le laissa sur place et commença à descendre les escaliers. Baso l’appela par son nom et le moine se retourna. Baso lui cria alors : « Qu’est-ce que c’est ? » Liang eut une illumination subite. Lorsqu’il retourna dans son temple, il dit : « Je croyais que mes enseignements sur les sutras étaient un achèvement suprême, qui n’avait aucun égal, mais avec la question de Baso tout ce que j’avais réalisé dans ma vie a fondu comme de la glace. »

Un jour qu’il se promenait avec Po-chang, un vol d’oies sauvages leur passa au-dessus de la tête. Baso demanda à Po-chang : « Qu’est-ce que c’est ? » « Des oies sauvages, maître. » « Où sont-elles maintenant ? » « Elles se sont envolées ailleurs. » A ce moment Baso attrapa le nez de Po-chang et le tordit violemment. Po-chang cria de douleur. Et Baso dit : « Comment peux-tu dire que ces soient se sont envolées ailleurs ? Elles ont été ici depuis le commencement. » Ceci est à comprendre par rapport à son enseignement sur la naissance et la non-naissance. Et voilà, Po-chang subitement s’éveilla à la vérité.
Peut-être que Sekito aurait répondu la même chose mais la différence est qu’il ne lui aurait probablement pas tordu le nez. Il s’agit entre eux non pas tellement d’une différence d’esprit mais de moyens salvifiques. Je ne sais pas moi, qu’est-ce que vous auriez préféré ? Maintenant cette histoire nous fait rigoler mais imaginez-nous à la place de Po-chang sur le moment avec son nez dans la tenaille de Baso. Ces méthodes sont devenues assez communes par la suite dans la lignée de Lin-chi, pendant que Sekito pratiquait tranquillement zazen dans sa hutte de paille.

Zazen 6

Après ces épisodes surprenants, ce qui était l’intention, quel fut le cœur de l’enseignement de Sekito. Sekito ne manquait d’ailleurs nullement de détermination, ni de certitude, ni d’affirmation forte, il ne faudrait pas le considérer comme un mou par comparaison avec Baso.
Lorsque Sekito arriva au temple Nantai, un moine le vit et alla avertir Nangaku, qui se trouvait à environ 800 mètres de là.
 Le jeune bonze qui était venu vous interroger sur le bouddhisme vient de s’installer en zazen sur un rocher plat, pas loin d’ici.
 Vraiment, dit Nangaku.
 Oui, oui c’est sûr, je l’ai reconnu.
 Bon, va de ce côté savoir ce qu’il fait là sur son rocher. Si c’est vraiment ce jeune moine, alors racle-toi la gorge et s’il te répond dis-lui : Hé toi le moine à la grande gueule, comment oses-tu te poser ici ?
L’assistant de Nangaku fit ce qui lui avait été demandé. Alors Sekito dit :
 Tu peux gueuler et pleurer, tu ne pourras pas traverser cette montagne.
L’assistant revint donc vers Nangaku pour lui rapporter la conversation. Nangaku dit alors :
 Ce moine-ci fera fermer leur gueule à tout le monde.

Bien sûr Sekito fit allusion à la montagne pour dire la posture de zazen. Rien alors ne pourrait la déranger ni la traverser. Notre posture de zazen aussi est comme une montagne, mais même les montagnes ne sont pas rigides, les plaques tectoniques bougent, la lave, les rivières creusent des canyons, les arbres y poussent, les fleurs aussi. Les montagnes changent tout le temps et en même temps elles sont immuables. Donc pour Sekito zazen se trouve en premier, l’assise silencieuse, l’illumination intérieure tranquille qui ne bouge pas même si tout le monde braille et crie. Nangaku réalise alors que Sekito créera une grande lignée de pratiquants qui garderont la bouche fermée, respireront par le nez, immobiles et vivants comme une génération de montagnes humaines.

