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Ombre et lumière : embrasser les contradictions

Chapitre 1

Dans les kusens précédents j’ai beaucoup parlé du moine, de l’ordination, aussi de ce qui concerne la carrière du bodhisattva, l’éveil, l’illumination, illuminer sa vie, tout le courant positif dans le sens du bien, aussi bien pour soi-même que pour tout le monde. Mais il est également dit que l’ombre des pins dépend de la clarté de la lune. Autant la Voie de tous les Bouddhas est une Voie de compréhension, d’éclaircissement, de transparence, il ne faudrait néanmoins pas croire que le Voie de Bouddha ne contiendrait que nos aspects lumineux. Pour véritablement faire face à une acceptation complète de la Voie du Bouddha il faut aussi voir l’ombre des pins si vous voulez, aussi voir l’obscurité, car il n’y a pas de lumière sans obscurité, et pas d’obscurité sans lumière.

Etienne le rappelait en disant : « Si vous voulez comprendre la vérité, vous devez comprendre la fausseté. Dans toutes les circonstances, dans tous les aspects de notre vie, la vérité éternelle existe. » Pourtant beaucoup de pratiquants de zazen pensent que la vérité éternelle n’existerait que dans l’illumination, que dans tous les efforts parfaits qu’un bodhisattva exerce au cours de sa vie et que le reste ferait partie des choses qui devraient être éliminées, enterrées et qui n’existeraient pas dans la voie spirituelle.

Souvent dans le zen, cette partie-là est appelée de façon modérée : les illusions. Comme on dit dans le langage courant : eh bien écoute mon vieux, tu te fais des illusions quand même ! Alors on se dit les illusions sont notre imagination galopante, ce que l’on croit, ce que l’on rumine, tout ceci dans notre mental et on pense que les illusions sont semblables à la merde de l’étang qui sert uniquement à faire pousser la fleur de lotus ; et on imaginerait même que lorsque toutes les fleurs de lotus ont poussé, elles ont bouffé toute la merde de l’étang et qu’il ne reste plus que l’eau claire. Voilà une illusion : croire que la Voie des Bouddhas ne contiendrait véritablement que l’eau claire. Si l’on fait ça, il y a le risque bien entendu de devenir un curé dénué de la joie de l’existence.

D’autre part je vous signale que si vous regardez la congrégation des maîtres récents aussi bien aux Etats-Unis qu’au Japon, vous vous rendrez compte que leur côté obscur – que ce soit dans la consommation d’alcool, ou les intrusions sexuelles avec toutes leurs disciples – n’a guère d’odeur de sainteté. Je sais bien pour certains maîtres on disait : bon il buvait quand même beaucoup, mais certains étaient possédés par l’alcool, ou possédés par leurs obsessions sexuelles. Alors les bien-pensants disent aussi avec raison : quand même, quand même ! Oui, quand même mais pourtant on ne peut pas négliger non plus la partie moins lumineuse de nous-même. On ne peut rejeter notre obscurité totalement dans le fonds de notre inconscient sinon cela va donner une telle macération que l’on va s’en trouver étouffé.

Tout ce côté de la force obscure peut-on dire qui nous habite quand même, que faut-il en faire dans l’élévation de notre humanité, dans la recherche de notre liberté entière ? Il faut en tenir compte, c’est comme une balance, si vous ne prenez qu’un seul côté de la balance alors vous avez l’illusion que vous êtes un bon moine, une nonne, un bon bodhisattva, bref à la limite un bon élève. Des fois quand on voit dans des films ou dans la rue un curé qui a l’air parfait, immédiatement on pense : ouh ! Là, là ! à l’intérieur ça doit puer un peu quand même et on imagine les fantasmes des curés. Tous nous avons cela. Et si on n’arrive pas à prendre tout ce côté avec nous, comprendre la fausseté, comprendre l’obscurité, comprendre l’ombre, comprendre la fange de l’étang, c’est-à-dire tous les aspects de notre vie, toutes les circonstances, pas seulement celles qui ont une odeur de sainteté, pas seulement le vent clair du printemps mais aussi les pets, et d’une certaine façon d’arriver à accepter tout cela, comprendre que cela fait partie de la vérité éternelle, le voir, l’accepter et aussi l’amener à la surface et l’illuminer et ne pas s’asseoir dessus non plus, alors manifestement nous ne pourrons comprendre tous les dharmas et encore moins les posséder. On a tous des idées sur la Voie, le moine, les maîtres. Justement comme moine on ne doit pas s’attacher à ça mais au contraire essayer de voir la vérité, de voir notre vérité. Car c’est seulement en affrontant notre vérité complète que l’on peut être libre.

