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Les cinq goï de Tozan

Zazen 1

Ces derniers temps au dojo nous nous sommes penchés sur le côté irruption de la conscience du moment pratiqué principalement par l’école Lin-Chi. Divers moyens sont utilisés, coups de bâton, cris, réponse instantanée ramenant le débutant à l’instant présent, silence, tirer le nez, tout un catalogue. En remontant à la source nous trouvons le sixième patriarche Eno, qui est en fait le père et grand-père des cinq écoles du Ch’an en Chine. Deux écoles sont restées actuelles, le Rinzaï et le Soto, issues de deux successeurs d’Eno, Seigen suivi de Sekito pour l’école Soto et Nangaku suivi de Baso pour l’école Lin-Chi.

Par la suite l’école Soto s’est transmise de Sekito à Yakusan, Ungan Donjo, Tozan, Ungo Doyo, puis après quelques générations de patriarches moins connus aujourd’hui Kyogen, Gisei, Fuyo Dokai, Nyojo, Dogen, Keisan, Kodo Sawaki, Taisen Deshimaru. A partir de là vous en connaissez certains. Toute cette lignée est donc votre moelle, le moteur ancestral de votre pratique, mais bien sûr c’est à vous d’y mettre de l’essence.

Un des successeurs d’Eno appelé Yoka Gengaku, qui ne donna pas lieu à une lignée de patriarches a exprimé l’essence de ce qui sera appelé plus tard au temps de Sozan et Tozan, le zen soto. C’est d’ailleurs un peu idiot d’avoir appelé cette école le zen soto alors que Sozan n’a eu aucun successeur, et que cette école a fleuri grâce à Ungo Doyo. Donc Yoka Gengaku a dit :

« En faisant l’apprentissage d’être un Bouddha, et en cherchant l’essence de notre école, chacun doit purifier son esprit et permettre à sa détermination de pénétrer jusqu’au fond de lui-même. Alors il pourra se promener silencieusement en lui-même durant cette contemplation, il verra l’origine de toutes choses, rien ne restera dans l’obscurité, rien ne sera caché ni même par un grain de moutarde ni un cheveu. Son esprit est sans frontière et sans forme, semblable à l’eau pure qui contient l’essence de l’automne. Il est aussi lumineux que la lune blanche enveloppant la nuit entière. Lors de ce moment absolu, il y a illumination sans aucune obscurité ; il y a transparence sans aucune tache. Ce qui est, est simplement ce qui est, tranquille et lumineux, sans fin, immobile et libre de toute obscurité, silencieux mais éveillé à soi-même. Lorsque vous pénétrez régulièrement ces profondeurs, alors votre esprit clair pivote et fait une révolution complète. Il tourne alors sa puissance d’action  vers l’extérieur et s’engage à fond dans les affaires du monde quotidien.

Toutes les situations de la vie de tous les jours et leurs apparitions multiples sont alors simplement crées par soi-même. Moi-même et tous les éléments constitutifs de toutes choses proviennent de la même source, il n’y a aucun obstacle à notre fusion mutuelle, et ainsi l’homme et les objets ne sont plus différenciés mais s’interpénètrent intimement. Seuls les noms qui leur sont donnés les différencient. Dans la brume du monde visible et audible, nous nous engageons dans chaque action, l’une après l’autre, mais nous les transcendons chacune de façon légère et avec grâce. Par conséquent nous disons alors qu’aucune montagne ne crée de barrière et qu’aucune rivière ne crée de séparation ; une lumière brillante pénètre chaque recoin du monde. C’est ce dont nous devons être conscients et que nous devons saisir. »

On peut voir que le zen soto s’exprime généralement de façon plus poétique, plus douce que les méthodes plus abruptes du zen rinzaï.  Yoka Gengaku maintient aussi que l’homme éveillé s’occupe des affaires mondaines et de toutes les actions quotidiennes. Mais cependant dans le brouillard des affaires humaines, il reste libre de tout attachement et en transcende chacune. Ainsi les choses de la vie quotidienne ne sont plus des barrières, ni des obstacles. Pour arriver à cet état d’esprit d’homme intégral, cela commence avec la pratique de la méditation silencieuse.

Lorsque Yakusan rencontra Sekito, il lui demanda :

« J’ai une compréhension approximative des trois Véhicules, et des douze grands Chapitres des Ecritures, mais j’ai entendu que dans le sud, ils pointaient directement vers la nature originelle des personnes de telle façon qu’il puissent la voir et devenir des Bouddhas. Je ne comprends pas encore cela et vous prie humblement, vous Révérend moine, de par votre compassion, de me montrer cette nature originelle. »

Sekito lui répondit alors :

« Tu ne la trouveras pas si je t’affirme qu’elle est comme cela, et tu ne la trouveras pas non plus si je t’affirme qu’elle n’est pas comme cela, et tu ne la trouveras certainement pas si je te dis qu’elle est à la fois comme cela et pas comme cela. Que vas-tu faire alors pour la faire apparaître ? »

Voilà la question. La réponse de Yakusan à Sekito n’est que la sienne, elle ne peut nous satisfaire, aussi je ne vous la donne pas, pour ne pas vous influencer car vous devez répondre vous-même. Sinon allez alors chez les rinzaï vous faire réveiller à coups de kyosaku ou de cris dans les oreilles. Bon on va quand même faire un pas en avant même si on est au bord du gouffre, en essayant d’étudier les cinq degrés de l’éveil de Tozan, ou comment prendre les escaliers salvifiques plutôt que l’ascenseur, car la Voie caillouteuse de Bodhidharma ne peut être réellement attrapée si facilement, et si les anciens se sont rompus les os et bousillé la moelle, ne croyez pas alors qu’il suffirait d’une illusion passagère pour vous hisser sur le trône du Tathaghata.

Bon courage pour cette sesshin, n’y passez pas votre temps en vain, une semaine passe comme une flèche, ne cherchez pas à atteindre absolument la cible mais surtout ne la ratez pas.

Zazen 2

Tozan Ryokai fut le successeur d’Ungan Donjo, lui-même successeur de Yakusan. Il fut certainement marqué par ce concept d’Ungan Donjo qui proclamait qu’être un maître authentique n’avait rien à voir avec le fait de réunir des disciples et de les nourrir, mais qu’il s’agissait simplement d’essayer, comme une personne réelle et véritable, de les amener à pénétrer eux-mêmes leur racine, la source de leur être et de saisir directement leur véritable nature, qui ils sont vraiment, à la place de les laisser errer dans leurs idées compliquées sur le Ch’an.

L’enseignement de Tozan sur les cinq degrés de l’éveil n’est généralement pas considéré comme une partie essentielle de l’enseignement de Tozan et est plutôt pour les débutants. Tant mieux comme ça on risque de comprendre quelque chose. L’art de beurrer les tartines non plus n’est pas essentiel comparé à la grande nature qui fait pousser le blé, le soleil, les vaches et les prés, mais néanmoins que fait-on vraiment de plus extraordinaire que de beurrer des tartines si cela est vu comme un moment de l’existence auquel nous sommes éveillés. Ces cinq degrés vers l’éveil ne sont pas à considérer comme des marches d’escalier absolues mais des états de conscience, des domaines de notre pratique qui s’entremêlent, que nous dépassons, dans lesquels nous sommes à nouveau pris, des étapes de notre sincérité qui viennent et reviennent.

Ces cinq positions peuvent être résumées à des états de notre être, se mélangeant comme toutes les circonstances de notre vie. Ce sont alors :

  • l’essentiel caché dans les phénomènes
  • les phénomènes pointant vers l’essentiel
  • l’essentiel entrant consciemment dans les phénomènes
  • les deux se rejoignant en harmonie
  • atteindre le cœur de cette harmonie

Ils sont aussi des états que nous vivons dans notre désir de pratique spirituelle, et que nous abandonnons pour nous ouvrir à une compréhension plus élargie, lâchant chaque fois nos certitudes de l’instant. Ce qui nous semble important, et aussi ce à quoi nous nous raccrochons comme êtres humains, espérant autre chose, un satori, un vrai éveil, sans nous douter au départ que tout dépend de nous-mêmes et de la liberté que nous pouvons sans gêner personne nous donner. Un peu comme un prisonnier qui regarde seulement les barreaux de sa cellule et son couloir éclairé à l’électricité, qui suit toutes les règles de l’établissement, puis regarde à l’extérieur, aperçoit quelques oiseaux, sent l’air des saisons. Le monde entre un peu dans sa cellule, il s’en sent moins séparé, sa vie contient tout cela, il commence à arranger son temps et un jour finalement il sort de son couloir, la grande porte en fer s’ouvre, sa prison disparaît, son idée de liberté disparaît comme idée récurrente car il est maintenant libre. Mais des fois aussi nous retournons dans notre cellule intérieure. Cela dépend des périodes de notre vie.

Chacun est conscient qu’au cours de sa vie, notre vision évolue, notre compréhension devient plus fine. Si vous lisez la traduction de l’Hannya Shingyo après trois mois de pratique, cinq ans, dix ans, vingt-cinq ans, plus tard je ne sais pas encore, vous n’y trouvez pas la même signification, celle-ci se simplifie par rapport à vos idées préconçues, votre interprétation guidée par les idées des autres, par votre karma, vos lectures fait de plus en plus place à votre propre certitude. Est-ce un progrès ? Quelle importance. La réalisation de nous-mêmes prend toute notre vie, elle ne peut se faire en trois minutes, comme l’enfant qui demande au pasteur : combien de temps cela met-il pour monter au ciel ? Le pasteur lui répond alors : cinq minutes. Le môme est content, il a la réponse à sa question et l’oublie.

L’approfondissement d’une voie spirituelle est comparable à la construction d’une maison. Au départ, vous voyez la vue, le paysage, vous vous dites c’est magnifique je voudrais vivre ici et dans votre désir vous voyez déjà la maison, elle existe dans votre esprit, tout est déjà là dans votre conscience. Et cela vous traverse d’un coup, et vous êtes animés du grand désir de construire cette maison, c’est immédiat, et pourtant rien n’est encore construit. Bien que vous la voyiez déjà et que vous ayez envie de l’avoir tout de suite, votre maison, ce n’est pas possible. Il faut creuser la terre, amener des matériaux de l’extérieur, faire des efforts, cimenter les briques, raboter les planches pour qu’elles s’imbriquent les unes dans autres, attendre et être patient. Mais le désir de cette réalisation reste intact, vous persévérez. Jusqu’au jour, où sans vous en apercevoir vraiment, la maison est là, construite, comme le monde posé en vous-mêmes. Vous n’êtes plus un visiteur mais chez vous, dans votre propre maison, intérieure bien sûr je voulais dire.

Tout le monde n’est pas touché par cet ouragan intérieur d’une quête spirituelle, beaucoup passent à côté sans s’en rendre compte, comme un rêve présent dans les minutes qui suivent le réveil et qui disparaît dans les occupations journalières, les phénomènes à gérer dans la vie quotidienne, comme un absolu qui s’est évanoui. Aussi le premier stade est le moment où les phénomènes ne restent plus bêtement des occupations de routine d’une vie sans ouragan de feu, juste des petites allumettes, un petit feu qui s’éteint chaque jour, mais commencent à prendre un éclairage absolu.

Le premier stade consiste à se rendre compte que nous ne sommes pas séparés des phénomènes. Comme quelqu’un qui tâtonne dans le noir sans savoir ce qu’il est en train de toucher, et qui commence à vouloir savoir ce que c’est. Tout est là, mais il ne sait pas encore vraiment quoi. Le monde reste encore caché dans sa potentialité, comme la première carte des tarots, le bateleur. Un pied de la table est caché, tous les instruments sont sur la table mais il ne s’en sert pas encore. La Voie est dans son cœur mais il ne sait pas vraiment ce qu’elle veut dire dans sa vie. Il sent profondément que la réalisation de son grand désir est dans cette voie spirituelle. On parle aussi de bodaishin, l’irruption dans notre vie de l’esprit de la Voie.