« Etudiez d’abord votre esprit. » dit Sekito. Il dit également : « Votre propre esprit reflète le monde entier. » Voilà qui nous éclaire sur le rapport entre l’étude de notre propre esprit et la connaissance du monde, pour éviter de rester coincé dans une étude stérile et nombriliste de notre propre ego en fait. Notre esprit reflète le monde entier, comme l’étang reflète la lune et toutes les étoiles, comme le sable chaud vient du soleil. Dans une posture immobile alors l’eau pure de notre esprit n’est pas troublée et nous pouvons l’observer. Dans la vie de tous les jours, nous sommes toujours en mouvement, tout bouge, comme un télescope qui vibre à chaque instant, d’où la difficulté de voir notre propre esprit, tout est focalisé dans l’action. En zazen c’est le temps où tout est tranquille, les rivières coulent vers l’océan alors que souvent dans l’action nous essayons de leur faire remonter leur propre courant, nous épuisant sans relâche à forcer les choses. En zazen laissez aller, ne vous accrochez à rien et l’esprit apparaîtra, le reflet du monde entier. Voilà le zen soto, pas compliqué, amical, intime, comme rentrer dans notre propre maison, là ça y est, j’y suis, chez moi, mon esprit, mon corps et mon cœur ne me sont point étrangers, au contraire ils m’accompagnent comme un ami de bien.

Il dit donc dans le chant de l’ermitage d’herbes :

Quoi que petit, cet ermitage contient l’univers entier,
Il a pour corps ce vieil homme dans sa cellule de dix pieds carrés.
Sans aucun doute, un bodhisattva en conviendra.
Mais s’ils prêtent l’oreille, les gens du commun trouveront cela certainement étrange.
Cet ermitage s’effondrera-t-il ou non ? Si on me le demande,
Je dirais que, destructible ou indestructible, le maître s’y trouve depuis toujours.
Il ne se tient ni au sud ni au nord ni à l’est ni à l’ouest.
Son fondement est des plus fermes, il ne peut être surpassé.
Sous la verdure des pins, dans la clarté de la fenêtre,
Même les tours vermillonnes d’un palais de jade ne pourront l’égaler.
Le corps recouvert du kesa, toute la multitude des préoccupations a disparu.
A ce moment-là, moi, le moine de montagne, je n’en connais plus une seule.
A vivre dans cet ermitage, je ne recherche plus la libération.

Pourquoi ? Parce que Sekito est alors entièrement libre, son ermitage, son esprit contient le monde entier, aucune séparation, nul besoin d’un palais. Il n’y a pas de différence entre une simple soupe aux légumes et un repas de choix, pas de différence entre un ermitage d’herbes et un palais multicolore dans l’esprit de Sekito. Ses préoccupations ont disparu, vêtu du kesa il ne recherche alors plus rien, entièrement satisfait. Ainsi est également le zen soto.

Nous ne sommes pas différents dans notre nature originelle de Sekito, ainsi comment notre esprit pourrait-il être différent du sien. Juste s’asseoir fermement sur la terre, respirer calmement, n’accrocher aucune pensée, laisser les négatives s’évaporer, bien droits, dans une quiétude intérieure est parmi les bonheurs les plus hauts, car à ce moment nous ne demandons rien d’autre et nous aussi nous sommes entièrement satisfaits.

Zazen 7

Baso également cherche à approcher l’esprit originel, pur, immédiat, qui ne repose sur rien. Une fois un moine lui demanda : « Quelle est la signification de la venue de Bodhidharma de l’ouest ? » Et Baso lui répondit : « Quelle est la signification que toi tu poses cette question maintenant ? » Toujours pointer vers l’esprit de la personne et non vers une réponse bidon ou préfabriquée. Dans les mondo les gens posent des questions. Bon on essaie de les aider, de faire jaillir une étincelle dans leur esprit, ils veulent une réponse pour pouvoir penser qu’ils ont compris, peut-être même ont-ils pigé quelque chose. L’art de Baso était de renvoyer la question de façon à ce que le pratiquant se retrouve cogné à lui-même et réalise qu’en fait il était présent et que sa question se trouvait dans le labyrinthe de son esprit. Aujourd’hui, si en guise de réponse je brandissais mon kotsu sans rien dire, ou criais un grand « Ho ! », ou me levais et partais, ou simplement renvoyais la question telle quelle, que penseraient les gens : il débloque, il se croit le plus malin ou surtout il imite. Vous voyez le tableau : qu’est-ce que l’esprit ? Réponse : Ah, oui qu’est-ce que l’esprit ? Mais je vous le demande. Et paf, un coup de kyosaku. Tu comprends ? Non. Bravo c’est bien.