On peut toujours faire semblant de porter un boulet et de dire mais non il n’y a pas de problèmes je peux courir très vite. Alors faire face à cette vérité-là et l’embarquer dans notre dimension la plus élevée. Si vous voulez c’est un petit peu comme l’alchimie, la transmutation des métaux, la transmutation de l’ombre. Elle restera toujours de l’ombre mais on verra et on profitera aussi de l’aspect transformé.

Etienne continue : comment faire pour que la vie entière devienne vérité, comment faire pour que toutes les circonstances de notre vie deviennent la Voie. Donc comment faire pour que tous nos aspects enfouis, cachés deviennent la Voie. D’abord il faut les voir, les accepter comme la vérité. Tous ceux qui les rejettent en pensant qu’ils ne doivent montrer que leurs aspects parfaits se trouveront non sur la Voie des Bouddhas mais sur la Voie de la perfection où ils finiront par sécher.

Tout cela fait partie de la liberté. On ne va pas couper la liberté en petits morceaux, lorsque l’on parle de la liberté, c’est la grande liberté qui contient tout. Alors elle contient également tous ces aspects.

Embrasser les contradictions. Une personnalité incapable d’embrasser les contradictions est étroite et étriquée dit Deshimaru. Le moins que l’on puisse dire c’est que nous avons tous des contradictions. Des fois on vit des choses alors qu’on voudrait vivre autre chose, on part sur des espoirs impossibles, par manque de discernement on s’embarque sur des bateaux qui prennent l’eau et on pense que la Voie ne serait que la douceur du printemps, le bateau naviguant calmement les voiles gonflées par les alizés, tout le monde est gentil : ça c’est le « New Age ». Ce n’est pas véritablement la vie. Donc le processus dans l’élévation de son humanité, c’est-à-dire la compréhension totale de tout ce qui fait l’être humain ou le Bouddha, passe également par la reconnaissance de l’ombre humaine et comme dans la pratique religieuse, on essaie de faire surgir beaucoup de lumière, il y a également beaucoup d’ombre qui va apparaitre. La laisser de côté serait à ce moment-là comme une Voie bien polie mais finalement de garage.

Chapitre 2

Vous devez embrasser les contradictions, disait Maître Deshimaru. Il ne s’agit pas uniquement de penser qu’il faut d’une façon ou d’une autre arriver à harmoniser son emploi du temps de la vie de tous les jours et la pratique de zazen, il ne s’agit pas seulement de penser qu’il pourrait y avoir contradiction entre notre vie commune avec nos occupations, nos soucis comme tous e gens de la rue, et notre dimension humaine, voire religieuse. A la limite ces contradictions-là sont simplement des questions d’organisation de l’emploi du temps. Ce sont des conditions réelles pour lesquelles il faut trouver une solution. Il est plus difficile alors d’embrasser ses propres contradictions intérieures.