Zazen 3

Donc le premier degré est l’essence, l’absolu, caché sous les phénomènes. Surtout ne méprisez pas ce premier degré, la plus part des gens restent au rez-de-chaussée, voire à la cave. Au début de la pratique, le débutant regarde les phénomènes, il est comme un invité dans la Voie, il regarde les pratiquants, les moines, les nonnes, la cérémonie, la cloche et les sons. L’Hannya Shingyo n’est que du charabia, et il se demande si tout cela a une signification particulière, si le kito est magique et comment il pourrait être efficace, bien qu’il ne croie pas à la magie.

Qui n’a pas entendu cette phrase commune : Vous ne savez pas ce qui m’arrive ? Et du coup vous avez droit à la valse des phénomènes extérieurs qui ont assailli une personne. Comme si quelqu’un ne pouvait être que le jouet des circonstances, comme un bouchon ballotté par les vagues, soumis à l’influence du vent, de la houle, des autres, des circonstances extérieures, et l’accepter comme tel. Un jour j’avais rencontré un gars aux Etats-Unis qui travaillait pour une grande industrie d’ordinateurs. Sa maison avait brûlé, sa femme et ses enfants l’avaient quitté, ses jeans étaient troués, ce n’était pas de sa faute disait-il, et à part produire du sofware, il chantait du blues. C’est probablement au fond de cette musique que pour lui l’essentiel était caché, mais il se sentait comme un visiteur dans une maison en ruines. Sympa mais largué, recherchant profondément une base solide, une fondation sur laquelle appuyer son identification. Il y a une chanson de blues qui dit : le blues est quelque chose que tu ne peux pas comprendre. C’est très similaire à la Voie pour quelqu’un qui est attiré par elle. C’est aussi la période de l’admiration, de l’attraction.

C’est la période pendant laquelle le disciple, disons, voue une admiration et un amour sans bornes à un maître, car pour lui il aspire pleinement à posséder les idéaux, la sagesse de ce Bouddha vivant. Tozan l’exprime dans un poème :

« Tous les dirigeants sacrés ont pris pour modèle l’empereur Yao,

Qui traitait son peuple avec respect et humilité.

Chaque fois qu’il passait parmi la foule des marchés et des rues,

Il était acclamé par tous ses gens pour sa gouvernance bienveillante. »

Pour un politique c’est le fin du fin, l’apothéose, mais dans le zen c’est vraiment le tout début.

Je me souviens très bien de cet état quand j’ai commencé à pratiquer zazen et que je suis allé pour la première fois à la Gendronnière et que j’ai rencontré Etienne. Par un concours de circonstances je me suis retrouvé le deuxième jour responsable des abords. Franchement j’y ai déployé un style pas possible : des gens faisaient des massages sur la prairie pendant le samu, ce que je trouvais incroyable. Donc, zoum, je leur passais la tondeuse autour jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. J’ai développé une énergie du diable avec ma tondeuse, nettoyé les mégots qui traînaient dans un temple, dormi sous les grandes tentes bleues car comme débutant je ne me sentais pas avoir l’autorisation d’être dans un dortoir, avec le sac de couchage humide, en plus certains profitaient qu’il n’y avait pas beaucoup de monde sous ces tentes pour venir baiser sur les lits d’à côté. Bon, le vrai débutant, stylé. J’en ai tant fait qu’à la fin j’ai eu le prix du samu : un truc d’encens donné par Etienne qui était responsable du samu global. Avec tout mon cœur, je vais pour le remercier, il me regarde et me fait : pfouh !

C’est assez rigolo et poignant à la fois de voir des disciples qui sont restés bloqués à ce stade, buvant les paroles de leur maître sans aucune conscience de leur propre vérité. C’est loin d’être faux, ce qui ne veut rien dire, mais cela n’a rien à voir avec le zen adulte. C’est un peu comme les petits enfants qui sont contents que quelqu’un les conduise à l’école. Franchement je ne sais pas ce qui se serait passé si Etienne était resté vivant. Sa mort m’a précipité dans l’indépendance par rapport au zen. Aussi à ce stade, normal et qui dure un temps variable selon les caractères, cela peut varier entre une fois et des années, le boulot d’un maître est-il de précipiter les pratiquants hors du cercle des courtisans, de façon à ce qu’ils puissent analyser les phénomènes de leur vie et de l’environnement zen par eux-mêmes ? C’est-à-dire voir leur propre esprit.

Alors ils peuvent commencer à découvrir que les habitudes familières ne sont pas nécessairement justes, ou que des habitudes qui ne sont pas tout à fait de la famille ne sont pas nécessairement incorrectes. Ils peuvent alors voir que rien n’est sacré ni applicable à tous. Il s’ensuit une certaine tension, une contradiction intérieure, un conflit moral entre l’indépendance et les standards répandus. Normalement un être humain alors commence à réfléchir sur lui-même, à chercher une direction qui ait à voir avec la raison et la conscience. Ca commence, il devient de plus en plus un affranchi, un homme libre, plutôt qu’un esclave. Néanmoins souvent les mauvaises habitudes sont dures à éliminer. Mais il peut grandir en expérience, il s’ouvre à l’irruption du subjectif dans les phénomènes objectifs.

Ce premier enseignement de Tozan a aussi une grande valeur bien sûr dans la vie de tous les jours. Esclaves de la société, du qu’en dira-t-on, de l’autorité, du patron, de sa femme ou de son mari même des fois, ou de l’Eglise. Debout ! Dans la Voie des Bouddhas et des Patriarches, nul ne peut rester couché sous ses couvertures, heureux comme disait Etienne d’y sentir ses propres pets. Il faut qu’une dynamique de connaissance de soi puisse s’épanouir. Il est alors prêt à faire l’expérience du deuxième degré de l’éveil. Heureusement car porter une robe de moine et rester ignorant de l’éveil est pénible et représente un certain gâchis par rapport à tout ce que nous ont transmis nos prédécesseurs au prix de leur vie dévouée à la pratique de la vérité.

Zazen 4

Si vous êtes suffisamment ouverts, disponibles pour accueillir ce désir de vérité sur vous-même, vous entrez alors dans la période de votre soumission à la Voie et vous embrassez de tout votre cœur cette méditation sobre et dépouillée, cette pratique avec sa discipline. C’est le deuxième degré de l’éveil selon Tozan, la pratique, la longue réalisation, la longue quête. Après l’étincelle, il s’agit d’entretenir le feu, de l’alimenter.

Dans cet état, l’être est plus intéressé au message qu’au messager, le dharma, l’absolu, une idée de vérité. Pour nous européens, le zen n’est pas la religion de notre naissance, personne ne naît zen, personne dans son enfance ne joue au zen, il n’y a pas de robe blanche, de première communion, d’église avec ses senteurs d’encens, au moins pour les catholiques et les orthodoxes, pour les protestants ça sent plutôt l’encaustique et la patine des bancs alignés et vides, pas de paradis peint sur des fresques avec des anges et un enfer rigolo. Pendant longtemps, notre enfance, et plus tard aussi, le zen ne fait pas partie de notre vie. Tant mieux car cela nous permet alors de le découvrir.

Quand j’étais enfant vers les six ans, je suis allé pour la première fois au cinéma voir le documentaire « La grande prairie ». On voyait des bisons qui couraient dans des espaces immenses et je regardais ça pour la première fois. Pendant plusieurs jours je me suis demandé comment c’était possible, n’ayant aucune idée de ce que le cinéma était, même de la possibilité de projeter des images. Je me demandais : comment est-ce fait ? C’est impossible que des vrais bisons courent derrière ce rideau et qu’on les voie, j’étais pris par le merveilleux. Il n’y avait pas de télévision, en tout cas nous n’en avions pas. Maintenant les enfants regardent la télévision quasiment dès leur berceau, elle n’a plus de secret pour eux. Le zen justement apparaît dans la vie plus tard, sa fraicheur est gardée, et tout à coup le dharma, l’absolu, débarque dans vos phénomènes réguliers qui jusqu’alors étaient plats. Vous êtes alors envahis par la ferveur du zen.

Si vous êtes gorgés de religion enfantine dès le départ, que pouvez-vous alors découvrir par vous-mêmes. Mais si tout à coup vous pénétrez le monde intérieur du corps et de l’esprit, alors vous vous y lancez car vous voulez connaître plus, vous vous vouez corps et esprit à la loi, que vous voyez comme un absolu. C’est l’expérience du satori, de plus en plus ce que vous viviez vous apparaît comme illusoire et alors vous commencez à construire votre maison.

Tozan écrivit alors ce poème :

« Les phénomènes pointent vers l’essence !

L’aube s’est levée à la surprise d’une vieille femme,

Et elle se risque à faire face au miroir ancien, dans lequel elle voit

Clairement et distinctement son vrai visage, si différent de toutes les images qu’elle s’était fait d’elle-même

A partir de cet instant elle n’ignorera plus sa propre face

Tout en essayant d’attraper son ombre. »

Tiré par l’absolu, vous construisez votre maison intérieure, il y prend une place très grande. Bien sûr beaucoup restent bloqués dans cette période, bloqués par cet espoir immense d’atteindre l’absolu. Alors ils développent des efforts immenses, charrient toutes les briques, construisent la Voie en eux-mêmes comme un grand samu, sans interruption. Mais sans tout ce travail, ce serait comme construire une maison sur du sable, prendre un crédit et l’acheter tout de suite, sans argent mais y vivre alors combien de temps en fin de compte. Mais si pendant des années vous vous êtes dévoués corps et âme à la loi, que vous avez agit de votre mieux, sincèrement, alors cet esprit de don de soi subsistera et restera en vous pour votre vie. Si vous ne connaissez pas cet esprit de don, alors la Voie restera extérieure, sans substance réelle à l’intérieur de vous-même et vous continuerez à y chercher une compréhension que vous ne pourrez jamais saisir, car celle-ci doit être vécue.

Il faut avoir vécu les sesshins, se lever fatigué et y aller quand même, continuer, toujours continuer, sur le chemin qui monte sur la montagne. Pourquoi les alpinistes grimpent sur des sommets ? Si vous n’avez pas une âme d’alpiniste cela peut paraître idiot, autant prendre un hélicoptère, mais alors vous risquez de passer à côté de ces efforts qui portent en eux-mêmes une grande satisfaction, peut-être même inconnue, dans les profondeurs de vous-mêmes. Aussi la pratique continue parait-elle une sorte de mortification au commun des mortels, ils n’y voient aucun fruit, ne sont pas sensibles à cet absolu. C’est pourtant grâce à elle que vous devenez petit à petit un être réel, et non un simple visiteur de votre propre existence.

Une fois il y a longtemps, j’étais dans un restaurant chinois à Long Island, près de New York avec des amis physiciens américains. Cet ami à côté de moi regardait les cours de la bourse sur le Financial Times, car les américains souvent utilisent l’argent de leur retraite pour jouer en bourse et le faire fructifier, quand ça va bien. Avec la crise d’ailleurs beaucoup ont perdu une grande partie de leur retraite. Et tout à coup il dit : je fais ça mais cela ne me satisfait pas vraiment, j’y gagne de l’argent mais n’en suis pas fondamentalement satisfait. Je lui demande alors : mais qu’est-ce qui te satisferait vraiment ? Il est resté bouche bée. Cet argent restait artificiel, il n’y avait mis aucune énergie de vie, le jeu lui-même n’était pas vivant.