Baso eut beaucoup de successeurs, au moins douze et libéra quatre-vingt maîtres, ce qui prouve son influence à cette époque et son énergie. Beaucoup d’ailleurs connurent également Sekito, ils se les échangeaient. Les plus célèbres furent Nansen, Hyakujo, Dabai Hojo, Po-yang appelé aussi le laïc Po-yang. Ils donnèrent lieu au plus grand fleurissement du Ch’an. Une fois Nansen, Hsi-tang et Po-chang accompagnaient Baso pour une petite promenade au clair de lune. Toujours attiré par l’esprit direct, l’esprit sans obstacles, originel, aussi appelé esprit de Bouddha, Baso leur demanda à brûle-pourpoint : « A cet instant, qu’est-ce que vous pensez que vous devriez faire ? » Hsi-tang répondit en premier : « En cet instant on devrait prendre l’occasion de lire des sutras. » Je ne crois pas que c’est vraiment ce que nous aurions répondu nous-mêmes, cela fait un peu pédant. Po-chang dit alors : « Je dirais que c’est le meilleur moment pour faire une méditation. » Bien sûr dans ses annales Baso se moque des liseurs de sutras perpétuels et des moines qui restent assis tout le temps. En entendant ces réponses, Nansen fit demi-tour et quitta le groupe, du style maintenant on rentre. Alors Baso dit : « En ce qui concerne les sutras je les laisse à Hsi-tang. Pour la méditation Po-chang peut très bien la faire. Mais Nansen transcende toutes ces choses extérieures ». En effet par la suite Nansen devint le maître le plus fin.

Il faut dire aussi que le mouvement proclamé par Baso se trouvait à une époque où des critiques s’élevait contre la pure méditation en silence. Lin-chi dira d’ailleurs plus tard : « Laissez ces chauves se crever le cul sur leurs montagnes. » Bon c’est ce qu’il a dû dire à peu près, les traductions ne sont pas toujours exactes. Et donc pour Baso l’éveil était dans l’action de l’instant, comme dans les arts martiaux en fait. Si vous réfléchissez au prochain mouvement dans un combat au sabre, c’est simple vous allez perdre votre tête.

Il ne s’agit pas d’opposer ou de comparer ce qui serait le plus juste ou le mieux, bien que nous fassions partie de l’école soto, et avec bonheur ce qui nous évite les koans interminables. Nous pratiquons aussi bien l’illumination silencieuse que l’immédiateté des réactions mais pas au même moment. Les deux sont des manifestations de notre éveil. D’ailleurs en zazen être attentif à chaque instant à sa posture du corps et de l’esprit, à sa respiration, à tout son être est également une forme d’immédiateté.

Il n’y a pas d’ailleurs que les questions intelligentes sur le zen. Des questions de tous les jours aussi. Je me lève ou je ne me lève pas ? Oh je ne sais pas. Ce n’est pas une réponse qui manifeste une conscience extrême de soi-même dans l’instant. Il y a des gens qui hésitent toujours, ils veulent être certains d’être sûrs de choisir la bonne solution si bien qu’à la fin ils se perdent dans les méandres de leur esprit. Pour la pratique il faut décider et sauter hors du lit sans réfléchir, se lever juste dans l’instant, intuitivement, directement, sans obstacles et sans questions inutiles. En zazen intuitivement ne pas bouger. Directement sonner la cloche, ne pas hésiter, chanter les sutras sans retenue. Tout cela est facile dans l’instant, à condition de ne pas être obstrué par des pensées juste au moment où il faut agir. Alors expirer, vider son esprit, et laisser aller les mouvements, naturellement. Alors l’esprit se manifeste dans tous les actes de la vie quotidienne, et non plus seulement notre ego.