Par exemple si je vous dis : vous êtes tous des êtres humains, vous pensez il n’a pas besoin de nous le dire, on le sait, c’est évident. Si je vous dis dans la pratique de zazen vous êtes tous des Bouddhas vivants peut-être allez-vous penser : pas tout à fait, parce que vous vous faites une idée de la Voie lumineuse, du bodhisattva parfait, du Bouddha transparent et il est possible que vous voyiez à l’intérieur de vous-mêmes tout une partie dans les profondeurs de votre âme, une partie peut-être plus obscure, que l’on appelle souvent l’ombre. Peut-être penseriez-vous alors que cette partie-là, telle le diable, vous empêcherait sincèrement de considérer que vous êtes des Bouddhas vivants. Là vous êtes en pleine contradiction entre votre aspect lumineux et votre aspect obscur. Vous avez mis le Bouddha vivant sur un piédestal et vous pensez parce que vous avez tous ces entrelacs un peu compliqués, humains, que vous êtes proches du Bouddha vivant mais que d’une certaine façon vous êtes toujours en train de vous essuyer les pieds sur le paillasson ; et vous n’entrez pas dans ce que vous croyez être la véritable vie religieuse. Si vous faites ça vous allez rester coupés en deux. Vous allez courir après une dimension parfaite que vous n’atteindrez jamais et vous vous priverez du plaisir d’être, disons, entiers et heureux avec ce que vous êtes.

D’abord le zen est assez différent du bouddhisme originel qui nous montre des dieux, des Bouddhas, des grands bodhisattvas, comme un peu les dieux de l’Olympe, et tout en bas de l’échelle il y aurait les crétins, les mendiants, les peureux, les égoïstes et toute la fange humaine. Le zen ce n’est pas ça. Le Bouddha vivant est simplement à voir avec tout ce que nous vivons sans en rejeter une partie. Ce serait comme si vous disiez que les seules belles journées sont celles où il fait beau, et refusiez les jours d’orage, d’obscurité et de pluie. Alors qu’en elles-mêmes les journées ensoleillées existent et qu’en elles-mêmes les journées de pluie existent aussi et l’orage n’est pas à comparer avec le ciel bleu. L’orage c’est l’orage.

Kodo Sawaki a dit : « Nous avons besoin d’apprendre le sens de notre vie. Comprendre sa confusion, le fait qu’elle est incomplète et hasardeuse. Nous devons nous installer dans notre vie. » Il ne s’agit donc pas de courir après un Bouddha mais bien de s’adresser à soi-même, d’embrasser ses contradictions, c’est-à-dire prendre avec soi, accepter sa confusion, sa vie incomplète, ses aspects obscurs et considérer que tout cela fait partie de notre vie et que c’est avec tout cela qu’existe notre vérité éternelle. Ne pas penser que seules les choses qui sont bien font partie de notre vérité éternelle et que les autres devraient rester cachées dans les chiottes. Ne pas penser que notre dimension la plus élevée ne serait que le grand philosophe, l’alchimiste, le découvreur du ciel et de la terre mais accepter que notre dimension la plus élevée se trouve également dans toutes les circonstances de notre vie.

Nous avons tous des karmas différents. Dans les jours fastes le karma, on s’en fout, il n’apparaît pas ou nous croyons qu’il n’apparait pas. Lorsque cela commence à devenir un peu compliqué le karma apparaît avec également tout ce qui nous plaît pas et qu’on voudrait bien sûr changer. Alors il y a une différence entre essayer d’améliorer la vision de son esprit ou de changer dans l’instant, de couper dans l’instant son karma, et de le refuser parce qu’obscur. Si vous faites ça vous le renvoyez aux oubliettes et toute façon un jour ou l’autre il ressortira et vous attaquera. Pour couper son karma il faut le comprendre d’abord. Comprendre ce qui se passe tout en ne le refusant pas comme diabolique sinon que pourrions-nous faire. C’est là un peu, si vous voulez, qu’il commence à être plus difficile d’embrasser les contradictions. Il y a des multitudes de karmas. On peut  voir des karmas de violence, des karmas incestueux, des karmas alcooliques, des karmas de domination et de peur. On peut aussi en voir des très bons d’ouverture. Mais pour changer ce karma de toute façon un jour ou l’autre il faut l’affronter. Là si vous vous dites : bon, tout ceci n’a rien à voir et n’est pas Bouddha, alors c’est le monde de la souffrance. Il vous sera difficile de vivre avec vous-même. Comprenez bien que la Voie est de comprendre le sens de notre vie, comprendre aussi tout ce qui est incomplet ou qui n’est pas très reluisant : la honte, l’ombre.

