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Maître Unmon

Zazen 1

Le bouddhisme, et donc le chan, n’est pas issu d’un livre mais d’une action silencieuse, immédiate et intime, une transmission au-delà tout mot. Bouddha fit tourner une fleur entre ses doigts et Mahakashyapa sourit, seul, en regardant Bouddha. Ils se virent l’un l’autre dans un clin d’œil, une confrontation directe. Cet esprit continua jusqu’à nos jours, au-delà de tous les sutras, de tous les kusens du monde, de tout ce qui peut être dit ou expliqué ; il perdure dans les ordinations et est certainement présent entre les compagnons de la Voie. Pendant cette semaine de sesshin certainement, cet esprit nous touche tous, ensemble entre chacun de nous continuons cette intimité que nous espérons un jour être partagée par tous les êtres.

Bouddha ne réfléchit pas, son geste coula de soi, comme un instant de vie qui apparaît librement, Mahakashyapa le vit au-delà de son esprit, il entra en lui sans aucune barrière et il sourit. Cette liberté dans l’instant qui peut jaillir à tout moment, au-delà de toutes les règles monastiques qui furent inventées plus tard, provient de la source de notre être directement. Dans le chan cette légèreté s’est transmise par les actions naturelles des patriarches et de tous ses adeptes en en faisant un art de vivre. L’esprit, notre liberté innée coule comme une rivière et notre esprit ne s’attache sur rien. Ceci amène la joie, l’humour, et le bonheur. Sa source est sans forme, naturelle, juste l’apparition d’être vivant à chaque instant.

Fayen donne une bonne définition du chan : « Le chan ne repose pas et n’est pas soutenu par les prémisses qu’il y a une doctrine à transmettre. Ce n’est qu’une question d’enseignement direct qui nous ramène à l’esprit humain, la perception de son essence et la réalisation de l’illumination. » Aussi le chan prit-il des fois une grande distance par rapport aux formes. Elles paraissent d’ailleurs souvent abruptes, iconoclastes et incompréhensibles au raisonnement. Mais tout cela demande une grande connaissance immédiate de son esprit qui est souvent acquise après des années et des années de pratique. Aussi ne faudrait-il pas croire qu’il est possible de se conduire n’importe comment sous prétexte que tout serait naturel. Encore faut-il avoir acquis cette délicatesse, ce naturel, cette spontanéité intérieure, une perception indépendante et libre de toutes copies.

Pendant cette sesshin je voudrais vous parler un peu de Maître Unmon, qui donna naissance à l’une des cinq écoles du chan. C’est vraisemblablement avec Lin-chi, le maître zen le plus abrupt, le plus dépouillé dans sa conception de la Voie du chan, le plus surprenant, comme un coup d’éclair dans un ciel tranquille. N’oubliez pas que chez Unmon tout cela lui était naturel et qu’il avait vécu de longues années à approfondir sa compréhension, à s’étudier lui-même, à faire preuve de réflexion profonde, jusqu’à ce que jaillisse en lui cette spontanéité qui le caractérise. Le satori immédiat surgit bien des fois après des années d’études progressives. Unmon s’adresse donc en des gestes, paroles et actions qui sont comprises par ceux qui ont dépassé cette période d’apprentissage. Néanmoins il en est rafraichissant. Vous pouvez donc tenir compte de son esprit mais ne l’imitez pas, lui-même n’a pas imité qui que ce soit. Prenez donc librement ce qui peut vous être utile, ce que vous ressentez comme joyeux pour vous mais ne gobez pas tout. Ce fut sa vie, riche et libre, chacun a la sienne. Le principe du chan repose sur la créativité, celle de tous, sa transmission repose bien sûr aussi sur la créativité de ses maîtres.

Le zen et le chan sont comme un diamant qui possède de multiples facettes. Selon comment on le regarde des traits de lumière différents peuvent jaillir. Il ne s’agit pas de penser que certains sont plus brillants que d’autres, mais cela n’empêche pas de les regarder tous. Comme disait le père de Marie : « Regarder ne coûte rien », raison pour laquelle nous entrons aussi des fois dans des boutiques hors de prix, ce qui comporte toujours un risque. N’ayez pas peur d’aborder tous les aspects du zen, détendez-vous, il n’y a rien de spécial à faire. Laissez votre esprit s’écouler comme un cours d’eau, ne vous accrochez à rien et le ciel s’ouvrira.

Je me posais la question avant d’aborder ce que je voudrais partager avec vous, car j’essaie surtout de m’enseigner moi-même sans avoir la prétention de vous coller une nouvelle vérité issue du chan : que pourrais-je bien leur dire alors qu’en fait il n’y a rien à dire et que ce ne sera que des mots. Comme disait Ikkyu : « Je voudrais t’offrir quelque chose pour t’aider, mais dans le zen, nous n’avons pas la moindre chose. » Alors au milieu de nos essais modestes de compréhension, au milieu de nos règles monastiques, de nos doutes parfois de nous-mêmes, de notre vie différente, agitée, de bonheurs et de malheurs, peut-être un parfum de légèreté, d’humour, d’abandon, de spontanéité naturelle, pour empêcher que le zen ne devienne une affaire trop grande, trop absolue et trop sérieuse.

Cela n’a vraisemblablement rien à voir avec ce que je dis mais j’ai trouvé ce poème d’Ikkyu que je trouve si adorable, si loin de toute pratique rigide et aussi si proche de la vie et de la liberté du chan :

Quatre-vingt ans, moine aux cheveux blancs,

Chaque nuit Ikkyu chante encore à autre voix

Au ciel et aux nuages

Car elle s’est donnée à lui librement,

Ses mains, sa bouche, ses seins,

Ses longues cuisses humides.

Dans le chan rien ne peut choquer un esprit libre. Alors soyez prêts à vous envoler avec Unmon.

Zazen 2

Unmon, de son nom chinois, Yün-men Wen-yen est né aux alentours de 860 de notre ère dans le Chekiang, probablement d’une famille très pauvre et fut placé dès son plus jeune âge comme novice dans un temple Vinaya. Il fut vite reconnu pour sa grande intelligence et son exceptionnelle éloquence. Dès qu’il eut acquis l’âge requis il eut la tête rasée et devint moine. Il passa alors plusieurs années avec son maître et étudia profondément les textes de la branche bouddhiste Vinaya.

Le Vinaya est le corps de textes bouddhiques ayant trait aux pratiques de la communauté monastique, le sangha. Il constitue, avec le dharma, l’essentiel de l’enseignement que le Bouddha laissa à ses disciples dans son testament. Sa partie principale est constituée de l’ensemble des nombreuses règles qui régissent la vie monastique. La tradition prétend qu’aucun vinaya n’était nécessaire quand le Bouddha enseignait, lorsque les moines étaient encore peu nombreux ; il s’avéra indispensable face à la baisse générale de la qualité des disciples avec l’expansion de la communauté monastique. Ce serait juste après la mort du Bouddha, en entendant le moine Subhadra se réjouir de pouvoir vivre désormais plus librement, que Mahakashyapa aurait décidé de convoquer le premier concile pour faire réciter par Upali les règles du Vinaya Pitaka. Néanmoins Ananda, qui était le principal dépositaire des paroles du Bouddha, aurait négligé de se faire préciser desquelles il s’agissait, alors toutes les règles furent conservées

Cependant il réalisa que toutes ces règles ne répondaient pas au problème vital de son être. Il alla donc voir Mu-chou, un disciple d’Obaku. Dès que Mu-chou le vit il lui claqua la porte au nez. Unmon frappa alors à la porte et Mu-chou demanda : « Qui es-tu ? » Lorsqu’ Unmon lui dit son nom Mu-chou lui demanda : « Qu’est-ce que tu veux ? » Unmon répondit : « Je ne suis pas encore éveillé au problème vital de mon propre être, et je suis venu quémander votre enseignement. » Mu-chou ouvrit alors la porte mais après l’avoir regardé la ferma à nouveau. Dans les deux jours qui suivirent, Unmon renouvela sa demande et fit la même expérience. Alors le troisième jour, lorsque Mu-chou ouvrit la porte Unmon le coinça. Mu-chou l’attrapa et lui hurla : « Parle, parle ! » Comme Unmon se creusait la cervelle pour trouver quelque chose à répondre, le maître le flanqua dehors en disant : « Quel stupide exercice des vieilles reliques du Vinaya Pitaka » et il referma la porte si rapidement qu’il écrasa le pied d’Unmon. Ce fut son initiation au chan. Mu-chou lui recommanda alors d’aller voir Seppo.