L’esprit est Bouddha est absolu, c’est pour tout le monde la même chose, pas de distinctions entre les êtres. De la même façon nous sommes tous éveillés. Dans le zen il n’y a pas des gens qui sont plus élus que d’autres. Alors rassurez-vous, n’ayez aucun doute là-dessus, pas la peine.

Zazen 8

Je vous lis la fin du chant de l’ermitage d’herbes de Sekito :

Si vous retournez la lumière et que vous la faites revenir,
La racine spirituelle vaste et spacieuse ne se tourne ni se détourne.
Rencontrez les maîtres-patriarches, soyez familier de leurs enseignements,
Nouez des herbes et construisez un ermitage, sans jamais renoncer.
Si on s’abandonne la vie entière, on s’adonne à la liberté.
Que l’on avance les mains ouvertes, et il n’y aura plus de faute.
Par milliers, tous ces mots et ces explications
Ne servent qu’à vous libérer à jamais de l’obscurcissement.
Si vous voulez connaître l’immortel en son ermitage,
Pourquoi quitteriez-vous ce sac de peau d’à présent ?

Sekito rappelle que tout enseignement, qu’il soit du bouddhisme indien, du Ch’an et du zen, et aussi actuel, n’est pas là pour affirmer une quelconque vérité mais est destiné à aider les êtres à se libérer de leur esprit obscurci. Pour cela ne jamais renoncer. Il est essentiel également dans l’étude des expériences des anciens patriarches de se souvenir qu’ils n’ont pas exprimé une vérité révélée, mais qu’ils ont parlé de leurs découvertes en espérant que celles-ci pourraient également profiter à tous dans leur parcours de libération. Je n’ose plus tellement parler de la voie de la libération car il s’est trouvé des pratiquants qui l’ont découverte à leur façon : partir et vivre communément comme la plupart des gens, boulot, manger, dormir, loisirs, sans coloration de voie spirituelle.

Mais en fait qu’est-ce qui crée cette partie obscurcie de notre esprit ? Toujours essayer d’agripper un petit quelque chose de plus dans nos poings fermés à la place d’avancer les mains ouvertes, d’être ouverts à ce que la vie nous amène. Ou alors résister comme une huître accrochée sur son rocher, fermée. La vie s’écoule, nul ne peut repartir en arrière ou changer quoi que ce soit, elle s’écoule comme un fleuve pas toujours tranquille. Vouloir en arrêter le cours est peine perdue. Mais aussi chacun construit son ermitage d’herbes, à l’intérieur et cultive sa lumière.

Il y a un joli conte japonais appelé Urashima-taro. Il est très populaire, se trouve dans de multiples versions différentes et remonte au 8ème siècle. Il est donc contemporain de Sekito et de Baso.

Il y avait une fois un homme qui s’appelait Urashimataro. Un jour il sauva une tortue qui avait été capturée par des enfants et la remit dans l’eau, car c’était une tortue marine. Quelques jours plus tard alors qu’il se promenait sur le rivage la tortue est apparue et l’a emmené au fond de la mer dans le palais du Dragon, pour le remercier de l’avoir sauvée. Urashima fut ému par la beauté du palais. Dans ce palais vivait une princesse nommée Otohine. Celle-ci l’accueillit chaleureusement entourée de toutes ses servantes. Urashima fut très heureux de rester dans ce palais pendant trois jours. Lorsqu’il exprima le désir de retourner sur la terre, la princesse lui donna en cadeau un coffret en lui disant qu’en aucune circonstance il ne devrait ouvrir le coffret. Et donc Urashima retourna chez lui mais quand il arriva à la maison quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que bien qu’il ait cru ne passer que trois jours au fond de la mer, en fait trois cents ans avaient passés, il ne reconnaissait plus rien. Il fut alors totalement désemparé et désespéré. Aussi en dépit des avertissements de la princesse, il ouvrit le coffret pensant qu’il contenait des explications. Dès qu’il ouvrit le coffret une fumée blanche s’en échappa et immédiatement Urashima devint très, très vieux.