Bouddha n’était qu’un homme. Et donc rien de tout cela ne lui a été épargné. Lorsqu’il a commencé à enseigner il a cherché à aider tous les gens, à les encourager justement pour changer leurs habitudes nocives. Mais il ne leur a jamais dit, à aucun d’eux, qu’ils ne méritaient pas de profiter de la Voie spirituelle. Cette histoire de Bouddha c’est quand même un problème dans la pratique religieuse parce que les gens n’arrivent pas à accepter qu’ils sont comme ils sont et que c’est comme ils sont qu’ils portent la Voie. Ils cherchent toujours ailleurs. Ils cherchent la Voie mais ne voient pas qu’elle se trouve dans toutes les circonstances de leur vie. Au pire ils pensent que la Voie n’existe que quand ils s’asseyent dans un dojo pour pratiquer zazen. Bien sûr elle existe aussi ici, mais aussi dans tout le contexte de notre existence, à chaque instant.

Embrasser les contradictions est également prendre soin de soi-même, ne pas s’échapper d’une partie de soi-même, ne pas négliger une partie de soi-même, prendre soin de tout aussi bien de la lumière que de l’ombre, aussi bien de la belle fleur de lotus que de la merde au fond de l’étang, pour retrouver l’intimité complète que l’on peut avoir avec soi-même. Sinon on vit à côté. On vit comme quelqu’un dans les bandes dessinées, le capitaine Haddock dans Tintin, qui d’un côté a le diable qui lui dit : vas-y, vas-y, bois cette bouteille de whisky et de l’autre côté l’ange lui dit : non, non, n’y touche pas. Et donc comme être humain entre les deux on risque d’être facilement perdu. Autant s’installer dans une vision intérieure de nous-même de tout ce que nous sommes.

Devenir moine n’est pas seulement devenir un être compassionné, parfait, gentil, mais c’est la totalité de nous-même qui devient moine, avec tout ce que nous sommes. D’abord il faut accepter. La première chose à faire avec l’ombre de soi-même c’est de l’accepter, de la sortir du réduit au fond du couloir et de s’en occuper pour apprendre le sens de notre vie, et pouvoir se trouver dans notre vie comme dans notre propre maison. Petit à petit alors l’esprit peut devenir tranquille. « Votre propre vie, dit Etienne, est la demeure de Bouddha, la vérité la plus haute. » Ce n’est pas une vérité impossible à attraper, c’est ce que nous sommes si nous arrivons à accepter et aussi à changer simplement ce que nous sommes. Ça c’est la vérité la plus haute, la demeure de Bouddha. Immédiatement.

Chapitre 3

En zazen on considère que lorsque le corps est tranquille en équilibre, qu’on laisse le mental se calmer on joint une forme de vacuité : la présence du corps et de l’esprit naturel. Il y a quand même une petite chose dans le zen, la pratique de zazen, dont il ne se préoccupe pas trop. Le zen est issu de la pratique des pays de l’Asie et nous le pratiquons avec la culture européenne, avec notre façon d’être, avec notre karma, ce qui explique peut-être que le zen ne s’occupe pas beaucoup de ce qui peut surgir émotionnellement de l’inconscient en zazen. Cela se passe sinon comment expliquer que tout à coup quelqu’un par exemple n’arrive plus à respirer ou se mette à vomir. Une fois nous avons eu une dame qui après deux zazen s’est mise à vomir. Impossible de l’arrêter il a fallu l’emmener à l’hôpital. Elle avait énormément de choses dans sa vie à dégueuler. Et donc évidemment pour un moine dont la conscience sincère est d’établir la paix du corps et de l’esprit et même au-delà de lui-même, pacifiant son monde il peut arriver également que le torrent intérieur vienne pour écrouler le château de cartes.