Lorsqu’Unmon arriva dans le village au pied de la montagne il rencontra un moine et lui demanda s’il allait au monastère. Il lui demanda alors de présenter un message à l’abbé mais comme si ça venait de lui-même et non de moi, dit-il. « Dès que tu arrives au monastère et que tu vois l’abbé entrer dans la salle où tous sont rassemblés, avance toi immédiatement, frappe dans tes mains et dis-lui directement en restant debout : Oh, pauvre vieil homme ! Pourquoi n’enlèves-tu pas la chaîne qui pend à ton cou ? ». Bon le moine agit exactement ainsi mais Seppo sentit immédiatement que ces paroles n’étaient pas siennes. Il descendit de sa chaise, attrapa le moine et lui cria : « Parle ! Parle ! » Le pauvre moine ne savait pas quoi dire, alors Seppo le repoussa et dit : « Ces mots ne sont pas les tiens ! ». Le moine insista alors Seppo dit à ses assistants de venir avec des cordes et des bâtons. Le moine terrorisé confessa alors : « C’est vrai ces paroles ne sont pas les miennes. Ce sont celles d’un moine du Chekiang que j’ai rencontré au village et qui m’a dit de parler ainsi. » Alors Seppo dit ã toute la communauté : « Allez, tous en tant que vous êtes, au village pour accueillir celui qui est destiné à être le guide spirituel de cinq cents personnes et invitez le à venir ici. »

Le jour suivant, Unmon monta au monastère. Lorsqu’il le vit l’abbé lui demanda : « Comment êtes-vous arrivé à votre état présent ? » Unmon ne dit rien mais il baissa la tête. A cet instant précis ils se virent les yeux dans les yeux. Alors Unmon resta plusieurs années avec Seppo, sous la conduite duquel il connut de plus en plus les profondeurs du chan, jusqu’au jour où Seppo lui remit la transmission du dharma.

Unmon alors voyagea, laissant toujours une profonde impression derrière lui. Finalement il arriva à Ling-shu. Il y avait un abbé mais curieusement celui-ci avait toujours laissé sa chaise inoccupée, parlant souvent de quelqu’un qui devait venir et qui dirigerait l’assemblée des moines. Le jour où Unmon devait arriver, l’abbé ordonna à ses moines de sonner la cloche et de se rendre à la porte extérieure du monastère pour y accueillir leur nouveau dirigeant. Ils y allèrent et rencontrèrent alors Unmon. L’abbé en place démissionna et le prince de Kuang donna l’ordre à Unmon de prendre sa place.        Lors de l’inauguration, le prince vint en personne et dit à Unmon : « Votre humble disciple vous prie de l’instruire. » Unmon lui répondit alors : « Devant vos yeux, il n’y a aucun autre chemin. » Pour Unmon il n’y a qu’une seule voie, pas de nombreuses voies. Mais est-ce bien la voie à laquelle il pensait ? La réponse à cette question contient tout l’enseignement d’Unmon.

Pour Unmon la seule voie est celle de la réalisation de soi-même, pour la simple et unique raison qu’il n’existe aucune voie qui mène à soi-même qui soit extérieure à soi-même. Etienne aussi a dit cela : « Dans le zen chacun s’adresse à soi-même. A la fin le véritable enseignement est l’enseignement de soi-même à soi-même. » Avant de réaliser cela Unmon avait étudié à fond le canon pali, connu Mu-chou et passé des années avec Seppo, comme Etienne passa des années proche de Maître Deshimaru. Souvenez-en vous quand vous approcherez son enseignement direct, décapant et sauvage : il avait des années d’étude et de pratique dans le corps et l’esprit, sa tuile avait été polie pendant de longues années.

Personne ne peut voler un miroir, il apparaît spontanément à un moment ou un autre dans la vie.

Zazen 3

Unmon insiste donc sur la propre réalisation de soi-même. Il dit : « Si je vous faisais une déclaration qui vous enseignerait comment atteindre immédiatement le chan, de la boue serait déjà répandue sur le sommet de votre crâne. Alors même que si l’on vous arrachait un seul cheveu cela vous ferait comprendre tout ce qu’il y a au monde, ce ne serait cependant toujours que comme couper sa propre chair pour en panser un furoncle. Pour attraper le chan, vous devez en faire l’expérience. Si vous ne l’avez pas expérimenté, ne prétendez pas le connaître. Vous devez vous retirer à l’intérieur de vous-même et chercher la base sur laquelle vous pouvez vous tenir debout ; ainsi vous découvrirez ce qu’est la vérité. Même pas la plus petite explication provenant de l’extérieur ne peut être utile à vous révéler votre propre éveil intérieur. Chacun de vous doit se dédier au travail de sa propre réalisation. Lorsque le grand travail, la grande affaire, démarre et s’installe, alors plus aucun effort ne sera requis de votre part. Vous serez immédiatement semblables aux Patriarches et au Bouddha. ».

Aujourd’hui beaucoup de personnes prétendent connaître le bouddhisme, le zen. Ils l’utilisent à toutes les sauces, comme dans des grandes compagnies, pour augmenter leur concentration et leur efficacité. Même dans les sangha, sous prétexte qu’ils sont là assis sur leur zafu en écoutant plus ou moins le bavardage de quelqu’un d’autre, bien des pratiquants se conduisent comme s’ils connaissaient l’essence du chan et se répandent en opinions, en remarques sur toutes choses, à la place d’entreprendre le travail de leur vie et découvrir leur vérité. Ils croient malheureusement qu’ils peuvent comprendre le chan par procuration. Il y a un grand fossé entre regarder un match de foot à la télévision et crier qu’on a gagné, et courir soi-même sur le terrain.

Etienne disait la même chose : « Devenez maîtres. » Bien sûr pas maîtres des autres mais de vous-même. Ainsi si vous croyez qu’un grand maître va venir vous expliquer le monde du chan, ou la dimension de votre vie, alors vous n’êtes pas sur la bonne piste. Tant que vous n’êtes pas maîtres de vous-mêmes, vous obtenez des explications de seconde main et qui le restent. Pour tirer un enseignement de tous les phénomènes que nous vivons, il vaut mieux être maître de sa propre compréhension. Après dès que la vue s’éclaircit, alors une grande partie du travail se fait tout seul. Cela peut paraître iconoclaste ou arrogant mais en fait tous les maîtres du chan l’ont répété, aucun d’eux n’a dit que personne n’avait le droit et le bonheur de se trouver lui-même et de trouver la liberté.

Un jour un de ses disciples, c’est-à-dire un moine qui pratiquait avec lui, demanda à Maître Unmon : « Quelle est la chose la plus urgente pour moi ? » Unmon lui répondit : «  Faire face à celui qui a peur de ne pas savoir. » En fait vous êtes vivants, vous pratiquez zazen, alors il ne vous manque rien. Si vous abandonnez vos illusions, vos schémas mentaux que vous avez-vous-mêmes mis en place et qui limitent votre liberté, si vous cessez de croire au paradis, mais suivez simplement le cours de la rivière tout en faisant preuve d’efforts et d’audace, votre espace s’ouvrira, la porte de la caverne aux mille trésors se débloquera et vous pourrez y puiser naturellement. L’éveil de soi-même n’est guère chercher à devenir quelqu’un d’autre, à s’obstiner à trouver une ou la vérité, mais surtout d’abandonner vos idées fausses et limitatives, alors la véritable liberté apparaît. Dogen utilise cette image : « Si vous creusez un étang, ne le faites pas en attendant que la clarté de la lune s’y reflète, Creusez-le et naturellement la lune s’y reflètera. »

Donc aussi faire face à celui qui a peur de ne pas savoir. J’entends souvent des personnes dire : moi je suis totalement réfractaire aux mathématiques et à la physique, je n’y comprends rien. Elles pourraient aussi bien dire : moi je suis totalement réfractaire à l’éveil, je n’y comprends rien. Ou bien : je ne deviendrai jamais maître, il y a trop de choses qui m’échappent, je ne sais pas vraiment quoi mais je le sens. C’est bien dommage. Piger ça vient beaucoup plus facilement quand on travaille, aussi ne passez pas votre temps en vain. Finalement votre esprit reflètera la clarté de votre illumination innée. Pour tout cela vous ne pouvez pas vraiment penser que vous pourriez l’obtenir juste en suivant quelqu’un d’autre. Même si tout cela n’est que du théâtre, vous devez en être les acteurs. L’enseignement est juste des pistes que vous pouvez prendre si vous voulez. La carte de géographie n’est pas le terrain. Vous devez vous forger votre compréhension indépendante.