C’est la version zen de cette histoire. Dans d’autres bien sûr Urashima épouse la princesse et vit joyeusement dans le palais de l’océan, ou alors la tortue colorée se transforme en une belle princesse comme dans les histoires européennes avec les grenouilles. Ou alors il épouse la princesse et le mariage est un pur désastre.

Vivre soi-même avec son ermitage d’herbes, les remplacer de temps en temps, qu’il soit destructible ou indestructible, le maître, nous-mêmes sommes toujours présent, dans son sac de peau et vivre ainsi l’immortalité de l’instant. Des fois dans les sangha le zen a une apparence dure, chacun se prenant idiotement pour le maitre de son voisin. L’enseignement de Sekito est au contraire très doux, compassionné, proche et tranquille. C’est comme pour le zazen, avoir une posture déterminé mais sans être rigide, respirer calmement sans forcer son expiration, laisser doucement passer ses pensées sans vouloir à tout prix les éliminer et patienter tranquillement sans s’énerver. Tout cet enseignement se trouve dans shikantaza, juste s’asseoir, ne rien chercher ou faire de plus. Zazen est juste zazen. Un bon ou mauvais zazen ne se trouve que dans notre esprit. Un zazen juste zazen est le zazen des Bouddhas, et nous-mêmes juste nous-mêmes sommes les Bouddhas vivants.

Zazen 9

On peut voir que Sekito et Baso étaient bien différents du bouddhisme indien, concernant Bouddha. Le zen traite le sujet différemment. Un moine vint trouver Ts’ian, qui était un des disciples de Baso, et lui demanda : « Quel était le corps qu’avait le Bouddha Vairocana à l’origine ? » Le maître répondit : « Auriez-vous l’amabilité de me passer la cruche à eau ? » Le moine la tendit à Baso. Celui-ci lui demanda alors de la remettre où il l’avait prise, ce que fit le moine. Mais croyant qu’il n’avait pas reçu de réponse à sa question, il demanda à nouveau : « Quel était le corps qu’avait le Bouddha Vairocana à l’origine ? » Le maître exprima son regret en disant : « Il y a bien longtemps que le vieux Bouddha a quitté ce monde ! » Toujours être présent dans l’instant, l’esprit de la vie quotidienne de Baso.

Houeï-lang demanda à Sekito :
 Qui est le Bouddha ?
 Vous n’avez rien de la nature de Bouddha.
 Et tous ces êtres qui vont et viennent partout ?
 Ils ont plutôt la nature de Bouddha.
 Comment se fait-il que j’en sois dépourvu ?
 Parce que, répondit Sekito, vous ne la reconnaissez pas vous-même.

Comme pour Eno, pour Sekito chacun possède cette nature de Bouddha, il lui suffit de la reconnaître lui-même. Ceci était également l’enseignement de Seigen : la voie consiste à tout trouver en soi-même, y compris l’étude de notre bêtise, tout l’éventail de nos désirs, nos tendances et préférences, notre esprit. Il faut comprendre que la voie est sous nos pieds, maintenant, sinon comment pourrions-nous comprendre où nous allons.