Par exemple deux pôles peuvent surgir : la colère ou la tristesse. Il peut se passer que dans le zen les choses sont assez réglées, les rites, le comportement, les manières, la forme sont très importantes. Si vous allez à Eihei-ji par exemple tout est réglé comme du papier à musique, la façon de marcher, la façon de tenir le livre des soutras, le temps où il est possible d’aller aux toilettes est restreint. En plus il faut obéir, c’est très japonais, si bien que si vous êtes comme moi au bout de deux jours il y a quelque chose qui coince, ça va plus, vous vous retrouvez dans la position incontrôlable du moine qui a envie de crier : ça me fait chier et de partir tout de suite. Et pourtant en même temps vous êtes assis en zazen, tranquilles.

Lin-chi dit la phrase suivante : « Notre existence véritable est au-delà de toutes choses. Que la terre et le ciel s’écroulent, cela ne m’étonne pas. Que les diables de l’enfer surgissent, je n’ai pas peur. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de raison d’éviter quoi que ce soit. » Alors ce genre d’explosion intérieure peut arriver à n’importe qui, un peu comme si les diables de l’enfer surgissaient, l’enfer intérieur, que le ciel s’écroule, et que le calme soit impossible à rétablir, que le souffle se bloque et que la tempête déferle, à ce moment-là il n’y a aucune raison d’éviter ce qui se passe.

Sur les émotions humaines on ne peut pas mettre des règles comme rentrer du pied gauche, abandonner les pensées, on ne peut pas les faire rentrer dans une camisole comme si forcément toujours la pratique de zazen devait nous rendre pacifiés. On peut aussi être assailli par le doute ou par la peur. Tout ceci arrive à tout le monde. Et donc soit vous rejetez tout cela en pensant que c’est contraire et destructeur de la Voie pure et transparente du zen des patriarches, à ce moment-là la contradiction fondamentale et rude va s’installer et vous allez souffrir. Soit vous comprenez que toutes ces choses font partie de la vie, qu’elles font aussi partie de ce qui peut être déclenché par la pratique du corps et de l’esprit qui permet également aux diables de l’enfer de sortir, pas toujours mais cela peut arriver des fois. Là ne pas considérer que cela ne devrait pas faire partie de la Voie mais que la Voie englobe tout et que notre existence véritable est au-delà de toutes choses, c’est-à-dire au-delà de la simple paix, au-delà des tempêtes, et que par notre karma personnel, universel, notre vie, nous avons à l’intérieur un monde très diversifié avec beaucoup de tendances, des voix contradictoires : comme avoir envie de quelque chose et au même moment ne pas le vouloir, envie de tas de choses et en même temps avoir peur du changement. C’est avec tout cela que nous pratiquons de façon vivante et non pas purement régie par un code, une posture qui serait alors moulée, mais au contraire souple, flexible, et l’image de l’intégralité de nous-mêmes.

Une chose importante est d’essayer de connaître un peu ça. Tout à coup en zazen vous êtes attrapés par la colère ou vous êtes attrapés par la peur, ou attrapés par la tristesse de la vie, ne l’évitez pas, ne les enfouissez pas pour ne pas les voir mais au contraire essayez de comprendre pourquoi. Petit à petit, de plus en plus profond, comprendre soi-même parce qu’une partie de ce que vous avez véritablement compris peut être oubliée mais ne vous faites pas d’illusions non plus on ne comprend jamais tout. C’est pour cela que dans la Voie des Bouddhas, même les bodhisattvas possèdent ce que l’on appelle des relents. Ils possèdent encore à l’intérieur d’eux des dharmas non maîtrisés, des sentiments qui restent collés à l’intérieur, tout n’a pas disparu, tout n’est pas que calme et tranquillité. Il y a encore un peu de tempêtes. C’est pour cela que les bodhisattvas restent humains. Comme la voie de bouddha est une Voie humaine, c’est avec toute cette humanité que nous la vivons. Il ne s’agit pas d’en rejeter une partie ou une autre.

Vous voyez cela n’a rien à voir avec le fait de penser qu’il s’agirait de devenir parfait, d’être un bon disciple, d’être un moine qui n’amènerait aucune critique, qui serait lisse comme un caillou de la rivière, non. On vit aussi bien avec la fleur de lotus qu’avec la fange de l’étang. Si vous refusez la fange de l’étang, si vous ne voulez pas la voir, d’abord elle restera toujours là et finira par vous éclabousser. A la fin ce qui risque d’arriver, même si vous l’aimez, c’est que le lotus se fane et tombe. Et même si vous ne les aimez pas, les saloperies d’herbes de l’étang pousseront quand même. Alors il faut embrasser ses contradictions et pratiquer avec toute sa vie, pas seulement avec la partie propre et oxygénée mais avec tout.