Justement comme je ne peux rien vous offrir en fait, ni vous enseigner ce que vous devez trouver en vous-mêmes, je préfère utiliser le terme de compagnons de la voie. Je ne suis maître, du moins je l’espère, que de moi-même, comme vous l’êtes de vous-mêmes si vous arrêtez de nier ce que vous êtes, des bodhisattvas, des bouddhas vivants. Que serait le zen ou le chan s’il n’y avait qu’un seul bouddha mort. Faites face alors à celui qui a peur de ne pas savoir.

Dans les écrits de Kafka, il se trouve en face d’une grande porte, je me souviens plus très bien de l’histoire exacte. Ne vous arrêtez pas sur le seuil, même si quelqu’un comme Mu-chou risque de vous l’envoyer sur le pied. Ayez le courage d’entrer seuls et de pénétrer dans l’espace inconnu, lâchez le mât auquel vous vous agrippez. Sinon un jour, comme le temps file comme une flèche, la vie se chargera de vous dire : cette porte n’était là que pour toi et maintenant je la ferme et je m’en vais. Ainsi Unmon dit : « Vous devez vous retirer à l’intérieur de vous-même et chercher la base sur laquelle vous pouvez vous tenir debout ; ainsi vous découvrirez ce qu’est la vérité. »

Comment faire ? Quoi faire ? On essaiera de voir un peu ça pendant le zazen suivant. Entretemps il y a d’autres choses à faire, qui également nous apportent un grand enseignement sur nous-mêmes. Ne négligez rien, restez attentifs aux instants de votre vie.

Zazen 4

Abandonner le corps et l’esprit. Abandonner les objets, le corps et l’esprit comme objets, et laisser leur présence naturelle apparaître. Tout cela commence d’abord par la posture du corps. Inutile que je vous dise comment faire j’imagine, mais plutôt ce que presque inconsciemment vous pouvez réaliser, ce à quoi vous devriez tendre de façon à ne pas juste vous poser comme un sac de patates.

La posture en équilibre est la première chose. Si votre corps est en équilibre, alors vous n’avez pas besoin de vous en occuper de façon particulière, il est stable par lui-même, aucune crainte à avoir qu’il faille constamment chercher comment se tenir, essayer de trouver sa vraie place, avoir peur et être gêné d’être à côté de la plaque, comme un imposteur pratiquant une voie spirituelle qu’il ne saisit pas. Au début oui, il faut faire attention de bien se positionner, mais ensuite il suffit juste de contrôler inconsciemment que notre équilibre subsiste. Votre corps est là, bien sûr et on n’en sort pas – faut pas délirer non plus – mais il disparaît comme objet, le corps devient juste une présence forte de par lui-même, il existe librement et vous n’avez plus besoin de vous en occuper vraiment. C’est ce qu’on appelle abandonner le corps.

Ensuite occupez-vous de votre respiration. Heureusement dans la vie de tous les jours, nous n’avons pas besoin de nous soucier de notre respiration si nous sommes en bonne santé. On respire et c’est tout, aucune attention particulière n’est requise. En zazen nous prenons soin de notre respiration, nous sommes conscients du va et vient du souffle et de tous les mouvements du corps qui y sont associés : les côtes qui s’élargissent, les poumons qui gonflent, l’air qui passe dans la gorge, et la descente de l’expiration dans le ventre, les organes qui se lâchent, un sentiment de descente dans un puits sans fond. En observant votre respiration, votre expiration, votre conscience naturellement pénètre votre corps. Les deux vivent ensemble, corps et conscience. La respiration devient conscience du corps, vous respirez naturellement, elle existe d’elle-même, elle a disparu comme objet d’étude. Cela fait partie d’abandonner le corps aussi.

En ce qui concerne l’esprit il faut admettre que c’est généralement plus difficile. Chacun de nous peut être pris à l’occasion par des histoires imaginaires, un film intérieur, une gamberge du diable, pris entre éveil et mi sommeil. Ça peut arriver à tout le monde, l’esprit tourne tout seul, tout notre être est pris dans ce rêve, on vit ailleurs, et on rate ces instants d’existence, perdus dans ces paradis artificiels. Pas grave, mais il faut faire attention à ce que cela ne devienne pas une habitude, car ce n’est pas ce qu’on entend par zazen. Les pensées sont comme des objets, si vous les attrapez, les étudiez et réfléchissez, comme si le matin vous pensez à organiser votre journée ou que le soir les activités passées vous reviennent en mémoire. Votre esprit est occupé à se concentrer sur des objets. Et vous ratez la présence de vous-mêmes, vous êtes à nouveau à côté de la plaque.

Au début il faut faire un effort de contrôler son imagination. Si vous vous laissez prendre au commencement de zazen par votre imaginaire galopant, c’est plus difficile de renverser la vapeur après. Donc au début prenez trois grandes respirations par la bouche pour vous oxygéner d’un coup comme un plongeur en apnée et effectivement plongez. Enlevez les objets, laissez votre esprit tranquille, évitez que des mots ou des images s’imposent dans votre conscience, restez avec un cerveau à l’état latent, éveillé mais tranquille. N’essayez pas de trancher le mental ou de l’annihiler non plus, mais simplement de le laisser suivre son cours sans lui prêter aucune attention. Alors hishyrio apparaîtra tout seul, l’esprit abandonné. Lorsque tous les objets, les concrétions mentales sont abandonnées, que reste-t-il ? Reste le sujet, la présence naturelle de votre être, une intimité directe avec vous-même, la réalisation de votre être, corps, esprit, respiration ne sont plus entravés, prisonniers de concepts, d’idées toutes faites, de soucis, ou de quoi que ce soit ; le corps, la respiration et l’esprit sont libres. Rien ne peut vous satisfaire davantage, vous n’avez même plus conscience que vous aviez couru après beaucoup de miroirs aux alouettes, vous êtes présents dans votre vie à chaque instant.

Ceci a une grande influence sur votre vie, sur votre art de vivre, sur votre façon de voir le monde, car ayant connaissance de l’abandon du corps et de l’esprit, vous avez de moins en moins tendance à vous attacher à tout, fric, sexe, amour, reconnaissance, pouvoir, enfin toutes les choses qui pourrissent la vie de l’humanité entière si on s’y attache. Ce parfum de liberté vous accompagne. C’est une dimension encore plus ouverte : tenir et lâcher à la fois, agir et abandonner en même temps, jeu et illumination mélangés. Comme il est dit dans le Mokushoka : alors les rivières coulent jusqu’à l’océan, le rêveur s’éveille, le lotus fleurit, sujet et objet s’influencent mutuellement, lumière et obscurité dépendent l’une de l’autre. Le reste n’est que des auxiliaires de la Voie, à ne pas négliger bien sûr, mais ne sont pas l’essentiel.

Un dernier point sur la réalisation de soi-même. Vous avez compris j’espère que c’est principalement un processus d’abandon et donc d’ouverture au monde et non un repli sur soi-même en s’engluant à vouloir connaître son ego, le maîtriser pour avoir finalement plus. Si vous construisez des barrages intérieurs pour endiguer votre courant d’éveil, alors pas de chance, vous creuserez mais pas votre liberté et risquez de terminer prisonniers d’une montagne de fer. Si vous vous isolez de votre monde, comment alors pourrez-vous l’illuminer. Ouverture au monde donc, profitable à l’œuvre du bodhisattva.

Ne cherchez pas le chan à travers mes mots mais atteignez directement l’éveil, la réalisation de vous-mêmes, ouverts, compassionnés, et libres.