C’est lors de cette période que la pratique devient réelle et se transforme en pratique de vie, et non en une mécanique désincarnée. Cette grande période de sincérité absolue. Bien sûr c’est peut-être moins captivant que l’espoir des premiers jours, mais c’est construire sa vie réelle à partir de cet engagement. Pour cela il faut s’engager totalement dans la Voie, corps et esprit,  c’est pour cela que Tozan parle de la période de soumission à la Voie. Alors debout sur la montagne du satori, vous grimpez encore, où n’existe pas, tout est en vous-mêmes.

Zazen 5

Le deuxième goï est donc la soumission à la foi. Kodo Sawaki disait : il ne s’agit pas d’attraper la Loi, mais d’être attrapé par elle. Dans les temps passés, il y avait les Croisés, les fous de Dieu, les samouraïs, encore aujourd’hui les sectes, mais ici il s’agit bien du guerrier intérieur, il s’agit de s’adresser à soi-même et non de vouloir projeter cet absolu sur quelqu’un d’autre, telle l’inquisition. C’est important car l’absolu peut donner lieu souvent à une forme d’intransigeance, et là au milieu le simple être humain est alors oublié.

Une fois une femme est arrivée au mondo en face d’Etienne pour lui dire qu’elle voulait changer sa vie et se dédier entièrement à zazen, avoir le temps de pratiquer plus, d’être là, en fait de faire encore plus partie de ce groupe, la sangha. Déjà Etienne semblait interloqué, puis il lui a demandé si elle avait des enfants. Oui, dit-elle. Combien ? Deux. Ils sont petits encore ou grands déjà ? Ils sont encore petits. Eh bien lui a dit Etienne fermement, vous devez vous en occuper d’abord et aussi selon vos disponibilités venir pratiquer avec nous et non pas l’inverse, pas l’absolu vu de cette façon-là, pas vu de façon rigide et sectaire.

D’autre part si vous prenez par exemple Bernard Palissy qui brûla tous ses meubles pour entretenir le feu de la cuisson de ses céramiques, s’il n’avait pas été pris par la Loi d’aller jusqu’au bout, de réussir, jamais cette forme de céramique n’aurait été découverte ce jour-là. Christophe Colomb aurait abandonné au milieu de l’océan, Einstein au milieu de ses équations, l’homme ne serait jamais allé sur la lune ou jusqu’au fond des mers. Et alors me direz-vous, qu’est-ce que ça peut faire ? Il s’agit du mouvement vers la découverte, comme le mouvement intérieur vers notre propre découverte, cela ne changera peut-être pas la couleur de votre café du matin, mais vous le trouverez meilleur, beaucoup plus intéressant. Tout cela est être pris par un grand projet intérieur, qui va vous prendre toute la vie. Et la pratique démarre, soutenue par cette énergie inépuisable. Vous avez le sentiment de devenir réel.

Tozan écrivit alors le poème suivant :

Pour qui vous êtes-vous dépouillé de vos magnifiques habits ?

Le cri du coucou appelle tous les promeneurs à rentrer chez eux !

Même après que les fleurs sont tombées, son cri retentit toujours

Dans les bois au milieu des sommets déchiquetés.

L’être alors s’est déjà dépouillé de ses parures colorées. Abandonnez, disait Etienne votre manteau de roi et votre guenille de mendiant. Une voix mystérieuse l’a appelé, le cri du coucou ? Quelle voix ? Une voix très intime qui vous dit d’arrêter vos errements dans la vie et de rentrer dans votre vraie maison, la voix est à l’intérieur, comme un ancien souvenir, un désir oublié, une envie restée inactive, alors commence la pratique spirituelle avec des choses réelles, le corps, les jambes, la colonne vertébrale, la tête, tout cela est bien réel, les illusions disparaissent, on est heureux de pouvoir faire quelque chose. Mais pas tout seul, le cri du coucou continue encore et encore, même lorsque les fleurs flamboyantes sont tombées, avec tous, un voyage que beaucoup d’humains partagent.

Je vous rappelle que les cinq goï de Tozan ne sont pas des états éternels, ce sont simplement des expédients salvifiques, des passages temporaires de notre développement spirituel, dans lesquels nous naviguons. Ils agissent comme une boussole, mais ne sont pas la direction en elle-même.

Vous êtes venus à cette sesshin, vous participez donc pleinement de cet esprit. Vous croyez que vous avez attrapé cette sesshin, mais en vérité c’est cette sesshin qui vous a attrapés, c’est pourquoi vous êtes venus. C’est peut-être pas le cri du coucou, mais ce cri a résonné en vous, a fait vibrer une corde au-delà de votre simple dimension humaine de tous les jours, boulot, métro, dodo, un appel de l’intérieur, conscient ou inconscient, une sorte d’état de grâce auquel vous avez répondu. Tout cela n’est pas banal, c’est l’irruption de la vérité, petit à petit vous allez la maîtriser, l’apprivoiser, elle fera partie intégrante de vous-même, le zazen, l’Hannya Shingyo, la guen-maï, sampaï, feront partie de vous-même, tout cela sera ou est déjà vous-mêmes. Souvent les nouveaux ne comprennent pas la cérémonie, demandent à quoi elle sert, car elle ne fait pas encore partie d’eux-mêmes.  Ils pensent qu’ils se prosternent devant quelque chose et veulent savoir devant quoi, sans réaliser que la chose réelle est le fait même qu’ils se prosternent. Même chose avec la guen-maï.

Je me souviens du premier matin à la Gendronnière, j’ay étais allé après avoir pratiqué quelques fois seulement le samedi matin au dojo. Je dis : chic du café. Quelqu’un me répond : profite demain matin c’est la guen-maï ! C’est quoi ça, je demande. On m’explique alors la soupe de riz avec les petits légumes. Quoi ! Vous mangez de la soupe de riz le matin, c’est quoi ce délire ? Après avoir vu des crânes rasés coudre des tissus sur la pairie au soleil, maintenant la soupe de riz, j’ai vraiment pensé être tombé sur une bande de flippés complet. Par la suite j’ai mangé la guen-maï, cousu un kesa, avec de grandes difficultés, j’ai apprivoisé, digéré, tout cela a fini par devenir moi-même.

C’est cela qui est intéressant, soi-même, pas son ego qui résiste, trouve stupide ou incongru, mais soi-même. C’est l’enseignement sur soi-même avec cette répétition, toujours, encore, approfondir ce que l’on fait, comme on est, comme un miroir de ce que nous sommes vraiment qui est la Voie vers les fruits de la pratique spirituelle. La foi du départ est accompagnée par la pratique et la pratique renforce la foi, c’est la même chose pour tout le monde, vous n‘êtes pas seuls, le cri du coucou retentit pour tous, il suffit alors de l’entendre et de rentrer dans sa vraie maison au lieu de continuer à errer dans la vie. Qui ne désirerait pas cela ?

Zazen 6

Il s’est trouvé que l’abbé d’un monastère avait trois successeurs. Pourtant il n’arrivait pas à décider lequel devait prendre sa suite, c’est-à-dire diriger le monastère et faire en sorte qu’il ne tombe pas en ruines aussi bien en termes de pratiquants que de bâtiments. Chacun de ses successeurs dans le dharma avait des qualités, différentes, des dimensions différentes, des comportements différents, si bien que l’abbé était très ennuyé car il n’arrivait pas à déterminer lequel pourrait vraiment assurer sa suite et continuer la lignée de ce monastère.

Il décida donc de les mettre à l’épreuve et par un challenge il espérait donc que le meilleur pour assurer la continuité de la Loi sortirait naturellement du lot et qu’il serait alors évident qui prendrait sa suite à la tête de cet abbaye d’une école du zen. Aussi un jour décida-t-il de les faire venir dans la salle des réceptions officielles et il leur dit :

« Ramenez-moi l’essence de la Loi, le cœur du dharma ; ramenez-la moi dans un an, et alors je déciderai quoi faire, et verrais qui aurait l’énergie, la sagesse et la détermination suffisante pour assurer la direction de ce monastère. » Bon les trois successeurs sortirent du monastère, se regardèrent et partirent chacun dans une direction différente, à la recherche du cœur de la Loi.

Le premier se dit que le cœur de la Loi devait être le cœur de la connaissance, le cœur de l’enseignement, comme ça lorsqu’il reviendrait l’abbé lui poserait probablement une multitude de questions sur sa compréhension du dharma, et qu’il pourrait alors répondre intelligemment. Il se mit en route pour des contrées de l’ouest où il pensait pouvoir rencontrer des sages taoïstes, des ermites dans des cavernes et peut-être même pousser jusqu’en Inde, le berceau du bouddhisme. Il se dit donc : si je connais tous les enseignements, je peux donc les comparer et trouver leur point commun. Ce point-là doit certainement être le cœur du dharma, le centre magnifique de tout enseignement, le point fondamental qui irradie dans toutes les pensées. Si j’arrive à l’isoler, je tiens alors la pierre philosophale. Certainement alors l’abbé sera impressionné par cette synthèse si aiguillée qu’il décidera que la meilleure solution soit que je dirige ce monastère dès qu’il aura disparu. Il le fit donc et passa une longue année dans des montagnes et des vallées lointaines à rencontrer tous les sages, les yogis, les chamans, qui étaient en vie à cette époque. Sa connaissance des principes de toutes les écoles, religions, sectes, tendances et mouvements spirituels devint immense. Et avec tout ce savoir emmagasiné il retourna à la fin de l’année à son monastère pour se présenter devant l’abbé.

Le deuxième lui au contraire décida que le cœur du dharma devait se trouver au plus profond de lui-même et que pour le trouver il fallait qu’il soit absolument tranquille, sans tentations, uniquement focalisé à dénicher cette vérité intérieure. Il partit donc dans la forêt, ne prenant avec lui qu’une toile pour s’abriter. Il comptait sur les rivières pour étancher sa soif, sur les fruits sauvages pour le nourrir, sur la mousse tendre pour y dormir. Les nuages devaient être son abri, sa protection, les arbres ses compagnons, et la solitude la racine de la sagesse qui allait pousser en lui. Il y alla donc sans peur, sans penser que quoi que ce soit pourrait lui manquer car sa détermination était vraiment sincère. Et oui, il passa une année tranquille de méditation dans la nature, écoutant la forêt, comprenant intimement le dharma invisible, celui des êtres non animés, Tranquille, heureux, il dut se décider à quitter la hutte de branchages qu’il avait construite lui-même pour rejoindre le monastère car une année avait passé et il avait promis de se présenter devant lui. Aussi, laissa-t-il ses amis de la forêt et se mit-il en route sur le chemin du retour.

Le troisième se demanda franchement ce qu’il pouvait bien faire au nom du ciel pour trouver le cœur du dharma. Où, comment, quoi faire de spécial ? Aussi en fait il se rendit à la ville la plus proche. La première chose fut qu’il dut trouver un boulot car sinon impossible de manger et aussi dormir sur les trottoirs de cette ville était impossible car les gens lui marchaient dessus tout le temps. Les rues étaient bondées de monde, tout le monde était affairé, inutile d’espérer que qui que ce soit allait penser à s’occuper de lui. Il réalisa donc qu’il fallait qu’il se débrouille entièrement seul. Ses manières étaient celles d’un moine et donc non d’un laïc. Alors il s’adapta, entra dans les phénomènes de la vie quotidienne, comme tout le monde, s’harmonisa et petit à petit il comprit les préoccupations des gens. A la fin tout le monde le connaissait et le traitait comme un bodhisattva vivant, lui-même ne s’en rendait pas compte, il était heureux d’être un moine avec tous ses frères humains, qui peut-être ne pensaient pas comme lui, mais n’étaient pas différents de lui-même. Au bout d’une année il fallut qu’un de ses amis de la rue lui rappelle qu’il devait retourner chez l’abbé pour lui raconter son expérience. Alors il leur dit au revoir, et s’en alla dans la direction du monastère.