Sekito et Baso furent avec Eno et d’autres bien sûr les plus grands maîtres du Ch’an. Leurs enseignements sur l’esprit immédiat et sur l’esprit originel nous aident à faire le lien entre zazen et la vie quotidienne. Le zen ne consiste pas seulement à s’asseoir, le zen se trouve aussi dans chaque acte de notre vie de tous les jours. Ce sont deux formes de pratique qui vont ensemble, aussi n’y a-t-il aucune raison d’opposer ou de créer un fossé entre la pratique de zazen et le reste de la journée. Inutile de rester en zazen tout le temps, et ne pas négliger l’esprit originel, notre vie spirituelle, en chaque instant. Plus récemment Etienne disait : « Le zen c’est la vie. » Et Stéphane disait également : « Au centre de votre vie il y a zazen. Une vie sans zazen n’est pas le zen. »

Chaque époque a ses formes propres, qui dépendent de la culture de la société du moment. La Chine ancienne avait des mœurs plus rudes que notre Occident d’aujourd’hui. C’était aussi une époque où il y avait des ermites, tranquilles dans leur forêt. Aujourd’hui c’est différent. Surtout en Suisse disons-le. Les gens ont leur travail, des fois doivent commencer tôt, les moines ne sont plus seuls mais ont une famille, toutes les conditions ont changé. Bien sûr la pratique du zen soto reste la même, mais la vie n’est plus identique aux temps passés et donc pour beaucoup de choses il faut inventer. Inventer un emploi du temps qui le permette, négocier, il faut l’argent, s’occuper de tout, cela demande une grande énergie. Il faut donc aussi savoir gérer son énergie tout en portant sa voie spirituelle. On ne vit plus dans une hutte d’herbes que l’on pourrait poser où on veut, les difficultés ont changés. A l’époque du Ch’an aussi il y avait beaucoup de difficultés, trouver à manger, les massacres de certains empereurs, pas de chauffage, pas de lit, que du riz et encore. C’était aussi très difficile.

Avoir une grande certitude est essentiel, s’appuyer sur cette certitude et faire pour le mieux, non seulement pour nous mais autour de nous, pour l’humanité, être les gardiens d’une source spirituelle dans un monde de plus en plus matérialiste est très important, même si vous ne le réalisez pas à chaque moment. Si Bouddha, Sekito, Baso n’avaient pas été habités par une telle certitude, nous n’aurions pas aujourd’hui le bonheur de pouvoir pratiquer ensemble. Et si tous les patriarches, toute la succession des maîtres n’avaient pas eu cette profonde certitude également, nous ne serions pas ici. Comprenez que pratiquer ensemble ici est un vrai bonheur, c’est essentiel et ne pensez pas que vous avez dû prendre congé, que vous ne pouvez pas, profitez de ces instants de fraternité entre moines, nonnes et pratiquants.

La question de gérer son énergie pour le zazen et la vie de tous les jours est notre koan. Rassembler les deux, faire en sorte de créer à l’intérieur de nous un monde meilleur est une grande entreprise, un grand projet comme on dirait aujourd’hui. Et c’est bien pour tous les êtres, que cette pratique du corps et de l’esprit continue travers les siècles. Ne vous laissez pas attraper par le flux incessant des affaires coutumières mais concentrez-vous le plus possible sur cette pratique transmise depuis 2500 ans, Même si vous le réalisez pas toujours, continuez, toujours continuer, restez fidèles à votre être le plus intime, votre nature réelle de Bouddha. Et le monde finira par être plus spirituel, un monde dans lequel chacun peut vivre. Que cela prenne du temps n’est pas si important, laissons-nous porter par nos vœux de bodhisattva, sinon quoi faire dans le temps limité de notre vie qui passe si vite. Voilà, il suffit de décider et de suivre notre décision.

Zazen 10

Illumination silencieuse et énergie dans la vie quotidienne, ainsi qu’une grande attention développée dans ces deux pratiques, sont nos héritages de Sekito et de Baso en premier. Bien d’autres les ont suivis dans cette chaîne de transmission dont nous profitons aujourd’hui. Nous portons en nous-mêmes notre ermitage d’herbes, non pour nous y isoler mais pour approcher dans notre esprit le reflet de notre monde. Que notre pratique soit ouverte à tous les êtres, empathique, chaleureuse et pleine d’amour. La connaissance de nous-mêmes doit nous ouvrir au monde dans le souhait que chacun puisse se libérer de sa souffrance.