Zazen 5

Unmon continue : « Parce que la racine de votre foi est si superficielle et que votre karma démoniaque est si lourd, alors il surgit soudainement en vos pensées une forte volonté, vous saisissez votre bol à aumônes et vous vous préparez à voyager dans des milliers d’endroits différents. Laissez-moi vous demander : Que vous manque-t-il ? Tous les hommes ont leur propre nature de Bouddha. Mais même si elle se trouvait en face de vos propres yeux, vous la manqueriez. »

Vous voyez qu’Unmon n’y va pas avec le dos de la cuillère. En passant je vous voudrais vous livrer l’un de ses plus terribles sermons, juste pour vous donner une idée que dans le chan certains maîtres furent de véritables iconoclastes, sauvages, attirés uniquement par le tao absolu. Un jour il fit allusion aux instants qui suivirent la naissance de Bouddha. Il est raconté qu’alors Bouddha, une main pointant vers le ciel et l’autre pointant vers la terre, fit sept pas en tournant en rond et en regardant les quatre directions et déclara : « Au-dessus et au-dessous du ciel, moi seul suis l’Honoré. » Unmon raconta donc cette histoire et ajouta : «  Si j’avais été témoin de la scène, je l’aurais sonné à mort d’un seul coup et donné sa viande aux chiens qu’ils la mangent. Ceci aurait été quelque contribution à la paix et à l’harmonie du monde. » Voilà. Le chan n’a vraiment pas grand-chose à voir avec le bouddhisme indien, mais est beaucoup plus influencé par le taoïsme. Mais Unmon reste quand même une spécialité dans le chan. En Hollande on peut manger un plat indonésien, le rijkstaffel. Il y a plusieurs petits bacs avec des légumes et de la viande, en général huit. Le premier est doux, comme certains autres maîtres du zen, et puis plus on avance plus il y a de piment. Le dernier est vraiment hyper épicé. Unmon peut être comparé à ce plat-là. On aime ou on n’aime pas mais rien n’empêche de goûter, on n’est pas obligé de tout gober. Au moins ça change, comme l’air du large quand on sort des eaux tranquilles du port.

Inutile dit Unmon de voyager dans des milliers d’endroits différents. Il veut avec cette phrase faire allusion à une forme de tourisme spirituel, essayer de multiples méthodes en croyant que finalement l’une d’elles vous apportera sans efforts l’illumination ou quelque chose, comme si à la base il vous manquait ce quelque chose. Mais quoi ? Regarder en vous-mêmes. Nous voudrions tous posséder et garder notre confiance en nous, être clairvoyants sur toutes choses, tranquilles et satisfaits en zazen, mais le zen n’est pas une extinction, n’a rien à voir avec une sorte de coma de la vie, bien au contraire. Tout cela nous le possédons mais nous ne nous en rendons pas compte la plupart du temps.

Si chez vous vous cherchez vos clés. Peut-être allez-vous dire : je les ai perdues. En fait vos clés ne sont pas perdues, elles sont juste là mais vous ne les voyez pas. Tout à coup vous les voyez, vous dites je les ai trouvées, ouf, je ne les ai pas perdues. Elles ne l’ont jamais été. L’éveil c’est un peu semblable, il est là en chacun, mais même s’il était devant vos yeux peut-être ne le verrez-vous pas. On parle de réalisation de l’éveil, de la réalisation d’une existence. Réaliser veut dire à la fois se rendre compte et rendre réel. Si vous vous rendez compte du simple fait que vous êtes déjà éveillés, alors vous rendez cet éveil réel dans votre vie et cela vous la change radicalement. Bien sûr vous êtes toujours le même, mais tout est différent, c’est un autre art de vivre ou la découverte d’un art de vivre.

C’est si simple et pourtant des fois cela met des années et des années à voir cela. Dans la vie chacun met du temps à épuiser son karma. Au début on est très influencé par notre naissance, notre milieu, et puis par notre éducation, le monde de nos parents, nos espoirs qui naissent de ce monde-là. Unmon appelle donc cela notre karma démoniaque car il nous aveugle à notre propre libération. Ensuite quand on prend de la graine, qu’on s’envole, le monde s’ouvre à d’autres dimension, notre vie prend un cours plus différent, on s’extrait un peu des sables mouvants de notre karma. Cela prend la vie et c’est le mouvement de la vie.

Dans la pratique d’une Voie spirituelle c’est similaire. Au début on suit un enseignement, on a des idées transmises auxquelles on croit dur comme fer en rejetant les autres comme hérétiques, on peut même s’attacher à un maître – ce qui est différent de l’aimer et de l’écouter avec tendresse – et puis soit soudainement, soit graduellement nos yeux s’ouvrent aussi à d’autres horizons. Inconsciemment on découvre alors notre Voie spirituelle, à la fois issue de tout ce que nous avons emmagasiné et de ce que nous avons découvert, inventé aussi. Et puis on décide que c’est comme ça, c’est-à-dire qu’il n’y a rien à gagner, rien après quoi il faille continuer à courir, que tout est transparent et impermanent. Alors pourquoi s’attacher à quoi que ce soit. Unmon s’adresse à ces gens-là. Cela ne veut pas dire que le reste doit être négligé, les efforts, une discipline intérieure puissante dans la pratique, augmenter notre compréhension, ouvrir notre esprit par de multiples méthodes, mais savoir aussi que tout cela ne peut être poursuivi dans l’idée d’accrocher quelque chose. Si vous abandonnez au départ vous ne faites rien. Pour abandonner valablement, il faut d’abord faire quelque chose. Pour ne pas s’y attacher, il faut alors également l’abandonner.

Vous croyez peut-être qu’il vous manque quelque chose. Non, il ne vous manque rien. Tenez votre propre bol dans vos mains, secouez votre propre sac de peau, ouvrez vos propres yeux, laissez tomber votre guenille de mendiant ou votre manteau de roi, disait Etienne, et faites face à celui qui n’a pas peur.

Zazen 6

Pour changer je vais vous raconter une histoire qui n’a pas vraiment à voir avec tout ça mais aussi un peu.

Un jour dans l’ancienne Chine, un moine encore assez jeune décida de quitter son monastère et de partir à l’aventure. Son but était de chercher quelqu’un qui puisse lui dire quel était le but ultime du bouddhisme. Plusieurs fois il avait testé l’abbé de son monastère mais il considérait que chaque fois l’abbé lui avait à vrai dire répondu à côté, et donc il partit avec ses rares habits et son bol, et une paire de sandales de paille de rechange.

Le chemin qui descendait de sa montagne était caillouteux si bien qu’en fin de journée il décida de s’arrêter dans un temple de village où il espérait pouvoir loger. Il y trouva un vieux moine de la secte de la Terre Pure qui récitait des sutras seul dans une petite salle. A son âge, se dit-il, encore à avoir le courage de pratiquer tout seul, certainement ce vieux moine doit connaître le secret du bouddhisme. Il décida de rester et demanda l’hospitalité pour la nuit au vieux moine. Le lendemain matin il prit son courage à deux mains et lui demanda :

  • Quel est le but ultime du bouddhisme ?
  • Renaître dans la Terre Pure du Bouddha Amida, lui répondit le moine.
  • Ah ! Mais que faut-il faire alors ?
  • Récite le nom d’Amida Butsu, avec un cœur pur et remets-toi en à sa magnifique compassion. Ainsi renaîtras-tu dans la terre de rétribution. Cela demande une grande patience mais cette pratique elle-même ouvrira ton esprit à la vérité du bouddhisme.
  • Merci beaucoup, répondit-il et il partit.

En chemin il décida de pratiquer ce que lui avait conseillé le vieux moine et répéta tout en marchant le nom d’Amida Butsu. Au bout de quelques jours, traversant des plaines et des montagnes, le rythme de sa marche se calqua sur son mantra si bien qu’il avançait avec une grande facilité et ne sentait plus les cailloux du chemin à travers ses sandales de paille. Tout content il atteignit un autre village.

Un imposant temple situé sur une colline dominait le village. Peut-être m’accueilleront-ils, pensa-t-il, et il s’y dirigea.