Le jour dit, ils étaient là les trois et l’abbé les accueillit, heureux de les retrouver. Chacun raconta son histoire, sa vie pendant cette année, ses expériences, ce qu’il avait appris, ce qu’il avait aimé ou ce qui fut difficile. Gentiment l’abbé les écouta tour à tour. A la fin il leur dit : vous avez vécu des expériences très intéressantes, mais je ne peux pas me décider. Je propose que toi qui rencontra tous les maîtres taoïstes, du Ch’an et du bouddhisme, passe une année complète à vivre en ermite dans la forêt et que tu reviennes vers moi quand ce laps de temps aura passé. Et toi qui vécus ermite dans ta forêt va donc passer une année dans la ville, pour voir comment tu te débrouilles dans le monde. Quant à toi qui vécut dans la cité comme un laïc, va dons rencontrer tous les maîtres de la loi, pour te faire un peu à l’enseignement des livres. Allez, allez-y, je vous verrai l’année prochaine.

Le maître des textes eut d’abord des difficultés à s’adapter à la vie de rien du tout dans la forêt, puis celle-ci pris petit à petit une existence, les chants des oiseaux remplacèrent les livres, les feuilles des arbres le changèrent des pages couvertes de kanjis, et l’odeur des arbres, des sapins, des pins remplaça agréablement pour lui l’odeur de la bibliothèque. L’ermite alla à la ville. Il lui fallu du temps pour rencontrer des gens mais il s’y fit. Il réalisa que les êtres humains étaient tous différents et intéressants, il s’occupa de ses semblables et développa, sans qu’il s’en rende compte, de grandes qualités de bodhisattva. Le zonard des villes n’aimait pas tu tout les lettrés et à vrai dire ces potiches de bibliothèques comme il les appelait ne lui donnaient aucune envie d’apprendre quoi que ce soit, il préférait discuter avec des gens simples dans la rue. Mais lui aussi petit à petit il s’intéressa, commença timidement à ouvrir quelques livres. Il y reconnu des pensées qu’il avait lui-même, cela lui donna envie de lire plus, si bien qu’au bout d’une année il avait emmagasiné de grandes connaissances.

L’année écoulée, chacun devant l’abbé pensait en lui-même qu’il avait accompli des progrès et une ouverture dans la direction du cœur de la Voie fantastique, que c’était bon cette fois et que l’abbé allait décider. Mais l’abbé les écouta tranquillement et resta les yeux dans le vague à réfléchir. A la fin il leur dit : oui c’est très bien, vous avez fait des progrès immenses, mais néanmoins vous ne possédez pas encore le cœur du dharma. Il vous faut encore passer une année dans cette étude mais cette fois toi qui a vécu dans l’enseignement des sutras et dans la solitude de la forêt, va donc passer une année en ville, cela te changera l’esprit. Et ainsi de suite chacun des trois dut encore une année partir pour découvrir une dimension nouvelle de l’enseignement, de la pratique de la solitude et de la vie normale de tous les jours. Ils aimaient beaucoup l’abbé aussi ne discutèrent-ils pas et s’en allèrent à nouveau. Ca leur réussit, ils furent très heureux de cette nouvelle aventure et c’est le cœur léger qu’après trois ans ils retournèrent enfin et finalement au monastère.

Lorsqu’ils arrivèrent à la grande porte, ils apprirent que l’abbé venait de mourir. Ils revenaient trop tard. Après discussion entre eux, ils décidèrent que le sussho allait diriger ce monastère et ils partirent chacun de leur côté ouvrir de nouveaux monastères qui devinrent très connus en Chine car non seulement les moines y apprenaient les sutras anciens et y travaillaient beaucoup, mais faisaient de longues retraites dans les forêts et étaient également envoyés seuls en ville où ils devaient de débrouiller avec leurs propres moyens. Cette école fleurit alors comme l’école universelle du Ch’an.

Zazen 7

Donc, touché en plein dans le mille par l’absolu, cet être humain se trouve alors confronté avec cette découverte. A la fois sur la montagne et ne pouvant y rester. Il peut être appelé un homme dominé par la vérité inconcevable. Souvent c’est un état où les pratiquants sont persuadés de posséder la Voie, n’écoutent plus personne, plus aucun enseignement ne rentre, ils sont semblables à une tasse de thé qui déborde. Mais il n’en reste pas moins que la réalisation intérieure est bien établie, peut-être même trop bien. Une forme de fanatisme n’est guère loin. Il faut alors faire hyper gaffe que cet absolu ne devienne pas l’absolu de notre ego.

Il y a de multiples pratiques spirituelles dans le monde, celles-ci participent à la joie des êtres, à leur réalisation, si dirigées vers la paix et le bien de tous, elles sont toutes infiniment respectables. Le bouddhisme est à cet égard une pratique heureusement égalitaire, pas d’élus particulier, de toutes façons pas de paradis, pas de mirage, pas de promesses, pas de chantage, tout le monde sans exception peut entendre le chant du coucou, tous égaux dans la Voie, aucun exclu. Qui serions-nous donc pour affirmer que le zen serait la seule pratique élevée pour l’humanité, qu’elle le soit pour nous d’accord et que cela nous permette de respecter toute personne qui a sa religion, sa voie spirituelle qui certainement est la plus haute pour lui, à condition qu’il n’en exclue personne ou qu’il ne force personne à l’adopter. C’est un rappel de compassion au moment où un pratiquant se trouve envahi par la vérité qui l’émeut et qui va définir sa ligne de vie. La tolérance est une bonne loi, l’humilité dans la pratique permet de tenir la distance.

Exprimer directement la vérité est en fait impossible, quelle vérité, la mienne, celle que j’ai découverte chez les autres en répétant des phrases mortes au lieu de la chose réelle. C’est devant cette impossibilité que Lin-Chi développa d’autres méthodes destinées à réveiller les bons pratiquants et non à les endormir par de belles paroles. Les réveiller et qu’ainsi dans l’instant, automatiquement ils pensent par eux-mêmes. Qu’est-ce que le Bouddha ? Un bâton pour se torcher. Koan. Un moine dit : ce qui est commencé ne doit pas être arrêté. Alors un autre prend une brouette, lui passe sur les jambes en lui faisant très mal et en disant : ce qui a démarré ne doit pas être stoppé. Et toc, réponse pratique à une phrase creuse. Ou bien : qu’est-ce que le zen ? Réponse : le zen c’est la concentration, ah bon qu’est-ce que ça veut dire ? Finalement si pris à la lettre cela devient comme les fondamentalistes : Dieu existe car la Bible le dit. Et pourquoi le dit-elle ? Parce qu’elle a été inspirée par Dieu. Dire alors le zen c’est la vie est salutaire. Ou alors le zen parle par paraboles, chacun peut y trouver la vérité qui lui fait du bien et l’encourage.

L’essentiel rentre dans les phénomènes, mais les deux ne sont pas en harmonie. Ca marche pas et pourtant beaucoup restent coincés dans leur vérité, persuadé qu’ils sont les seuls à la détenir, les guerres de religion en sont la preuve malheureuse, les croisades quelles qu’elles soient aussi, croisades de l’hygiénisme à tout crin, du politiquement hyper correct, il y en a des millions imbriquées comme tatouées dans l’esprit des gens où les autres ont tort et eux seuls raison. C’est le danger du troisième goï : rester sur sa propre montagne entouré de ses nuages. Mais quand même la vérité fait son chemin.

A cette époque, bien avant que l’école Lin-chi fasse des koans un élément central de l’enseignement de cette école, ils aimaient beaucoup s’affronter lors de questions et de réponses. Aujourd’hui on retrouve un peu la même chose avec les questions en ligne. Par exemple il fallait toujours qu’ils demandent : quelle est la signification de la venue de Bodhidharma à l’Est, ce qui veut dire quelle est la signification du Ch’an. Alors à force, bien sûr on peut trouver toutes les réponses qu’on veut à la fin : le cyprès dans la cour, mu, une volée de coups de bâton car à ce moment pour une raison qu’il aurait dû connaître il n’aurait pas dû poser cette question. C’est marrant et c’est tout. Une fois en fait Ungo Doyo vint devant Tozan pour lui demander, donc, quelle est la signification de la venue de Bodhidharma d’Inde en Chine. Ungo Doyo deviendra le successeur de Tozan et c’est lui qui donnera lieu après Tozan à la continuité de l’école soto. Tozan lui répondit alors :

  • Dans quelques temps tu auras des bottes de paille au-dessus de tête, ce qui veut dire le toit de chaume d’un monastère, et donc Tozan lui prédit qu’il deviendra abbé de ce monastère. Alors en ce temps-là si quelqu’un te pose la même question, que lui répondras-tu ?

Une autre fois un officier du gouvernement voulut savoir s’il existait un quelconque moyen d’approcher le Ch’an par la culture. Tozan lui répondit : lorsque tu deviendras un laboureur alors il y aura quelqu’un qui le cultivera.

Aussi lorsqu’un nouveau arrivait au monastère, peut-être pas tout de suite, mais il était certainement invité un jour à rencontrer l’abbé. La question rituelle était alors : d’où viens-tu ? Soit le gars disait je viens de la province machin, soit il disait je viens de nulle part, du style ma nature profonde est toujours ici, bref, ils s’amusaient bien avec leurs questions piège. Justement dans ce style, Tozan demanda un fois à un moine qui venait d’arriver :

  • D’où viens-tu ?
  • Je viens ici après avoir erré de montagne en montagne. Ce qui veut de temple en temple, de maître en maître, vu que les monastères étaient sur les montagnes.
  • En as-tu atteint le sommet, demanda Tozan.
  • Oui, je l’ai atteint, dit le moine. Bon c’est bien de ne pas hésiter, et c’est mieux d’atteindre le sommet que de se planter à mi-pente., bonne réponse.
  • Y a-t-il quelqu’un là-haut ?
  • Non il n’y a personne, répond le moine.
  • Si c’est ainsi, cela veut dire que tu n’as pas atteint le sommet, dit Tozan.
  • Si je n’avais pas atteint le sommet, comment pourrais-je savoir qu’il n’y a personne là ? dit le moine sans se démonter, encore une bonne réponse. C’est pas mal, ça fait déjà plusieurs occasions où le moine n’a pas dit de trucs idiots.
  • Et pourquoi n’es-tu pas resté là-haut ? demanda alors Tozan.
  • Cela ne m’aurait pas dérangé de rester là-haut, mais il y a quelqu’un dans le ciel de l’Ouest (sous-entendu le Bouddha) qui ne me l’aurait pas permis, dit le moine. Excellente réponse, gagné.

Rester dans l’absolu, sur la montagne, ou rester dans son esprit dans l’absolu, même au milieu des phénomènes, c’est comme le miel au fond de la tasse, et le thé au-dessus, cela ne peut rester ainsi longtemps. Ils vont se mélanger intimement, l’essentiel, l’absolu, et la vie de tous les jours. Le chemin qui descend de la montagne, celui de la compassion et de l’être humain est proche, le quatrième goï.