Je vote pour une pratique ouverte de zazen et non fermée. Dans le zen pas d’élus, tout le monde le satori, tout le monde au-delà du par-delà. Lorsque j’ai donné une conférence à l’EMS de la communauté juive, beaucoup de ces personnes avaient de la peine à entrevoir une voie spirituelle sans dogmes, sans révélation qui mettrait tout le monde sur une ligne devant Dieu ou Jahvé, pas de lois divines, des préceptes librement accueillis, en fait une liberté immense. Oui une grande liberté qui s’accompagne également d’une grande responsabilité. Nous ne pouvons que nous adresser à nous-mêmes, en toute sincérité et porter cette voie de bien avec l’humanité et avec humanité. Chacun porte son choix, celui de se lancer ou non dans la direction de la plus haute dimension humaine, personne ne lui en donne l’ordre et c’est tant mieux. Le zen n’est qu’un mot, notre comportement est la vie.

Dans la religion chrétienne chacun se situe dans l’amour du Christ. Dans le zen, il n’y a que nous, chacun de nous, pour donner cet amour. Il n’y a que nous pour dispenser la compassion, aussi disons-nous que nous sommes les Bouddhas du temps présent. Il n’y a pas de différence entre s’éveiller à soi-même et cela, car s’éveiller à soi-même dans cette voie spirituelle et s’éveiller à Bouddha, revient au même. Qui d’autre pourrait s’éveiller que nous ? Qui d’autre pourrait s’éveiller qu’un Bouddha.

Alors voilà ayez confiance en vous-mêmes, cultiver votre foi, occupez-vous de vous et des autres, menez une vie de bien. C’est ce que je nous souhaite à tous.

Conte

Dans la Chine ancienne l’empereur avait trois ministres parmi d’autres moins importants. L’un était le chef des finances et des ressources de tout l’empire, un autre était chef des armées impériales et le troisième était un moine zen. Chaque jour les deux premiers ministres se demandaient franchement à quoi le troisième pouvait bien servir. Ils ne voyaient vraiment pas pourquoi l’empereur l’avait nommé alors qu’il passait le plus clair de son temps soit à flâner soit à pratiquer zazen. Le moine d’ailleurs n’attachait aucune importance au fait d’être ministre, ce qu’il considérait comme entièrement accessoire et par conséquent refusait de jouir des pouvoirs de sa charge et de tous les avantages qui y étaient associés. Il préférait sa vie frugale et empreinte de spiritualité, restant modestement à l’écart de la cour bruyante.

Un jour l’empereur émit l’idée de faire construire un palais merveilleux qui impressionnerait ses voisins, raffermirait son pouvoir et son image dans les siècles futurs. Toute idée de l’empereur en ce temps-là se devait d’être réalisée même s’il l’avait émise dans un moment d’égarement imaginatif. Le ministre des finances se crut obligé de faire face à cette situation, si bien qu’il instruisit les gouverneurs locaux de lever des taxes qui permettraient à une armée d’ouvriers et de compagnons de construire ce palais. Les gouverneurs obéirent aux ordres du ministre et cupidement aussi se mirent à lever des taxes sur les cultures de riz énormes. Les paysans n’ayant que leur riz pour payer se trouvèrent en peu de temps dans un état de famine qui risquait d’envahir l’empire entier. La révolte grondait partout et cela arriva aux oreilles de l’empereur.