Il fut reçu très poliment par le gardien qui lui dit qu’il pouvait passer la nuit dans la salle des visiteurs. Un peu choqué d’être traité de visiteur, et n’ayant aucun autre moyen de dormir quelque part, il se résolu à dormir dans la salle des visiteurs. Il y rencontra un jeune moine étranger, tout enthousiaste, qui lui parla en termes élogieux de l’abbé qui dirigeait ce grand monastère. Cet étranger avait d’ailleurs fait des milliers de li pour venir le trouver, mais comme étranger il n’était pas encore admis dans le dojo des moines. Bon, se dit-il alors je ne suis pas le seul, et il récita le nom d’Amida Butsu avant de s’endormir. Le lendemain le gardien vint le chercher car l’abbé désirait le voir.

Il fut introduit dans une grande salle magnifique, ornée de peintures et de superbes calligraphies. Un Bouddha géant recouvert de feuilles d’or trônait sur l’autel, et le meilleur encens brûlait dans des cassolettes. L’autel était en bois précieux et était orné de pierres rares venant des confins de la Chine. Ah, se dit-il, pour avoir un aussi beau temple, certainement ici les gens doivent connaître le secret du bouddhisme. L’abbé était assis sur une chaise majestueuse et se tenait bien droit. Le moine s’avança et lui demanda :

  • Dans mon voyage, j’ai rencontré un vieux moine qui m’a dit que le but du bouddhisme était de répéter constamment le nom d’Amida Butsu. Je remarque que dans votre vénéré temple, vous ne pratiquez pas cela. Quel est alors le but ultime du bouddhisme ?

 

  • La terre pure est maintenant, lui dit l’abbé. Avec les dons généreux des grands de ce royaume, nous faisons beaucoup de cérémonies en l’honneur du Bouddha, des patriarches et nous respectons strictement les préceptes de la voie bouddhique. Par ces exemples, nous enseignons la population à respecter un mode de vie spirituel. Nous passons notre vie à cela, voici notre but ultime. Nous célébrons également des mariages, des enterrements et faisons l’aumône aux villageois et ainsi par notre exemple de pureté nous les sauvons de l’ignorance.

 

Le lendemain lorsqu’il partit le moine était toujours pénétré de la grande ferveur qui était née en lui au contact de tous ces moines si concentrés sur leur mission et respectant les lois bouddhiques avec une foi inégalable. Il rêvait en pensant à tout cela, ce qui l’amena sans efforts dans le village prochain, où il discerna un temple assez modeste, en bois, mais personne aux alentours. Il s’approcha mais toujours il ne vit personne, il y avait un grand silence comme si le temple était inhabité.

Il essaya une porte qui s’ouvrit, passa quelques couloirs et vit dans une grande pièce de nombreux moines assis en silence. Personne ne bougeait, aucune parole, ils étaient tous tourné contre le mur, à part un seul qui pratiquait sa méditation face aux autres. Pour ne pas déranger il s’assit de la même façon dans le couloir et attendit. Dans son monastère initial ils pratiquaient bien l’assise mais pas de cette façon, aussi impressionnante. Il se dit : ceux-là doivent assurément connaître le secret du bouddhisme. Lorsque la séance de méditation fut terminée, il demanda s’il pouvait poser une question à la personne qui faisait face aux autres. Sûrement, lui répondit-on, demain vous en aurez l’occasion. Passez la nuit ici, mais réveillez-vous à trois heures du matin pour le zazen. Vu l’heure indiquée, sa curiosité ne fit qu’augmenter, car avec une telle énergie et certitude, ces moines allaient certainement lui livrer le but ultime du bouddhisme, même si pour cela il fallait se lever à trois heures du matin. Il s’endormit rapidement sur le sol.

Le lendemain, devant tout le monde, celui qui était l’abbé l’appela vers lui et lui dit :

Maintenant vas-y pose-moi ta question, c’est ce pourquoi tu es là, non ?

    • Quel est le but ultime du bouddhisme ?
    • Il n’y a pas de but, seulement zazen.

  • Mais le bouddhisme est large, j’ai rencontré un vieux moine de la Terre Pure qui m’a dit qu’il fallait réciter le nom d’Amida Butsu, ensuite j’ai rencontré l’abbé d’un monastère très important où les moines étaient proches de la population et l’aidaient beaucoup, et là vous me dites que seul existe zazen en silence dans un village perdu. Je ne vois pas bien comment comprendre cela.

 

  • Si tu cherches le but ultime du bouddhisme, tu ne peux le trouver que par toi-même à l’intérieur de ton esprit. Ne t’adresse pas à moi, mais à toi-même.

 

Je suis bien avancé pensa le moine. A quoi bon avoir fait tout ce voyage pour entendre cela. Néanmoins il était fortement impressionné par l’attitude de tous ces moines et se demanda s’il ne devait pas en fait rester ici quelques temps. Mais il repartit car il se sentait proche de son but mais pas encore tout à fait, quelque chose manquait mais il n’arrivait pas à trouver quoi. Je continue encore un peu se dit-il.

En chemin il rencontra un moine qui portait une brassée de bois mort. Pourquoi ne lui demanderais-je pas après tout se dit-il. Il l’aborda donc sans savoir qu’il était Maître Unmon :

  • Quel est le but ultime du bouddhisme ?

Alors Unmon jette le bois sur le sol et dit :

  • La totalité du canon bouddhique n’enseigne que cela !

Il se défit d’un coup de ses conceptions et put finalement s’ouvrir aux sutras, au zazen, à tous les êtres. Il oublia son voyage et commença tout cela où il se trouvait.

Zazen 7

Je continue avec Maître Unmon qui s’exprime ainsi : « Ne laissez pas les autres vous tromper et vous diriger. Dès que le vieux maître commence à parler, vous avalez ce qu’il dit, comme des mouches en train de se battre pour déglutir du fumier. Vous vous rencontrez à trois ou cinq et vous engagez dans des discussions sans fin. Quelle pitié, mes frères ! Nos anciens maîtres n’ont pu s’empêcher de laisser quelques phrases derrière eux pour vous aider à gagner quelque compréhension du chan. Ces mots doivent être laissés de côté. Vous devez être indépendants d’eux et redresser votre propre colonne vertébrale. N’est-ce point la Voie de la vérité ? Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous ! Le cours du temps ne vous attend pas. Lorsque vous expirez il n’y a aucune garantie que vous inspirerez à nouveau. Comment pouvez-vous perdre votre temps avec des choses aussi inutiles ? Vous devez faire attention et être conscients ! Prenez bien soin de vous ! »

Il faut bien comprendre que tout enseignement est salvifique et ne peut prétendre exprimer la vérité. Sorti d’un homme, ou d’une femme, il ne pourrait qu’être la manifestation de la vérité de celui ou celle-ci. Aux personnes qui suivent aveuglément un enseignement à la lettre, il s’agirait effectivement de leur dire de réfléchir par eux-mêmes. Mais à ceux qui prennent leur propre et unique vérité pour le monde entier du chan, il faudrait alors les rendre attentifs à ne négliger aucun enseignement de qui que ce soit. Les mots anciens doivent être laissés de côté, c’est-à-dire à nouveau ne pas avaler les enseignements des anciens patriarches à la lettre. Cela me rappelle ma mère qui me disait : Ah oui et alors s’il te disait d’aller te jeter au lac, est-ce que tu irais ?

Bien au-delà il s’agit de voir à la fois sa vie, son indépendance et l’apport de tout enseignement qui peut y être apporté, sinon c’est le sangha des moutons muets, comme le disait Stéphane. Et laisser de côté les choses inutiles. C’est-à-dire qu’à la fois il s’agit de profiter d’autres expériences et à la fois d’intégrer sa propre foi, son être, sa propre compréhension provenant de sa propre expérience. Inutile de négliger les cartes de géographie, elles sont très utiles dans le repérage, mais par ailleurs jamais elles ne vous indiqueront le chemin que vous devez prendre ni les choix que vous devrez faire. Les histoires de tigre font peur aux enfants, dans la vie chacun doit affronter ses propres tigres. Et pour moi le chan, le zen, n’est nullement séparé de la vie, il en est l’intérêt lui-même, le jeu, la détermination et la dimension insondable.

Mais Unmon est aussi poétique. Un de ses disciples lui demanda :

  • Quelle est l’idée fondamentale du bouddhisme ?
  • Lorsque le printemps vient, l’herbe devient verte d’elle-même.