Zazen 8

Les cinq degrés de l’éveil sont plutôt des états de conscience et non des étapes inévitables de notre parcours vers une connaissance plus large, plus approfondie de nous-mêmes. Il ne s’agit pas non plus de les étudier du côté abstrait, d’extraire une signification des mots. Le Ch’an, le zen, sont des mots, la vie est aussi un mot, le tout est d’être vivant, comme il lui a répondu : tu sauras si la culture te mène au Ch’an lorsque tu laboureras toi-même. Alors le Ch’an, le zen, le tout est d’être Ch’an, d’être zen. Pas seulement être zen, avec des bouquets dépouillés donnant une impression merveilleuse de finesse, un calme vaporeux, pas s’énerver, joindre les mains, parler doucement et d’une voix suave, être gentil, comme si nous vivions dans scénario de film emmerdant avec une musique d’ascenseur, mais être zen, vivant, conscient, avec de la foi, de l’énergie, de la disponibilité, de l’amour et de la compassion, sauter dans les phénomènes sans avoir peur qu’ils nous tombent dessus, et préserver notre cœur.

J’ai eu une question sur le site du dojo de Genève, un peu compliquée, mais qui montre aussi ce que les personnes voudraient savoir, ce à quoi ils voudraient avoir une réponse, ils aimeraient bien voir où ils vont, le but de la promenade, et pouvoir alors y être et s’arrêter. Mais arrêter dans la vie, qu’est-ce que ça veut dire, mourir, se comporter comme un petit légume, s’enfermer sur la montagne, seul, rien de tout cela n’est possible, alors autant profiter du voyage. Bon donc la question :

  • La ‘Voie’, l’octuple sentier, le satori, la pratique de zazen et toute une pléthore de concepts abstraits décrivent plutôt bien le ‘comment’ vivre le bouddhisme, mais manquent cruellement de repères. Par analogie, c’est comme si on souhaitait arriver dans de bonnes conditions à une destination et que l’on se définissait toutes les règles nécessaires, tout en oubliant de définir le point d’arrivée. Le toit avant les fondations?

Si vous prenez le train, quand vous arrivez à votre destination le voyage est terminé. C’est généralement pour cela que les gens voyagent, pour aller quelque part, ailleurs. Ce voyage-là, celui de son sentier spirituel, pour un être humain dure toute la vie, on n’arrive jamais vraiment quelque part. Arriver dans un lieu où tout est parfait ? S’asseoir et se reposer ? Toutes ces pratiques salvifiques, comme le sentier octuple, ou l’ascèse, la méditation corps-esprit, les goïs contiennent en eux-mêmes la Voie, en ce sens le voyage est en lui-même le but. Si vous allumez une lampe, celle-ci va répandre de la lumière de façon continue tant qu’il y a du courant et que le filament tient bon. Mais dans la vie, satori et illusions, lumière et obscurité, se mélangent, personne n’échappe au démon de l’impermanence, tout change tout le temps, rien n’est fixe comme une gare, des rails, des règles, une destination connue, exprimable et certaine. Même zazen et la vie de tous les jours s’interpénètrent naturellement. Il est dit que plus vous recherchez un but, une Voie, plus celle-ci s’éloigne de vous. Etienne disait: le zen c’est la vie. Le zen n’est pas une dimension séparée de la vie, il est juste la vie, ouverte, consciente, compassionnée, universelle et tous les Bouddhas sont des êtres humains. Il faut trouver soi-même ses propres fondations. En fait c’est à partir de nos propres fondations, intuitives, non exprimées, que nous sommes amenés à une pratique spirituelle. Si ce n’était pas le cas personne ne s’engagerait dans une telle Voie car il n’en aurait aucune conscience.

Une telle voie spirituelle ne peut être que personnelle, elle est poussée par tout, comme les plantes le sont par la terre, la pluie, le vent qui leur apporte des matériaux nouveaux. Celles-ci poussent sans se poser de multiples questions et pourtant elles poussent. Comme le bien grandit en nous avec de bonnes pratiques, comme tous les phénomènes nous amènent un enseignement, tous les contacts que nous avons nous enrichissent. Tout cela de plus profite à tout le monde, aussi nous ne nous lançons pas sur un tel chemin que pour nous-mêmes mais pour le bien de tous.

Par la suite la pratique spirituelle devient un élément constitutif de notre vie, une fondation alors renouvelée, la foi et la confiance se manifestent de plus en plus, et les questions disparaissent, tout devient transparent et évident. Notre être est alors intégral, corps, esprit, intérieur, extérieur. En cela la maison se construit et le toit apparait de lui-même. Mais il y a toujours des ouragans, le toit s’envole, les fondations restent.
Dogen a dit: “Si vous construisez un étang, ne le faites pas en attendant que la lune s’y reflète. Construisez-le et naturellement la lune s’y reflètera.”

A ce moment de la pratique, l’esprit s’ouvre alors au quatrième état de conscience, au quatrième goï, l’absolu, l’essence, la vacuité s’harmonise avec les phénomènes, même davantage, les phénomènes contiennent en eux-mêmes l’essence des choses et leur absolu, et l’absolu lui-même contient en essence les phénomènes, le relatif. Cela correspond à une grande ouverture de l’être, car il se rend compte du côté limité et peut-être fractionnaire qu’il entretenait dans la Voie. Celle-ci s’ouvre à lui comme un espace dans lequel il peut librement naviguer, espace intérieur et également espace extérieur, il n’est plus gêné par trop d’idées reçues, il peut alors hisser les voiles et partir sur l’océan. Mais bien sûr il a fallu construire le bateau, trouver du bois ailleurs, coudre les voiles, avoir du tissu, concevoir le gouvernail en regardant aussi ce qui avait déjà été réalisé, profiter de l’enseignement reçu tout en gardant une vue plus critique sur certains passages. Aussi les trois premiers états de conscience sont également essentiels, aucun d’entre eux ne doit être considéré comme négligeable et sans importance vitale. Il est évident que pour se débarrasser du langage tout fait et du sens particulier des mots, il faut apprendre à lire, à connaître leur signification aussi limitée puisse-t-elle être. Il ya une grande différence entre garder le silence et ne pas savoir quoi dire.

Une question m’a été posée : si nous sommes nous-mêmes, le soi, et que le monde est le soi également, et que tous les êtres sont aussi le soi, comment puis-je oublier mon ego et m’identifier avec le grand soi et avec toutes les pièces de ce soi ? J’ai essayé de répondre de la façon suivante: votre soi n’est pas l’ego, votre petit soi, en fait il contient le soi universel. Bien sûr ce que nous appelons l’ego est différent. Le soi est le soi universel, pas de contradiction, pas de séparation est la clé. Avoir alors foi en soi-même, en son propre soi, est également avoir une foi universelle dans le soi de tous les êtres.

Tout cela se réalise, se manifeste de façon lumineuse quand un être humain s’ouvre à l’état du quatrième goï.

Zazen 9

L’absolu et les phénomènes de la vie de tous les jours s’interpénètrent, nous voyons clairement que chaque phénomène contient en lui-même l’absolu et que celui-ci contient potentiellement tous les phénomènes. Une fois cette question avait été posée en mondo : comment de fait-il que le Tao, qui est l’unité, puisse se partager dans la dualité ou dans la multiplicité de toutes choses. Le tao n’est pas une entité unique, comme un électron par exemple, mais contient en lui-même toute dualité, toute diversité.

C’est ainsi aussi l’histoire de notre univers, juste après le big-bang. Au début de l’énergie devenant une multitude de proto-particules indifférenciées, interagissant constamment les unes avec les autres. Tout y est contenu, y compris plus tard les dinosaures, les insectes, les humains, les montagnes et les rivières, mais à l’état potentiel non encore différencié. C’est semblable à l’absolu, il ne s’est pas encore solidifié. Ensuite petit à petit l’énergie se transforme en matière, le monde devient moins agité, les grains de lumière peuvent passer sans se cogner constamment partout, et le monde devient lumineux. Tout cela commence à s’agréger en filaments, en grumeaux qui donneront lieu aux galaxies et aux étoiles où l’énergie de l’univers se concentre par gravitation. Il reste aussi de l’énergie diffuse inobservable jusqu’à maintenant, l’énergie noire. Tout continue à évoluer jusqu’à nous. Nous pensons toujours que nous sommes extrêmement particuliers, mais en essence bien sûr nous venons tous de cette universalité, de l’espace-temps où le Tao était encore unifié. Il l’est toujours car tout y est inclus, même si les parties de notre monde sont maintenant très différentes les unes des autres, toutes sont le Tao, car chaque partie reflète le tout.

C’est aussi le cas en ce qui concerne notre vie. Aucun de nos actes, particulier en lui-même ne peut être séparé de la totalité de notre existence. Il est à la fois particulier car à chaque instant nous pouvons décider ce que nous allons faire l’instant suivant, et cet instant est indépendant de celui qui le précède, mais aussi chaque acte s’inscrit dans tout un monde, qui remonte aux confins de l’existence universelle de tout ce qui est contenu dans notre univers.

Prenez l’exemple d’un arbre. Un arbre c’est un arbre me direz-vous, oui c’est certainement vrai. Si vous restez sur cette position unique, alors vous direz également moi c’est moi, et puis un point c’est tout. Mais en êtes-vous bien sûr. Personne ne naît physiquement de lui-même et pourtant c’est bien lui-même qui naît et personne d’autre. Un arbre ne grandit pas tout seul, il y a la terre, la pluie, le vent, on pourrait aussi bien dire que l’arbre c’est la terre, la pluie et le vent. L’universel et le particulier se contiennent l’un l’autre. C’est un fait, autant dépasser dans notre esprit toute contradiction que nous ferions entre les deux, du style soit c’est universel, soit c’est particulier, soit je suis moi-même, soit je ne suis pas moi-même, nous sommes tous les deux. Cela demande un petit effort de raisonnement et également d’humilité pour arrêter de se prendre pour le centre du monde. Et bien sûr cela pénètre notre vie, notre façon de voir les choses, nous entendons le chant du coucou, il nous touche, l’universel nous touche bien que nous restions également nous-mes.

Un jour ou l’autre le premier état de grâce, l’irruption de l’absolu en vous-mêmes se confronte aux phénomènes. C’est semblable à la carte du tarot, la Maison Dieu, où l’éclair explose la maison. Apparaît le doute. Le doute est une grande dynamique à condition de ne pas s’y perdre. L’enthousiasme du départ, ce qu’on appelle l’esprit du débutant, le constructeur de la maison, a atteint une certaine confiance, une plénitude, mais celle-ci elle-même est un rêve, une illusion, comme si la vie pouvait s’arrêter et que le pèlerin reste tout à coup sur place. Il redescend fatalement un jour dans la vallée. Où est la vallée, où est la montagne, où suis-je ? Alors les repères fixes, absolus, les phénomènes, la vacuité, même la Voie apparaît illusoire. Pourquoi réaliser quoi que ce soit ? Comment sauver tous les êtres, moi qui n’ai qu’une vie, au mieux de quatre-vingts ans, alors qu’ils sont des milliards ?

C’est un peu comme Bouddha qui sort de son palais. Ou un rat de bibliothèque, une personne extrêmement studieuse qui cherche l’essence du tout en étudiant les philosophies, les courants, les analogies et les points communs, qui finalement sait à peu près tout, et il continue. Un jour une jeune étudiante vient lui poser une question est s’assied en face de lui sur la table. Il lève alors les yeux de ses grimoires pour se trouver en face de ses fesses bien moulées dans une jupe étroite, de ses hanches, ses jambes nues, elle balance un pied glissé dans une chaussure fine qu’elle retient uniquement par les orteils et sa chemise est un peu ouverte révélant une douceur infinie dans la naissance de ses seins. Elle le regarde, se penche vers lui et lui parle. Il n’entend rien, il regarde les lèvres, le mouvement de ses mains, il sent son odeur parfumée qui chasse d’un coup l’odeur de poussière et de papier vieilli qui faisait son habitude, la musique de sa voix qui porte toute la sensualité de son corps qu’il devine sans le voir. Les grimoires ont disparu, la quête de la vérité dans ses livres s’est évanouie, la vérité est juste là en cette femme. Si le diable arrivait pour lui demander ce qu’il donnerait pour qu’elle soit vraiment avec lui, intimement, il donnerait tout pour que cet instant perdure.