 Comment as-tu pu faire une chose pareille, lui demanda l’empereur.
 C’était pour suivre votre idée d’un nouveau palais.
 Qu’allons-nous faire maintenant ? Je ne peux pas faire la guerre à tous les gouverneurs locaux pour leur faire recracher leur riz.
Le moine qui se trouvait par hasard là dit à l’empereur :
 Faites venir tous ces gouverneurs au palais en leur promettant une grande fête pour l’anniversaire de votre règne.
C’est ce que l’empereur fit et tous les gouverneurs très fiers d’être invités arrivèrent avec des chariots remplis de cadeaux et de nourriture. A l’entrée du palais se trouvait le moine, tout simple en sandales de paille. A cheque gouverneur il dit :
 La cour du palais est assez petite aussi l’empereur vous prie de laisser vos chariots avec tout ce qu’ils contiennent à l’extérieur.
Bien entendu les gouverneurs ne purent refuser. Ils furent accueillis dans le palais et eurent le soir à la place du banquet promis une soupe de riz. Ils furent plutôt déconcertés mais comme l’empereur lui-même s’en nourrissait, ils n’osèrent rien dire. Le lendemain à nouveau une soupe de riz, mais la quantité de riz avait diminué. Il en fut ainsi jusqu’à l’avant dernier jour où ils n’eurent que de l’eau de riz. Toujours l’empereur ne faisait aucune remarque sur la nourriture qui lui était apportée, si bien qu’ils se la bouclèrent. Mais le jour du départ leur fut servi un bol plein de riz, qui les enchanta.
Lorsqu’ils trouvèrent leurs chariots à la place des cadeaux et des victuailles, ceux-ci ne contenaient qu’un sac de riz.
 Oui leur dit le moine, l’empereur a décidé de donner toutes ces choses dont vous n’avez plus besoin maintenant au peuple.Rentrés chez eux, comme ils avaient donné leur repas de choix en cadeau à l’empereur il ne leur restait que leur sac de riz et le riz qu’ils avaient volé aux paysans. Ayant marre du riz, ils le redistribuèrent, il fut mangé et semé à nouveau et la famine cessa.

Plus tard la guerre éclata entre l’empire et ses voisins. Le ministre de la guerre leva une armée et partit au combat. La bataille fut rude et beaucoup de soldats de l’empire moururent, mais ils arrivèrent à faire retraite sans se faire massacrer tous.
 Et s’ils réattaquent dit l’empereur, maintenant que nous n’avons quasiment plus de force.
 Nous combattrons quand même, dit le ministre.
 Très mauvaise option, dit l’empereur. Je crains que nous ne soyons perdus.
Le moine qui à nouveau écoutait sans se faire remarquer dit que peut-être il avait une idée. De bouches à oreilles il contacta tous les moines de l’empire en leur disant de se préparer à venir rapidement.

Evidemment un mois plus tard des rumeurs se répandirent, venant des confins de l’empire, comme quoi l’armée ennemie se préparait à attaquer la citadelle impériale. Le moine appela alors tous les moines. Le jour où l’armée ennemie arriva en vue de la citadelle, le moine fit ranger tous ses frères assis en méditation en un cordon empêchant toute entrée. Comme il y avait beaucoup de moines dans l’empire à cette période, ce fut quasiment une nuée de moines silencieux, immobiles, le crâne rasé qui fit face à l’armée ennemie, tous prêts à mourir.

Lorsque le général adverse vit cela, il hésita. Cette masse de moines, de religieux impassibles l’impressionnait plus qu’il n’osait se l’avouer. Il ne se vit vraiment pas massacrer tous ces moines sans défense pour pénétrer dans la citadelle. Et d’autre part massacrer des moines était d’un très mauvais présage. Ses soldats eux-mêmes étaient paralysés devant une telle montagne immobile. Les moines ne bougeaient pas et ne regardaient même pas les soldats, ils étaient là mais comme dans une autre dimension. L’armée ennemie en fait prit peur. Le général sentant qu’il ne pourrait pas ordonner à ses soldats de se lancer à l’attaque contre des religieux paisibles, décide de faire demi-tour, l’empire fut sauvé.

Comme l’empire avait été sauvé de la famine et de la guerre, le moine retourna alors sans rien dire à sa hutte de branchages. Il fit un petit geste de la main signifiant que si jamais on avait à nouveau besoin de lui, il serait d’accord de sortir de sa méditation pour aider tout le monde. L’empereur voulut lui offrir des présents que le moine déclina poliment, en disant que lui-même n’avait aucun mérite, qu’il ne s’agissait que de la force et de la foi religieuse qu’il portait en lui. L’empereur lui-même comprit et pendant son règne protégea les moines qui purent vivre en paix.

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