Chapitre 4

En ce qui concerne la lumière et l’ombre, on ne peut pas dire que l’une est la vérité et l’autre la fausseté car il y aurait le risque de nier les relations de cause à effet. Suivant les personnes certaines pensent qu’elles maîtrisent tout et d’autres au contraire pensent qu’elles ne maîtrisent rien du tout. Et le karma ? Dans le monde plus moderne, on pourrait dire que certains aspects du karma viennent se nicher dans l’inconscient.

Quelques mots sur le karma : le karma c’est l’action. Pour que les choses se marquent dans l’histoire individuelle ou de façon plus large dans l’histoire de l’humanité, il faut qu’il y ait quelque chose qui se passe, qui s’imprime. Lorsque l’on pense faire quelque chose, il s’ensuit une action qui de près ou de loin fait suite à cette décision. Si vous pensez tuer quelqu’un, vous n’allez pas le faire mais votre attitude vis-à-vis de cette personne va changer et vos actions, vos paroles risquent de traduire cette pensée, aussi éloignée fut-elle de la réalité. Ces actions vont alors constituer du karma qui va se transmettre. Si vous restez au niveau d’une pensée éthérée qui apparaît et disparaît non suivie d’une quelconque action, comme un feu follet, cela n’a pas d’influence sur le karma. Pour qu’il y ait création de karma il faut qu’il y ait quelque chose qui se passe.

Mais néanmoins il ne faut pas négliger la relation inévitable entre les causes et les effets. Désirer faire du mal à quelqu’un est une cause. Et cette cause générera un effet. C’est pour cela qu’Etienne disait : il ne faut pas créer des causes. Dans les dojos, dans les sangha, particulièrement il faut faire attention à ne pas générer de causes, car celles-ci inévitablement sont suivies d’effets. En ce qui concerne le karma, existe toute la chaîne individuelle, toute l’histoire de quelqu’un, de ses ancêtres, de tout ce qui a été transmis, de tout ce qui aboutit jusqu’à nous ; il y a également nos actions à nous qui génèrent du bon ou du mauvais karma pour les générations futures. A chaque instant nous avons le choix et la liberté d’agir. Le karma n’est pas comme un moule dans lequel chacun serait prisonnier, mais au contraire un ensemble dynamique que nous modifions sans cesse.

Dans le monde du karma individuel il y a ce que l’on sait et ce qui n’est pas apparu dans la conscience, qui reste latent dans notre inconscient personnel.

Le bouddhisme mahayana a introduit la notion de karma universel, de l’humanité, étant donné que le karma des uns et des autres n’est pas séparé. Ainsi lorsque nous modifions notre karma, nous agissons également sur le karma de l’humanité, pas complètement bien sûr. Néanmoins il est différent après qu’avant. Inversement nous sommes également sensibles au karma de l’humanité. Nul besoin de faire allusion à des vies antérieures ou des renaissances, on parle de notre vie. Ce karma humain peut également être conscient ou inconscient, un inconscient collectif.

Que peut-on alors trouver dans le bouddhisme ancien qui se rapprocherait de la notion d’ombre ? Ou une telle notion n’existe-t-elle pas dans ce courant spirituel ? Les bonnos ? Ce ne sont pas vraiment les désirs, car on ne fait rien sans désir, mais plutôt les addictions, par exemple à l’argent, au sexe, à l’alcool, au jeu. Dans ces cas les gens sont conscients de ce qu’ils font mais leur partie d’ombre les pousse à faire cela alors même que consciemment ils savent que c’est très mauvais. Ou alors les obsessions inconscientes plus difficiles à cerner consciemment. Il y a aussi des choses encore plus profondes et puissantes, que l’on peut appeler bonnos aussi, les désirs inassouvis, existentiels qui ne se réalisent pas ou que l’on n’arrive pas à réaliser. Ceux-ci restent cachés à l’intérieur et nourrissent notre part d’ombre. Pour tout cela le moine n’est pas différent de qui que ce soit. Il fait face à ses bonnos intérieurs, son ombre.