  • Vous ne m’écoutez pas, dit-elle.
  • Pardon, qu’est-ce que vous dites ?
  • Vous me regardez c’est tout mais vous ne m’écoutez pas.

Et lui pense mais j’en ai rien à foutre de mes livres, des questions, bref il ne s’est plus où il en est. Irruption à la fois d’un absolu, car inconnu, et un petit phénomène, les deux d’un coup emportent son âme. Le phénomène lui-même est l’essentiel, là il réalise que c’est fini de passer sa vie à côté des occasions, dès maintenant ça va changer, bon il faudra quand même qu’il s’encourage à sortir de sa prison studieuse pour voir la vie, mais c’est fait il est emmené par la Voie de la vie. Un grand doute aussi sur ce qu’il est juste maintenant, s’est-il trompé de Voie, n’a-t-il pas raté des tas de petites choses qui l’auraient enjoué, n’a-t-il pas vu dans chaque petite action le côté universel du désir qui monte, vite malgré la période des grimoires, ça l’étonne mais il aime bien ça, mais se dit-il où est la vie, je ne vais pas la trouver dans mes livres, mais avec elle oui, ça sûrement.

Bon ce qu’il va alors faire, que va lui proposer l’étudiante, n’est pas vraiment pour les oreilles de moines et de nonnes concentrés sur une sesshin, alors je ne vous le dis pas, les histoires érotiques ce n’est pas pour maintenant et pourtant dans la Voie existe aussi un désir profond de connaître son monde, de partir avec cette femme. Les contradictions ont disparu de son esprit, la vie avec tout y a fait irruption. Le zen et la vie ne sont pas séparés.

Zazen 10

Pour que tout cela se passe voyez-vous, il faut alors être capable de voir que l’absolu et le relatif font partie du royaume de la relativité. Il y a une vie en dehors du zen, lui disait la femme d’un maître de la transmission. Chaque chose alors est vue comme la Voie. Pourquoi celle-ci d’ailleurs serait-elle spéciale pour des êtres humains qui n’ont qu’une seule vie, sans espoir de pouvoir retourner en arrière pour corriger ce qui les dérange ou revivre ce qu’ils ont aimé. Absolu, relatif ne sont que des mots. L’être éveillé ne va pas s’arrêter à des mots, ce qu’il vit est infiniment plus profond, plus large que ce genre de classification. Rien ne vous empêche d’être libres, alors si jamais ce sont les idées sur le zen qui vous en empêchent, débarrassez-vous en tout de suite, vous trimballez des concepts inutiles, des menottes alors que vous êtes déjà sortis du poste de police.

Tozan l’exprima alors dans ces stances :

L’essentiel et les phénomènes se rejoignent !

Il n’y a aucun besoin d’éviter que leurs épées se croisent !

Le soldat expérimenté fleurit comme le lotus magique au milieu des flammes,

Au même instant et de tout temps ses vœux héroïques percent les cieux.

Les fruits de la vie religieuse peuvent être récoltés. Dans son esprit finalement aucune différence n’est à introduire entre tous les Bouddhas et les autres êtres. Il y a toujours la vie et la mort, l’impermanence. La Voie a perdu alors tous ses attributs spéciaux dont l’être humain l’avait paré. Au début il ne reconnaît plus la Voie telle qu’il l’avait imaginée, telle qu’il l’espérait, dans laquelle il pensait pouvoir s’identifier comme le mec dans la bibliothèque avec ses bouquins, telle qu’elle l’habitait aussi ressent-il comme un abandon, il doit aller au-delà de ce doute créé par l’évanouissement de ses certitudes, tout vole en éclat, il doit inventer.

Cela est une véritable coupure. Soit vous restez dans votre absolu, seulement zazen, la Voie des Bouddhas anciens qui ont vécu avant nous et que nous devons suivre aveuglément, et vous continuez à gober les œufs d’une autre poule, soit vous commencez à inventer, c’est-à-dire à mélanger le Ch’an, sa pratique, sa philosophie, tout ce que vous avez emmagasiné, avec votre vie réelle, celle de maintenant, seul. Personne ne peut demander à qui que ce soit d’autre : s’il vous-plaît inventer moi une vie. Alors n’ayez pas peur, la liberté fait toujours peur, car il faut alors s’opposer à tous ceux qui veulent vous remettre dans une boîte. Vous allez à l’asile, toc des psychotropes, comme ça vous ne dérangerez personne, vous faites du bruit, chut, chut, vous vous habillez comme vous aimez, ah quand même il pourrait se fringuer d’une façon convenable, donc en même temps il faut aussi du courage. C’est un peu comme la dernière carte du tarot, le mat, sans numéro, suspendu dans le vide et riant.

Par exemple, j’écris ce kusen à la maison avec un verre de whisky, et je vais me faire péter un cigare de Cuba, un puro, de taille respectable. C’est le jour de l’Ascension, pour la plupart des gens cela ne signifie rien du tout c’est surtout un jour de congé. D’un côté vous avez l’attitude purement phénomènes, avant le premier goï, l’Ascension c’est un jour de congé, le reste j’en ai rien à foutre. D’autres peut-être se concentrent sur la signification de l’Ascension du Christ au ciel. Trouver ce que veut dire le ciel, pourquoi, quarante jours après Pâques, rappel de la résurrection, Dieu le Père, sa droite intercédant pour les pauvres pêcheurs que nous sommes. C’est l’absolu, mais qui peut imaginer que tout cela soit réel, c’est du domaine de la croyance parce que les gens aiment bien croire à quelque chose qui les dépasse, même si c’est une chose impossible ou totalement irréelle. Dans le zen, c’est plus simple vu que tout le monde est humain, personne n’est né directement de Dieu, tous nous sommes nés du monde et vivons de ce monde. Les idées de religion sont imbriquées chez beaucoup de personnes, si bien qu’elles ont beaucoup de difficultés à entrevoir une pratique spirituelle humaine, ou une religion, ce qui relie les êtres, humaine. Sans intervention extérieure. Alors l’Ascension de qui ? C’est nous tous qui devons ascensionner spirituellement, car c’est la voie pour sauver les êtres et sortir de notre errance de quarante jours sur terre, sans demeure. C’est également le symbole de rentrer dans sa propre maison. Le Christ est dit avoir passé quarante jours à errer sur terre avec quelques apparitions dans les esprits, et finalement, comme le pratiquant sincère entendant le chant du coucou dans les bois, le vent du Ch’an, il décide de rentrer chez lui, dans sa véritable maison. Dix jours plus tard, l’esprit descend sur les disciples, ils se rendent compte qu’ils sont seuls et que l’avenir de l’humanité dépend d’eux, car à leur place à eux, il n’y a qu’eux-mêmes.

Restez souples, jamais rigides, le monde contient suffisamment d’inquisiteurs. Voyez dans cet exemple les choses aussi simplement et humainement que possibles. Esprit saint, éveil à soi-même, résurrection, nouvelle vie intérieure, ascension, réalisation de sa foi et résolution des doutes, bon, crucifixion, à éviter.

Il est possible pour tous de voir sa vie quotidienne avec un œil neuf, l’œil du Shobogenzo, l’œil de la vrai loi, voir la vérité, alors celle-ci prend un sens, pas besoin de l’expliquer à qui que ce soit, mais votre vie prend un sens, connu de vous-même. Ceci est une relation très proche avec vous-même, une intimité profonde, libératrice, car vous n’avez plus besoin d’aller la mendier à l’extérieur, love me, love me, please love me, etc, mais dire alors I love you, j’ai suffisamment d’amour, de foi à l’intérieur pour vous le donner. Vous avez abandonné votre guenille de mendiant comme dit Etienne, et votre manteau de roi ne vous intéresse plus.

Vous comprenez ? J’avais un professeur de physique théorique qui donnait des cours sur les espaces riemanniens, la relativité générale et la thermodynamique de la particule libre. Un personnage connu mondialement et un peu spécial, nous y allions pour le spectacle. Il commençait son cours en français, continuait en allemand, faisait des annotations en latin ou en grec au tableau, remplissait tout le tableau noir avec des équations dans tous les sens, et à un moment il s’asseyait. Ne disait rien, il bourrait sa pipe et nous regardait. Apres l’avoir allumée, goûté les premières bouffées, il nous demandait avec un accent suisse allemand à couper au couteau et gentiment : alors, vous comprenez ? Nous que dalle.

Zazen 11

Bien sûr la vie au temps de Tozan était très différente de la notre aujourd’hui. Le mélange et la compréhension réciproque de l’absolu et des phénomènes était probablement pas tout à fait la même car les phénomènes n’étaient pas les mêmes. Néanmoins dans l’harmonisation intérieure et la conception de l’universel et de sa vie, cela ne fait guère de différences : aucune séparation n’existe entre quoi que ce soit.

Une fois Tozan était entrain de laver son bol et il regardait deux corbeaux qui se disputaient la proie d’une grenouille. Alors un moine s’approche et lui demande : pourquoi se retrouvent-ils dans un tel état ? C’est à cause de toi, lui répondit Tozan.

On naît, on vit, on meurt, ça c’est pour tout le monde, tout le monde est logé à la même enseigne. Alors quoi ? Où est la différence ? A mon avis il est toujours bon dans ce genre de questions d’éviter les réponses toutes faites ou mystiques, zazen, zazen et zazen. Qu’est-ce qui différencie l’homme de la rue qui lit seulement le journal local, promène son chien en pantoufles sur le trottoir, râle contre les étrangers, bouffe la cuisine de sa femme et la baise quand rien ne l’intéresse à la télé, ce qui n’est pas souvent du tout, et un moine ? Les deux ont une vie humaine, les deux vont mourir. C’est comme ce qui différencie une soupe sans sel et une soupe avec du sel. Quelle est la différence. La différence c’est le sel. Le sel de la vie. « Seul celui qui sait qu’il y a un homme derrière Bouddha peut participer à cette discussion », dit Tozan.

La voie du Bouddha est l’étude et l’enseignement de la nature humaine, sans oublier toute l’étendue de notre bêtise, l’éventail de nos désirs, nos illusions et nos préférences. La posture de Bouddha ne se limite pas à la posture assise, quoi que nous fassions cela doit être Bouddha. Donc ayant eu la chance d’être visité par la conscience de l’absolu, par la présence de l’éveil, de notre propre conscience, il ne s’agit pas d’agir de façon absurde, sans agir comme un Bouddha. Dans le roman de Camus la Peste, un gars habité par l’idée absolue d’écrire un grand livre passe son temps à en réécrire la première phrase. Un autre compte inlassablement des petits pois les passant d’une bassine à une autre. L’absurde. Avec la pratique de zazen, provenant d’une illumination première, l’absurde se met en mouvement, un grand but peut apparaître.

Il ne faut pas n’en rien faire. Tozan demanda une fois à l’un de ses moines qu’est-ce qui était le plus pénible au monde. Le moine répondit : l’enfer est le plus pénible. Et Tozan lui dit : Non ! Alors le moine le poussa à dire ce que de son point de vue était le plus pénible au monde. La réponse de Tozan fut alors : Porter un kesa de moine et être toujours ignorant de l’éveil est le plus pénible. Une fois au camp d’été, la responsable de la couture, au début de la deuxième session qui se termine généralement par les ordinations prit la parole après le diner pour demander s’il se trouvait des personnes qui voulaient coudre un rakusu. C’est voir les choses du point de vue des phénomènes uniquement. Stéphane choqué fit alors remarquer que la question était de savoir si des personnes désiraient recevoir l’ordination. Si oui, après il est possible de leur expliquer comment faire un rakusu, quelle en est sa signification, pourquoi il est bien qu’il le fasse eux-mêmes, je m’enseigne moi-même là car je n’ai jamais cousu de rakusus, un kesa oui, mais pas plusieurs, je n’ai aucune patience pour la couture alors que je suis heureux d’être en zazen pendant des heures. A la fin l’absolu et le phénomène se rejoignent, comme le cri et l’écho de la vallée.