On voit aussi qu’Unmon apprécie ce qui est naturel dans la Voie, spontané, libre, l’enseignement silencieux, beauté et légèreté, tout ce qui nous relie à une vérité absolue. Mais alors franchement il combat les discours imbéciles de tous ceux qui ouvrent la bouche sans délicatesse, dirais-je. Il combat tout ce qui peut être personnel, pour lui impur et en fait table rase.

Il peut être aussi très direct :

  • Qu’est-ce que le tao ? demande un moine.
  • Fous le camp !
  • Je ne comprends pas. Expliquez-moi.
  • Ton jugement est très clair. Pourquoi devrais-je en exprimer un autre ?

Ou légèrement plus énigmatique :

  • Quelle est la signification du fait que Bodhidharma soit venu de l’ouest ? Ce qui veut dire quelle est l’essence du chan ou quelque chose comme ça.
  • Cherche la pièce de monnaie où tu l’as perdue dans la rivière.

 

C’est-à-dire ne cherche pas ailleurs. C’est assez surprenant; tous les maîtres ont exprimé la même chose depuis Eno et pourtant beaucoup de gens encore attendent une vérité que quelqu’un d’autre pourrait leur dévoiler. Mais pourquoi ? Peut-être parce qu’il est plus facile de suivre une voie qui nous est expliquée, que de porter en soi-même la Voie des Bouddhas et des patriarches, plus facile d’exécuter que d’être responsable, plus facile de s’accrocher à un mât que de le lâcher et sauter dans le vide, plus facile d’écouter que de dire quelque chose qui ne soit pas stupide au regard du chan et d’Unmon, plus facile d’être un bon élève que de réfléchir par soi-même, plus facile d’être apprécié par l’extérieur que d’aller seul, plus facile d’être dans un groupe que d’affirmer sa liberté et plus facile de courir sur les sentiers battus que de se créer un passage dans la jungle. Et pourtant si vous voulez pénétrer l’essence du chan, vivre de façon éveillée et consciente à chaque instant, illuminer vos jours par un art de vivre naturel, il n’y a pas d’autre solution que de le réaliser vous-même.

Le chan a précédé les règles monastiques introduites plus tard au Japon. Avec la période japonaise, ce parfum de liberté totale a été un peu noyé dans un édifice de conventions et de routines. Mais tout fait partie du bouddhisme, le bouddhisme indien, tibétain, chinois, coréen, japonais et occidental. Alors c’est bien de les connaître un peu tous, après chacun a sa préférence selon ce qui l’attire. Personnellement avant le shiho, je voulais créer un mouvement appelé la Baze : la Branche Anarchiste du Zen Européen, alors j’aime beaucoup le sutra de Vimalakirti, les maîtres du chan comme Lin-chi et Unmon. Il a quand même fallu que je me calme de façon à ne pas attirer faussement des personnes qui ne comprendraient pas. D’autres préfèrent les bodhisattvas volants ou les grands temples sérieux, c’est normal. Mais tous portent en eux-mêmes cette foi, cette énergie vitale, cette joie inexprimable, cette compréhension infinie et indicible, tout ce que je vous souhaite et que je me souhaite aussi.

« Quelle est la Voie ? », demande un disciple. Unmon lui répond : « Oui. » Etienne disait : « Qu’est-ce que la foi ? La foi c’est dire oui c’est vrai. »

Zazen 8

Tous nous ne désirons aucunement perdre notre temps. Dans la vie pour chaque petite chose nous n’avons pas une autre chance, aussi ne faut-il pas manquer ce que la vie nous offre. Ce n’est pas une question négligeable bien au contraire. Il nous faut être attentifs et trouver par nous-mêmes. Mais quoi ? Plusieurs maîtres chan demandaient à leurs moines : qu’est-ce que c’est ? Les pauvres restaient muets et donc ils leur filaient des coups de kyosaku. Ou bien ils disaient quelque chose, naïfs et bien intentionnés et ils recevaient des coups de kyosaku. Pas de chance.

Unmon lui leur demande : « A part s’habiller, manger, aller aux toilettes, uriner, qu’y a-t-il d’autre à faire ? Il n’y a aucune raison pour vous de créer tellement d’illusions. A quoi cela sert-il ? » Oui effectivement vu comme ça on peut se poser la question, pourquoi au nom du ciel générons-nous tellement d’illusions, de barrières, de difficultés ? C’est une vraie question, un vrai koan. Vous ne trouverez la réponse dans aucun texte, tout ce que vous pouvez faire est ce long travail de libération qui va avec la vie. Même si vous avez atteint l’autre rive et êtes libres, vous devrez à nouveau traverser pour vivre la vie d’un homme véritable. Dans le document daiji, remis au cours du shiho, il y a les bouddhas qui ont précédé Bouddha Shakyamuni. Lorsque la ligne du sang arrive à la fin de la lignée elle remonte aux bouddhas des anciens kalpas, mais elle redescend aussi, car le moine retourne vivre avec ses frères humains.

Tout le monde s’habille, mange et va aux toilettes, alors qu’elle est la différence. Pourquoi faut-il faire tout ce chemin de réalisation de vérité pour se retrouver à s’habiller, manger et aller aux toilettes. Y a-t-il une différence quelconque. Répondre non n’avance à rien. Répondre oui, d’accord, mais est-ce bien vrai ? Une des réponses est dans le non-attachement. Tout le monde vit des bons et des mauvais jours. L’homme éveillé aussi mais il dit : chaque jour est un bon jour. Il y a une histoire adorable. Un moine demande à son maître :

  • Y a-t-il quelque chose qui surpasse le Bouddha et les patriarches ?

Faut-il en fait encore faire quelque chose de plus. Y a-t-il autre chose que notre vie normale. On veut toujours aller plus loin, plus de croissance, plus vite dans un monde qui devient tourbillonnant. Alors le moine voudrait bien savoir si même au-delà des Bouddhas, il y a quelque chose, ou si l’état de Bouddha est la fin. Comme les personnes qui s’intéressent au grand éveil, à l’illumination cosmique mais qui ne sont pas fichus de nettoyer les toilettes derrière elles. Ou alors : l’espace est-il fini ou infini ? S’il est fini, où alors s’arrête-t-il ? Et qu’est-ce qu’il y a plus loin ? Rien ? Mais quoi rien ? Et s’il est infini, alors jusqu’où va-t-il ?

Bon donc il lui demande si quelque chose est au-delà des Bouddhas.

  • Oui, répond le maître, les petits pains au lait.

Le chan est également un art de vivre, le plaisir dans l’instant. L’attention à chaque instant n’est pas forcément une charge, quelque chose de lourdingue à laquelle on doit se consacrer, elle est toute simple. Les petits pains au lait, la guen-maï, les deux sont bons, mais peut-être vous préférez les petits pains au lait avec du beurre, de la confiture ou du miel, ou encore meilleur avec du Cenovis. Ok, ce n’est pas une raison de ne pas se réjouir également de la guen-maï.

Prenez simplement soin de vous-mêmes et de la Voie qui vous habite.

Zazen 9

Unmon fut le fondateur d’une des cinq écoles du chan. Les quatre autres sont les écoles Soto et Rinzai qui sont les seules qui ont perduré jusqu’à notre époque, l’école de Fayen et celle de Igyo. Unmon lui-même eut quatre successeurs, dont trois n’ont pas développé de lignée. Entre le IXème siècle et le XIème siècle, la lignée de Lin-chi fut la plus nombreuse. Toutes sont issues à la base d’Eno, le sixième patriarche avec lequel le chan a commencé à fleurir. Durant ces époques plusieurs maîtres étaient contemporains, selon l’endroit où ils vivaient. La Chine est grande et il y avait de la place pour tout le monde.

Tout l’enseignement d’Unmon n’a pas été gardé bien qu’il fut d’une grande éloquence, car il n’a jamais permis à ceux qui l’écoutaient de prendre des notes. « A quoi cela peut-il bien servir d’enregistrer mes paroles et d’attacher vos propres langues ? ». Il est dit qu’il hurlait et chassait quiconque qui voulait garder une mémoire de ce qu’il disait. Mais son intendant s’habillait d’un kolomo en papier et secrètement a pris note sur celui-ci de l’enseignement d’Unmon. C’est pourquoi nous avons gardé trace de ses dires. Pourtant Unmon continua toujours d’enseigner, mais en même temps il prit toujours soin de rappeler que la véritable réalisation du chan dépendait de l’éveil intérieur de chacun. Il est marrant de constater que l’enseignement si particulier et donc si précieux d’Unmon est arrivé jusqu’à nous grâce à un intendant qui portait des kolomo en papier. Ce fut une coutume à un moment donné de faire ça, cela certainement vous rendait très attentifs. Il fallait constamment faire gaffe de ne pas le déchirer. Avec des kolomo en papier, certains d’entre vous seraient depuis longtemps à poil !