Dans le zen on considère que les bonnos c’est mauvais si on les entretient. Ou alors on en rigole. Néanmoins ils empêchent la liberté de la personne, c’est vrai. Le plus grand problème serait alors de ne pas vouloir les voir, de les refuser comme diaboliques et les enfouir en soi-même, de les tasser au fond du sac de façon à ce qu’ils n’apparaissent pas à l’air libre. Au contraire il faut essayer de les voir clairement, de les accepter pour pouvoir essayer de faire quelque chose, car c’est une partie très profonde qui existe et à laquelle nous ne pouvons échapper. Cela fait partie du grand travail de la connaissance intérieure de façon à créer un monde dans lequel nous puissions agir, c’est-à-dire connu. Sinon nous risquons de nous heurter constamment à nous-mêmes, comme une guêpe qui veut sortir et qui passe son temps à taper contre la vitre.

Dans la pratique de la Voie il faut aussi abandonner l’idée d’idéal, comme si tout devait être magnifique et  accepter que la pratique de la Voie est également s’occuper de la fausseté, des bonnos, de l’ombre tout en gardant de la compassion pour soi-même. Ceci est important parce que si vous vous préoccupez de vos profondeurs intérieures mais que vous oubliez la compassion pour vous-mêmes, vous allez vous créer une grande souffrance. Aussi faut-il aborder ce côté qui est normal dans la compréhension de soi-même avec humilité, en gardant cette intimité avec soi-même et en protégeant notre humanité ; en comprendre les causes et les effets et considérer ce processus comme un processus de connaissance. Il serait très difficile de faire cette démarche à partir d’un point de vue accusatoire.

Lorsque Dogen dit : comprendre la Voie est se comprendre soi-même, cela comprend aussi tous ces aspects, pas seulement la surface, mais bien plus profond. Pas seulement la fleur de lotus, pas seulement l’eau, pas seulement les feuilles déposées au fond de l’étang mais plus bas encore, la vase. Parce qu’elle fait partie de nous-mêmes, c’est normal. A partir de là, comprendre soi-même est s’oublier soi-même. Cela veut dire que si nous arrivons à accepter et à comprendre les causes profondes de nos actions, générés par des causes, nous pourrons alors arrêter d’en être prisonniers et pourrons nous oublier nous-mêmes, oublier notre ego. Ceci donne alors lieu à une ouverture au monde, ce que l’on appelle être certifié par toutes les existences.

Contrairement à ce que des personnes pourraient penser que l’étude profonde de soi-même n’aurait qu’un but d’amélioration personnelle, de nombrilisme, cette compréhension-là de notre âme, de notre être, est faite pour un moine dans le but de pouvoir s’ouvrir entièrement aux êtres, d’enlever tous les cadenas de ses bonnos, de ses diables intérieurs de façon à être libre pour tous. Il ne s’agit pas de ne voir que la surface où tout pourrait paraître bien. Cela fait penser à des romans policiers où quelqu’un enterre sa victime. Personne n’est au courant, rien ne se passe pendant dix, vingt ans et puis tout à coup Dieu sait pourquoi il descend dans le jardin et merde : une main est sortie de la terre. Il sait alors d’avance ce qui va se passer : le cadavre va être déterré avec la longue cohorte des conséquences. C’est la même chose : on peut cacher notre ombre pendant longtemps dans les profondeurs de notre esprit mais un jour ou l’autre une main sortira de la terre et tout le bataclan viendra à la surface. Là alors on devra s’en occuper.

Pour terminer ces quelques remarques sur la partie obscure humaine que portent en eux tous les moines et les nonnes, il s’agit bien d’une démarche dans le sens de comprendre et s’oublier soi-même et d’être certifié par tous les êtres.

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