Pour revenir à ce développement de la compréhension du zen à travers laquelle chacun passe au cours de sa vie de pratique, c’est-à-dire étude des phénomènes pris en eux-mêmes, éclosion du sentiment de l’absolu suivi d’un certain attachement à promouvoir et considérer uniquement ce qui est absolu comme essentiel, fondamental dans sa vie, au détriment des petites choses, et finalement comprendre profondément que les deux sont teintés de l’autre, la pratique de zazen est un élément de base. Pourquoi ? Comment ça peut se passer naturellement à l’intérieur d’un être humain ? Quelle est la dynamique introduite dans tout cela par la pratique de zazen, car vous pourriez penser que c’est une évolution naturelle due à l’âge qui passe et d’un peu de sagesse qui rentre avec les bruits de la vie. Aussi c’est vrai bien sûr, mais avec la pratique de zazen, ça va plus vite, nous avons alors plus de vie consciente, plus d’ouverture dédiée aux autres et à la fin une satisfaction d’avoir vraiment vécu au-delà de nous-mêmes seulement.

Comprendre par son corps et son esprit en même temps est essentiel. Si vous vous pétez un doigt, vous comprenez par votre corps, si vous lisez des livres, vous comprenez par votre esprit, avec la pratique de zazen vous comprenez avec les deux. L’observation de la respiration vous permet facilement de descendre en vous-mêmes, vous la suivez tranquillement, elle pénètre vos poumons, descend dans votre ventre qui bouge un peu, vivant, vous la poussez un peu plus bas, vers le fond de vous-mêmes, rien de votre corps ne vous reste étranger. C’est un monde magnifique, un univers en soi. C’est simple un peu d’attention suffit, ne pas forcer, ne pas croire qu’il faille absolument expirer jusqu’à s’étouffer, laisser aller les épaules, le ventre, l’esprit. C’est un équilibre vécu. Il est semblable à l’équilibre entre l’absolu, souvent tendu, et les phénomènes souvent relâchés, par votre corps lui-même vous découvrez cet équilibre. Alors me même équilibre suit aussi dans les actions de la vie, pas trop tendu vers quoi que ce soit, pas négliger quoi que ce soit non plus, c’est une saine et simple philosophie pratique de la vie.

Il y a aussi au-delà comme on dit. Au-delà c’est le cinquième goï, que nous verrons plus tard.

Zazen 12

Comment faire alors pour évoluer, les gens veulent des fois savoir combien de fois il faut pratiquer par semaine.

Dans l’ancienne Chine, le roi d’un minuscule état n’avait qu’un seul fils. Il était très beau, courageux, aimable, mais il avait un grave défaut, il était très lent et indécis. Dans les courses, les tournois, les fêtes de la cour avec leurs jeux et leurs épreuves il finissait toujours le dernier. Chaque année le chambellan, qui avait une fille magnifique et dont le fils du roi était très amoureux, organisait un bal à la fin des récoltes. A chaque fois il se faisait devancer par ses rivaux et la délicieuse Lin-Yang dansait alors toute la nuit avec d’autres cavaliers et lui restait seul comme une andouille.

A la fin il en éprouvait un tel chagrin qu’il décida d’aller demander conseil au dieu de la montagne. Il scella son cheval, partit et voyagea pendant de nombreux jours, passant de hauts cols et traversant des montagnes et des précipices terribles. Enfin il arriva devant la dernière montagne. Ses flans étaient si escarpés, la pente si raide, qu’il dut descendre de cheval et grimper à pied en le tirant par la bride. Arrivé au sommet quelle ne fut pas sa surprise de découvrir une vieille femme qui filait de la laine sous un pin :

  • Que cherches-tu étranger ? lui demanda-t-elle.
  • Je viens d’une lointaine contrée et j’ai passé des jours à cheval pour venir consulter le dieu de la montagne et lui demander son aide.
  • Va jusqu’à la cascade, appelle trois fois le nom de Youta et le dieu de la montagne apparaîtra.
  • Il alla donc jusqu’à la cascade, prit son souffle et cria par trois fois : Youta, Youta, Youta !
  • Que me veux-tu ? gronda une voix puissante et caverneuse, alors qu’au même instant un vieillard colossal se matérialisait devant lui. Il était si grand que son crâne rasé touchait les nuages et sa barbe blanche s’étendait jusque dans la vallée, ses pieds étaient énormes.

A la vue de ce géant il trembla de peur, mais réussit quand même à lui parler avec courage :

  • Noble Youta, Dieu de la montagne, je suis affligé d’un grave défaut : je suis lent et indécis. Tous les ans au bal des récoltes je suis devancé par mes rivaux et ma bien-aimée, la femme que j’aime dans avec les autres.
  • Prince, lui dit le dieu de la montagne, je vois que tu as un cœur sincère et je vais te donner ce que tu me demandes, mais fais bien attention à en faire un bon usage.

Sur ces paroles, il sortit de dessous sa robe, un tout petit grain, pas plus gros qu’un grain de sésame :

  • Voici la perle de vent, il te suffira de la mettre dans ta bouche et tu iras aussi vite que le vent !

Et le dieu de la montagne disparu dans les nuages.

Le prince revint donc dans son royaume, le cœur rempli d’espoir, il se voyait déjà tenir sa belle dans ses bras. Il serrait précieusement la perle de vent dans un petit sac qu’il portait en bandoulière autour du cou. Finalement la période des récoltes arriva. Dès les premières mesures du bal, il fourra la perle de vent dans sa bouche et il s’élança vers l’estrade de danse. La délicieuse Lin-Yang se tenait aux côtés de son père le chambellan. Mais il courait si vite, si vite, qu’il les dépassa, et n’arriva à s’arrêter qu’au milieu d’un champ, loin de la fête.

Il rebroussa alors chemin, mais la délicieuse Lin-Yang dansait déjà avec un cavalier. Elle l’épousa le printemps prochain et le prince tomba alors dans une profonde mélancolie. Toute raison de vivre l’avait quitté. Un jour, complètement désespéré, il alla se réfugier auprès d’un moine Ch’an qui vivait dans une caverne à quelques kilomètres du palais.

  • O moine, lui dit-il, je ne pouvais pas approcher de ma bien-aimée parce que j’étais trop lent et j’arrivais toujours le dernier au bal pour danser avec elle, mais c’était toujours trop tard. Alors j’ai fait un voyage périlleux, traversé des précipices et escaladé des montagnes pour rencontrer le dieu Youta. Il m’a donné la perle de vent, qui me rendait plus rapide que le mistral, et je n’ai toujours pas pu approcher ma bien-aimée.

Et le prince se mit à pleurer.

  • Noble prince, dit l’ermite, le Ch’an nous enseigne qu’il ne faut manger ni trop ni trop peu, boire ni trop ni trop peu, dormir ni trop ni trop peu. A chaque instant de nos vies, il convient de donner la réponse juste, tout le reste n’est qu’illusion.

Par la suite le prince accéda au trône, et régna très longtemps. Il fut l’un des rois les plus sages que le pays eut connu, et même encore on en parle dans les légendes.

Les goï, les chemins de l’éveil, ne sont à parcourir ni trop lentement, ni trop vite, il s’agit que cela soit juste. Même chose pour la pratique, ni trop, ni trop peu. Trop, chacun s’épuise, trop peu pas d’enseignement, aucune chance de danser avec la belle Yin-Yang. Alors je crois ça va on peut sonner la fin du zazen et le continuer dans nos petites activités, qu’il ne s’agit en rien de négliger.

Zazen 13

Au cinquième degré de l’éveil, le pratiquant trouve son nirvana dans le samsara, les choses normales de la vie sont son bonheur. Avant encore l’idée de l’absolu le tarabustait mais il est devenu finalement normal. Tozan écrivit alors un poème :

Voilà, il est arrivé à l’unité suprême !

Au-delà du « il est » et du « il n’est pas ».

Qui s’occupe de suivre les rythmes de ce poème ?

Laissez les autres aspirer à l’extraordinaire !

Il est heureux de retourner chez lui et de s’asseoir parmi les cendres !

Après tout ce périple intérieur, il est marrant de découvrir que Tozan est heureux de s’asseoir parmi les cendres. Chacun se dit : maintenant que je suis finalement entièrement vivant, je ne vais pas m’asseoir dans des cendres, mais au contraire dans les prairies fleuries et la joie de vivre chaque instant. Franchement à la fin cela ne vaut pas le coup, si tout désir a disparu. En fait il veut dire, savoir mais encore ne pas savoir, est l’état le plus haut. Les cendres ne sont pas la mort, mais le symbole de ce qui a brûlé, et qui pourtant est toujours là sous une autre forme. Les illusions sont parties, mais elles sont toujours là, elles ont pris une autre forme. Le Tao lui-même ne peut être connu, toute intention de poursuivre Bouddha n’a plus de sens et même devient une honte. Au cours d’innombrables kalpas la vérité n’a pu être connue par aucun patriarche issu de l’école du sud.

Cette vérité est juste au-delà, au-delà de l’essence, au-delà des phénomènes, comme le silence et les sons se trouvent réunis dans une vérité qui ne peut alors s’exprimer, comme l’action et la non-action, la voie positive et la voie négative, l’immédiat et le graduel, le mouvement et l’immobilité, l’extérieur et l’intérieur. « La réalité éternelle est magnifique, au-delà de l’illusion et de l’éveil, elle surgit dans un flot continu. » Toute tension entre elles est alors abolie. Nous sommes alors aussi en plein mysticisme, car rien ne peut exprimer directement le Tao, qui chante le sutra de la vérité inexprimable, comme le dit le sutra de Vimalakirti.

Essayez pour voir d’exprimer la vie, de savoir ce que c’est vraiment. Probablement, vous allez osciller entre dire qu’il s’agit d’une organisation extrêmement compliquée qui marche toute seule, comme un super hyper ordinateur, si subtil qu’il arrive même à savoir lui-même ce qu’il contient dans toutes ses mémoires vives, ou de l’autre côté dire qu’il y a dans la vie, dans la conscience des êtres quelque chose qui vous échappe, une vie propre et vous êtes alors semblables aux mystiques. Le zen est plein de mystiques, il est plein aussi de terriens. Ce genre de contradiction n’est pas résolue, c’est peut-être aussi pourquoi Tozan dit qu’il s’assied dans des cendres, sa quête ne le mène pas plus loin. Bon pas de problèmes, il s’agit juste de le savoir et d’arrêter de se prendre le nœud pour savoir ce qu’est le Tao. Le Tao c’est le Tao et voilà, circulez, vous ne pouvez rien voir. Bon il y a aussi un enseignement plus humain, sur être alors dans une condition normale, sans rien de spécial, qu’on verra plus tard après l’intermède mystique.

Tozan dit : il est arrivé à l’unité suprême, mais il ne dit pas qu’il y ait quelque chose à voir. C’est un peu comme si vous étiez capables de vous approcher de plus en plus du big-bang. Ceci se fait en physique des particules en augmentant l’énergie des interactions entre elles et simulant les conditions proches du commencement de notre univers. Mais je ne vais pas vous parler du LHC, pas de soucis. Donc plus vous vous approchez des conditions dans lesquelles aucune différenciation n’apparaît, moins vous voyez quoi que ce soit, tout disparaît et au-delà du big-bang, rien à voir, juste de l’énergie invisible pour nous.