Donc parmi ce qui a pu être conservé de Maître Unmon, il est rapporté : « Ne perdez pas votre temps à ne rien faire ! Une fois que vous avez perdu votre humanité vous ne pouvez jamais la retrouver. Ceci n’est pas une question à négliger. » On dit également : cela prend des années pour faire un honnête homme, mais juste un instant pour en faire un voleur. Garder son humanité dans notre pratique concerne une multitude d’attitudes, cela englobe toutes les actions bonnes ou malheureuses que nous faisons chaque jour. Il suffit des fois d’un moment d’inattention pour détruire un monde harmonieux, et toc nous le voyons et sommes complètement navrés, honteux des fois, on le regrette mais c’est trop tard. Une parole en l’air, un geste mal placé, un regard mauvais, ou alors un évitement, une fuite, et une distance infinie sépare le ciel de la terre, une distance infinie nous sépare de notre pratique spirituelle sincère. C’est pourquoi être attentif est si important, ce genre de choses peut arriver à tout moment et alors il faut tout recommencer, la confiance bat de l’aile, l’équilibre chancelle, on bascule un peu ou beaucoup. Ce n’est pas possible de retourner en arrière, on ne vit les choses qu’une seule fois c’est évident à comprendre mais comme toute chose évidente à comprendre, il n’est pas si facile de les intégrer ou d’abandonner l’espoir qu’elles pourraient être différentes.

Il y a bien sûr des petits écueils, dont nous ne sommes pas fiers, mais voilà il est inutile de rester englué, il vaut mieux laisser passer, ce n’est pas perdre son humanité mais juste être humain et imparfait comme tout le monde. Alors que veut-il dire par « vous ne pouvez jamais la retrouver » si vous perdez votre humanité. Prenez quelqu’un animé d’une foi intense, un dragon de l’océan par exemple, et un jour cette foi sans vraiment savoir pourquoi s’évapore, elle disparaît, même c’est comme si jamais elle n’avait existé. Peut-il alors la retrouver ? La foi, l’humanité s’entretient si on les pratique. Si on les perd alors vraisemblablement on ne les pratique plus et donc on ne peut les retrouver. Unmon fait simplement une mise en garde : attention vous risquez de ne pas pouvoir retrouver votre cœur, vous risquez de vous lancer dans une vie totalement commune et à vrai dire possédant – si vous y réfléchissez – un côté absurde. Faire en sorte de garder son humanité est une grande entreprise, bénéfique pour tous et satisfaisante pour soi-même. Pratiquer zazen en fait partie, car avec cette pratique généreuse vous ne risquez pas de perdre votre humanité, bien au contraire.

Unmon n’apparaît donc pas uniquement comme un sauvage, un brûleur de statues, décidé à éliminer tout enseignement venant de quelqu’un d’autre, mais aussi comme un patriarche novateur, indépendant, soucieux que ses pratiquants deviennent indépendants, maître d’eux-mêmes et libres. Bon il pratique pour cela un peu la politique de la terre brûlée parfois, mais l’essence de son enseignement est bien celui de la liberté intérieure de chacun. Il apparaît rejeter quiconque s’approche, et il le fait d’ailleurs, mais non dans le but de le rejeter mais de le renvoyer à lui-même. Je trouve qu’en cela il fait preuve d’un grand respect humain, d’une confiance solide dans l’humanité qui, oui c’est vrai, ne tolère ni esprit commun, ni phrases toutes faites, ni aucune usurpation ni vulgaire copie. Il tire donc par son attitude tous ses moines vers leur plus haute dimension, et cela sans aucun compromis. En cela il est très proche de Lin-chi, juste un peu plus radical dans son expression ou ses moyens salvifiques utilisés.

Il y a certainement un peu de parfum d’Unmon dans chacun de nous. Alors faites face à celui qui a peur de ne pas savoir et libérez-vous vous-mêmes. Portez la Voie des Bouddhas.

Zazen 10

Tout en respectant chaque enseignement des maîtres passés, il est également vrai que nous vivons une expérience un peu différente vu le contact constant que nous avons ou que nous avons eu avec le monde du travail, avec des personnes différentes, ayant affaire avec des gens voyageant dans des dimensions qui ne sont pas tout à fait les mêmes. Et ceci chaque jour. Il est donc vraisemblablement inévitable au vu de notre expérience différente que nous développions une approche qui ne puisse être calquée sur quelqu’un d’autre. Mélangeant à la fois tout l’enseignement reçu et la vision de notre propre vie, nous devons inventer notre propre chemin, tout en restant humbles, ce qui est une composante bénéfique.

La vie de tous les jours nous donne de multiples occasions de pratiquer les vœux du bodhisattva, qui sont alors incarnés dans la réalité.

Le premier vœu est de sauver tous les êtres, innombrables. En vivant dans le monde nous en côtoyons beaucoup, des plaisants, des autres plus difficiles à supporter, des personnalités différentes. Soyons-en heureux car cela nous procure une grande ouverture, une possibilité sans limite de les aider. Sauver quelqu’un peut être assez simple, une parole de compassion, un peu d’argent, de l’attention, de l’amour, lui faire voir notre vie spirituelle, le sauver des projections de son esprit qui le ronge, l’asseoir s’il bouge tout le temps. Cela dépend des gens, des circonstances, c’est un don du moment, faire un pas en arrière avec son ego pour laisser quelqu’un d’autre passer devant. Egalement être soi-même une personne de la Voie apporte une contribution dans le fait de sauver l’humanité entière. S’éveiller participe à l’éveil de tous, vivre selon une haute dignité humaine relève l’humanité entière, faire le bien augmente le bien universel. Pour cela chaque jour est un bon jour, chaque action est une bonne occasion. La vie de tous les jours nous permet cette réalisation et empêche que ce vœu ne soit qu’une illusion mystique.

Le deuxième vœu est : aussi nombreux que soient mes attachements et illusions, je fais vœu de les combattre tous. L’impermanence de tous les jours, la variation des conditions, des rencontres, les combats gagnés ou perdus, la victoire et la défaite, contemplées de si nombreuses fois nous prennent par la main pour nous faire voir que nos attachements, nos illusions, sont passagères et dénuées de contenu propre. Dans le monde ouvert dans lequel nous vivons, pour peu que nous soyons attentifs à ce qui se passe, nous pouvons observer qu’il n’est nullement profitable de se bercer d’illusions ou de vouloir s’attacher à quoi que ce soit. Bon on le fait toujours, raison pour laquelle c’est un vœu. Un vœu de libération que nous faisons également pour tous les êtres. Si nous comprenons profondément ce que veut dire la non-séparation entre nous-mêmes et les autres, alors nous savons qu’en faisant ces vœux nous les faisons pour toutes les existences aussi innombrables soient-elles.

Le troisième vœu est : aussi nombreux que soient les dharmas, c’est-à-dire les phénomènes qui se lèvent pour tous les êtres vivants, je fais vœu de les connaître, et de les apprivoiser tous. Devenir maître est également connaître tous ses propres phénomènes. Face à eux, « laisser votre esprit couler comme le courant de la rivière » dit Unmon. Ne vous y attachez pas, tirez-en un enseignement et passez à autre chose. Ne les fuyez pas non plus, vous manqueriez alors tout l’enseignement qu’ils contiennent. Rien de ce qui nous arrive ne peut se situer en dehors de notre vie, que nous le voulions ou non. Comme dit Cocteau dans les Mariés de la Tour Effel : « Ces phénomènes nous dépassent, feignons d’en être les instigateurs. » Le déroulement des phénomènes est aussi proche du jeu de la vie, si nous abandonnons les catégories de notre esprit. Rien de tout cela n’est évident pour qui que ce soit, ni pour Unmon, ni pour nous. C’est un vœu, qui met plus que notre vie pour se réaliser.