De même nous pouvons comprendre ce que nous faisons, comprendre ce que nous ne faisons pas, mais l’état où à la fois nous agissons et n’agissons pas n’est guère exprimable. C’est là qu’on retrouve le fait que le zen est une expérience intime, seulement dans notre intimité profonde nous savons, mais ne pouvons l’exprimer. Et en même temps nous vivons une chose réelle. Le subjectif et l’objectif sont intimement mélangés comme le lait et le miel. Inséparables alors, impossible de voir le miel, impossible de voir le lait, seulement leur unité. Tozan va plus loin en disant « Au-delà du « il est » et du« il n’est pas ».

Comment quoi que ce soit peut-il être et ne pas être à la fois ? Et pourtant nous savons tous intimement que nous pouvons être heureux et malheureux à la fois, avancer et reculer en même temps, vivre et mourir à chaque instant. Tout cela dans la vie. La recherche est terminée, l’étude des phénomènes est passée, ainsi que celle de l’absolu, même celle de la rencontre de l’essentiel et du provisoire, au-delà pour un être humain il y a simplement sa vie. Il a fait un grand tour pour revenir se poser chez lui, dans sa vie, mais riche de toute cette expérience. Il sortira peut-être toujours son chien en pantoufles, regardera la télévision, mais maintenant il le sait, et s’il sort son chien en pantoufles c’est qu’il l’a décidé et que cela n’a strictement aucune importance par rapport à la vie inexprimable qui l’habite et l’anime chaque jour.

Ceci peut s’exprimer aussi en disant : au début l’homme voit les montagnes comme les montagnes. Ensuite il voit les montagnes comme pas des montagnes et à la fin il voit à nouveau les montagnes comme des montagnes. Même chose avec Etienne qui a dit : un moine zen c’est un moine zen. C’est comme ça.

Zazen 14

Après cet épisode de conscience mystique sur le fait que le Tao, le Ch’an et le zen en fait à la fin ne sont que vacuité, voyons quand même l’être humain qui s’est rendu compte de tout cela. Qu’est-ce que ça lui fait ? Y a-t-il quelque chose qui change en lui ? Pas sûr, mais quand même. Etienne disait : il y a des gens qui sont cons. Ils pratiquent pendant vingt ou trente ans et en fin de compte ils sont toujours aussi cons, donc c’est la démonstration que le zen ne sert à rien. De toute façon, s’il servait à quelque chose, je pense, alors qu’il ne serait pas illimité, nous ne serions pas satisfaits par cet infini. Autant faire de la gymnastique, du sport, c’est bon à quelque chose.

Un jour un moine d’un monastère demanda au tenzo : alors comme tenzo tu pèles les légumes ? Non, il y a des laïcs qui le font. Ah bon ! Alors tu t’occupes de cuire les aliments et surveille les casseroles ? Non, j’ai des aides de cuisine qui s’en occupent très bien. Mais alors tu fais quoi à la fin ? Il répondit ; le maître dans sa sagesse laisse les choses se faire.

Voir finalement que la vie est dans toutes choses. Il n’y a pas que ce dont les gens sont conscients, il y a toute la nature qui vit, les saisons, les fleurs, les arbres qui grandissent, qui perdent leurs feuilles, qui repoussent au printemps. Il y a le ciel qui change, la terre qui sent bon après la pluie, et notre vie en essence est la même chose. La Voie est dans tous les phénomènes. Satori, illusion se mélangent, l’être est libre, il est en lui-même la Voie. Chaque jour est un bon jour pour pratiquer la Voie, à la fin les questions disparaissent. Comme Bouddha, un peu de lait, une jolie femme, l’étoile du matin, la tranquillité, tout est là. Inutile de chercher quoi que ce soit, il n’y a rien d’autre à trouver, la Voie est partout, et en nous-mêmes aussi, sans aucune séparation. Alors libre, plus rien ne retient l’être dans la réalisation de ses vœux de bodhisattva. Son ego, présent, ne le dérange plus, il ne le pousse plus à comprendre l’infini, l’inexprimable. Dans la montagne de neige, il y a la montagne dessous, et la neige qui la recouvre, les deux créent la montagne. Dans l’homme de la Voie, il y a l’homme et la Voie qui le recouvre comme la neige. Les deux créent l’homme de la Voie.

Peut-être pensez-vous : et bien voilà c’est là qu’on va arriver, comme après une longue course d’école. Il serait bien trop catégorique de voir les cinq degrés de l’éveil comme les cinq étages d’un immeuble. Arrivé alors au cinquième, sans se retourner ou dégringoler dans les étages inférieurs, on pourrait finalement reprendre notre souffle en pensant j’y suis. Ils se mélangent, ce sont plutôt des états de la vie d’un pratiquant qui de temps à autre sont l’un plus dominant, l’autre moins.

Mais c’est aussi passer d’une vie un peu superficielle à une vie plus consciente, plus réalisée, plus éclairée, où les zones d’ombre se sont peu à peu estompées. Les vœux se réalisent même si on ne s’en rend pas compte : la connaissance des dharmas s’approfondit, les attachements se délient un peu, on peut bouger plus facilement, on est aussi plus libre pour faire le bien, pour pratiquer le don et sauver des êtres, tout cela non pas en espérant que nous deviendrons Bouddha, mais en sachant que tout cela est l’œuvre de Bouddha, on ne l’est pas mais tant pis on peut continuer, humblement. Et prendre soin de sa vie.

Les grands espoirs du début sont toujours là, comme des amis familiers. Vous les recevez chez vous, une bonne soupe, un verre de vin, vous rigolez aussi, pas besoin de se fendre en quatre pour la galerie. Ils vous accompagnent. Cela me rappelle une phrase d’un vieux film avec Jouvet qui jouait un père de l’église. Quelqu’un lui demande : vous êtes seul mon père ? Il répond : mon fils un homme de Dieu n’est jamais seul. Un homme de la Voie non plus, le monde l’habite et il y habite.

Plus loin, au-delà encore, au-delà du par delà. Nous sortons alors de la carte de géographie. Nous sortons des cinq degrés de l’éveil pour entrer dans le pays que nous devons inventer. Peut-être même est-ce à partir de là que commence le Ch’an, le zen. Quand toute trace à disparu, tout écriteau est absent, quand aucune indication ne peut être valable pour cette nouvelle contrée, nous devons alors prendre notre direction. Certains l’ont prises avant nous mais c’était leur voyage, c’est un pays où l’homme modifie constamment le paysage, aucune indication de quelqu’un d’autre ne peut être valablement utilisée. Alors que nous reste-t-il ? Une boussole. Si vous voulez aller au nord, allez-y, si vous voulez aller au sud allez-y. La boussole c’est Bouddha, nous-mêmes, les vœux du bodhisattva, notre foi.       Et même, soyez à vous-même votre propre lumière, soyez à vous-mêmes votre propre boussole. De toute façon si vous êtes arrivés là, vous ne pouvez plus vous trompez.

Donc ayez confiance en vous-mêmes et continuez à avancer dans cette contrée, qui bien que ne menant nulle part, vous procurera un si beau voyage sur vous-mêmes.

Zazen 15

Je voulais vous dire avant de conclure la prochaine fois par une phrase merveilleuse de Kamajariva, quelques mots sur l’ordination de moine ou de bodhisattva. De façon un peu intime, car nous allons partager, comme on disait au Moyen-âge, ce mystère.

La première ordination, disait Etienne, c’est celle avec soi-même. C’est comme une lame de fond qui arrive à la surface, nul ne peut la contrôler ou la produire uniquement par des moyens personnels. Elle monte avec sa puissance, celle de l’océan entier et souffle alors à la lumière du soleil. Aussi Etienne nous a-t-il dit le jour de notre ordination : si quelqu’un demande l’ordination personne n’a rien à dire. Dans l’ordination, toute la personne s’engage, rien ne reste en arrière, c’est une promesse que vous faites à vous-mêmes et le vœu réalisé de continuer la pratique des Bouddhas et des Patriarches. Ceci sincèrement vous amènera à être la personne la plus haute possible dans l’humain. Gardez alors toute compassion pour les êtres qui ne connaissent pas cette libération et faites tout ce qui est en votre pouvoir pour les aider à sortir de leur puits.

Mais nul ne peut se lever le matin et décider qu’il est maître, moine, nonne ou bodhisattva. Aussi quelqu’un qui possède les préceptes, qui en est le dépositaire et le garant, car ils lui ont été remis de maître à successeur depuis Bouddha, doit accepter de les transmettre à la personne qui les lui demande. Dans d’autres lignées, l’ordination s’appelle la cérémonie de prise des préceptes. Je les remets donc en faisant le vœu qu’ils soient un soutien fraternel à votre pratique et qu’ils fleurissent dans vos vies. Ceci est certifié par le fait qu’humble successeur de Bouddha, de mon maître racine, et des maîtres qui n’ont pas épargné leur compassion jusqu’à me reconnaître comme membre de leur famille, je ne fais que vous transmettre ce que j’ai moi-même reçu et qui appartient à Bouddha. Seul Bouddha peut donner les préceptes et certifier cette cérémonie. C’est donc en tant que son représentant que je le ferai, portant alors mon kesa sur les deux épaules en signe de continuité.

L’ordination est aussi humainement faire partie du sangha, et donc être reconnu par tous comme un vrai enfant de Bouddha. Chacun ici renouvellera son allégeance aux préceptes, qui ne sont pas des règles absolues, mais votre propre cœur. Traitez-les donc comme votre propre vie, respectez-les ils viennent de Bouddha lui-même. Le sangha sont vos amis de la Voie, ce ne sont pas des amis du commun, mais des amis de la Voie. Ils ne vous abandonneront donc jamais, ils partagent avec vous votre propre sang, car la lignée de la transmission est celle du sang, aussi la ligne sur les ketsumyakus est-elle rouge.

L’ordination est un cadeau de Bouddha, du dharma et du sangha. Si vous le portez dans votre cœur, il sera la trame future de votre vie. Au-delà de l’ordination dans le zen, il n’y a rien de plus, pas de jouets supplémentaires, vous avez tous les trois trésors dans vos mains, vous aussi à partir de là devez inventer quelle route vous allez prendre. Si vous avez confiance dans votre ordination, n’ayez crainte vous ne pouvez pas vous tromper. C’est comme au football, toc, vous avez la balle dans les pieds, c’est à vous de jouer.

Zazen 16

Kamajariva a dit :

« Lorsqu’on engendre l’esprit d’éveil pour la première fois, il faut se forcer pour cultiver le bien, ce qui n’est pas toujours agréable. Lorsque l’accumulation de mérites atteint un certain degré de pureté, le plaisir de pratiquer commence à se faire profondément sentir. La décision que l’on a prise ne change pas en cas de difficulté et l’expérience de la souffrance ne fait que l’intensifier. Jamais ne changera le plaisir que procure ce que le ciel et la terre aiment le plus, le dharma de l’esprit d’éveil. »

Dans le zen, rien ne vous est caché, avec l’apprentissage de la réalisation en vous-mes de la Voie de Bouddha, rien alors ne vous sera étranger ou caché dans votre vie. Tout cela est à la fois le vaste monde spirituel et religieux, et à la fois un jeu où l’on ne gagne que la connaissance de soi-même, d’être un être humain réel, avec tous les êtres sensibles, et le monde. Aussi la dernière carte possédant un numéro du jeu des tarots est-elle le monde. Le fou, le mat, y joue librement.

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