Et le quatrième vœu que l’on fait de façon à avoir la foi, le détachement, la liberté et l’énergie de réaliser les trois autres est : aussi parfait que soit un Bouddha, je fais vœu de le devenir. Ne craignez pas de devenir un Bouddha, vous n’y arriverez pas, ne craignez pas non plus de devenir parfait, c’est impossible. Il y a une différence entre vouloir quelque chose, attraper absolument quelque chose, et faire un vœu. Vouloir être un Bouddha n’est pas la même attitude que de faire le vœu d’en devenir un pour sauver tous les êtres. Là aussi, au milieu du monde, on peut réaliser vraiment ce qu’est être un Bouddha, en voyant tout ce qui se passe. Notre vœu n’en n’est que plus fort.

S’adresser à soi-même consiste à s’adresser ces vœux à soi-même en étant parfaitement conscients que nul autre ne peut les réaliser pour nous. Nous ne menons pas une vie monastique, de moines traditionnels, nous sommes à la fois des laïcs, des bodhisattvas et des moines. Peut-être est-cela qu’on entend lorsque l’on parle de bouddhas vivants. Nous faisons donc le vœu d’être des bouddhas vivants dans le temps qui nous est imparti comme êtres vivant dans le chan ou le zen.

Zazen 11

Une fois Unmon sembla changer de ton et à la place de dire à ses moines qu’ils n’étaient que des fous de chercher quoi que ce soit à l’extérieur ou de croire aux enseignements tout digérés, il leur dit : «  Mes frères ! Vous avez visité de nombreux maîtres dans beaucoup d’endroits. Partout où vous allez vous entendez les paroles des fameux anciens maîtres, qui pourraient vous conduire à être éveillés. Avez-vous des difficultés à les comprendre ? Si c’est le cas, dites-le moi, que je discute avec vous. »

Chouette alors se dire les moines, on va pouvoir enfin poser les questions qu’on voulait, il a l’air de bonne humeur pour une fois. Avec un peu de chance on ne va pas se faire jeter. Donc un moine, courageux ou naïf s’approche, se prosterne une fois devant Unmon et lorsqu’il ouvre la bouche pour parler, Unmon l’arrête et lui crie : « Vas-t-en ! Vas-t-en ! Le paradis de l’Ouest est à dix mille kilomètres de toi ! » Et vlan. Bon le paradis de l’Ouest fait vraisemblablement référence à Bodhidharma qui est venu de l’ouest. Une façon directe de lui dire qu’il devait comprendre par lui-même, ou forger lui-même sa propre compréhension.

Ce genre d’attitude n’est pas si rare dans le chan. Il y a Maître Kriss qui balance un seau d’eau glacée à la tête d’un moine qui demande à entrer dans le temple, Nansen qui coupe un chat en deux, Mu-chou qui lui écrase le pied, un moine avec Lin-chi qui passe sur les jambes d’un autre avec sa brouette sous prétexte que ce qui est commencé ne peut être arrêté, Lin-chi qui n’arrête pas de leur flanquer trente coups de kyosaku comme si c’était la seule chose qui leur fasse renter le chan dans le crâne, Bodhidharma qui attend qu’Eka se coupe le bras, Fuyo Dokai qui leur file de l’eau de riz et s’ils n’aiment pas ils n’ont qu’à partir, le chan est rempli de ces histoires abruptes, à croire qu’il n’y avait que des têtes dures à cette époque. C’est juste une façon de ramener les esprits qui réfléchissent à l’instant présent. En ce sens le chan est différent de ce qui l’a précédé et de loin.

Aujourd’hui les mœurs ont changé. Si des maîtres actuels se comportaient de cette façon, les gens ne supporteraient pas. Cela ne veut pas dire que la pratique est devenue plus molle, simplement les méthodes ont changé, les mœurs ont changé, l’éthique est différente de la Chine ancienne. Par ailleurs malignement on peut également observer que la lignée de Maître Unmon a disparu, peut-être son enseignement n’y est pas étranger. Pourtant pour nous, sans désir d’imiter ou de se comporter de la même manière, il a quand même un côté réveillant, impromptu, très vivant. Il crée de nombreux phénomènes à l’intérieur de son monastère. Aujourd’hui on fait face à tellement de choses dans la vie de tous les jours qu’il n’y a plus urgence d’en rajouter, pour réveiller les moines du monastère qui risquent de s’endormir dans leur ilot. Aussi l’enseignement a changé, mais il est joyeux de garder au fond de soi l’immense liberté sauvage d’Unmon.

Il y a vingt-cinq ans les phénomènes de la Gendronnière choqueraient beaucoup d’entre vous. La grande bataille était d’être kyosaku au dernier zazen de la sesshin. Pourquoi ? A ce moment les gens qui partaient avaient déjà fait leurs valises et allaient libérer leurs chambres particulières au deuxième étage du nouveau bâtiment. Le kyosaku qui faisait le tour des bâtiments pendant la première partie du zazen pouvait donc repérer les chambres qui seraient libres pendant l’intercession, pour y amener une personne de sexe opposé évidemment. Les phénomènes, toujours les phénomènes.

D’autres maîtres dans l’histoire ont été au contraire très doux, aimants, compatissants et prenant leurs chers disciples sous leur aile à certaines occasions. Il n’y a pas que la force, il y a aussi la délicatesse, l’amour, la compréhension, aussi ne faut-il pas édicter une règle absolue de comportement. Chacun est un bouddha vivant, à la fin il n’y a pas de règles, pas de comportement à avoir de façon artificielle, sampaï est aussi un geste d’amour, de rapprochement, d’abandon, d’humilité, partagé entre tous et donné à la terre entière. Pensez aussi à l’enfant qui offrit à Bouddha sur son passage une poignée de sable, ou à la vieille femme qui lui donna la fin de sa méchante soupe. Ne faites pas de différences entre un plat délicieux et une soupe ordinaire, dit Dogen dans le Tenzo Kyokun. Ne faites pas de différence entre un enseignement rude du chan et les paysages merveilleux des Bouddhas indiens et la compassion infinie et douce du bodhisattva Kannon, voyez votre propre attitude, votre propre comportement.

Il n’est pas dit dans les traductions dont je dispose combien de temps vécut Unmon, vraisemblablement vieux, ni ce qu’il fit tous les jours. Vraisemblablement il resta donc dans son temple à se lever, manger, pratiquer la méditation, se laver de temps en temps et dormir. Et aussi, bien qu’il n’y croie pas tellement, donner en s’excusant un enseignement aux moines qui partageaient sa vie. Pour lui, en ce qui concerne sa vie, dans son esprit, il ne perdit aucun temps. Nous nous vivons aujourd’hui, quel est notre esprit ?

Zazen 12

Nous approchons de la fin de la sesshin. Et allons retourner dans notre vie habituelle, zazen et le quotidien. Le temps de la sesshin est le temps de la sesshin, inutile de le conserver, inutile de se souvenir, l’instant est l’existence. Unmon écrivit aussi ce poème :

 

Abrupte est la montagne de Yun-men, grimpant directement dans la pente,

Laissant les nuages blancs en-dessous plus bas !

Ses torrents, brillants et tourbillonnants ne permettent à aucun poisson de s’y reposer.

Au moment où vous approchez de ma porte, je sais déjà

Quelles sortes d’idées vous amenez avec vous.

Quelle est l’utilité de lever à nouveau la poussière

Longtemps reposée sur les traces anciennes ?

 

Connaître un peu un maître ancien est un privilège. Aucune question ne se lève si nous sommes d’accord ou non avec lui, aucune importance, le souffle de son enseignement pénètre de toutes façons nos cœurs, le courage y naît, renouvelé comme un torrent à la fonte des neiges, ainsi fondent nos illusions. Lin-chi aussi parlait du chan comme un poisson frétillant dans les remous de la rivière, attrapez-le vivant disait-il.

Attrapez votre vie vivante, ne la laissez pas dormir dans un étang. Le temps s’envole comme une flèche, la vie est courte quelle qu’en soit sa durée, ne perdez pas votre temps. Eveillez-vous ! Eveillez-vous ! Et la terre s’éveillera.

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