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Les cinq goï de Tozan

Tozan Ryokai fut le successeur d’Ungan Donjo, lui-même successeur de Yakusan. Ces cinq degrés vers l’éveil ne sont pas à considérer strictement comme des marches d’escalier mais des domaines d’élargissement de notre pratique et de notre éveil, des étapes de notre ouverture qui viennent et reviennent.

Ces cinq positions peuvent être résumées à des états de compréhension de plus en plus universels, se mélangeant au gré des circonstances de notre vie. Ce sont :

  • Le relatif au sein de l’absolu, ou le personnel au sein de l’universel
  • L’absolu au sein du relatif ou l’universel au sein du personnel
  • Rejoindre le centre de l’absolu ou venir de l’intérieur de l’universel
  • Le personnel et l’universel interagissent ou entrer dans l’union des deux
  • Réaliser totalement l’union des deux ou pénétrer le personnel et l’universel

Ils sont aussi des états que nous vivons dans notre pratique spirituelle, et que nous dépassons pour nous ouvrir à une compréhension plus élargie, lâchant chaque fois nos certitudes et tout ce à quoi nous nous raccrochons comme êtres humains. Les cinq goï de Tozan ne sont pas des états éternels. Ils agissent comme une boussole, mais ils ne sont pas la direction en elle-même.

Les cinq degrés de l’éveil sont aussi des états de conscience vers une connaissance plus large, plus approfondie de nous-mêmes. Il ne s’agit pas de les étudier du côté abstrait, d’extraire une signification des mots. Le Chan, le Zen, sont des mots, la vie est aussi un mot, le tout est d’être vivant, comme il a été répondu à un élève : « Tu sauras si la culture te mène au Chan lorsque tu laboureras toi-même. » Le tout est d’être zen, vivant, conscient, avec de la foi, de l’énergie, de la disponibilité, de l’amour et de la compassion, sauter dans les phénomènes sans avoir peur des conséquences, et préserver notre cœur.

Chacun est conscient qu’au cours de sa vie, notre vision évolue, notre compréhension devient plus fine. Si vous lisez Dogen après trois mois de pratique, cinq ans, dix ans, vingt-cinq ans ou même plus tard, vous n’y trouvez pas la même signification, celle-ci se simplifie par rapport à vos idées préconçues, ou guidées par les autres et votre lecture fait de plus en plus place à une compréhension plus universelle.

L’approfondissement d’une voie spirituelle est comparable à la construction d’une maison. Au départ, vous vous dites c’est magnifique je voudrais vivre ici et dans votre désir vous voyez déjà la maison, vous ayez envie de l’avoir tout de suite, ce n’est pas possible. Il faut creuser faire des efforts, attendre et être patient. Mais le désir de cette réalisation reste intact, vous persévérez. Jusqu’au jour, où sans vous en apercevoir vraiment, la maison est là, construite. Vous n’êtes plus un visiteur mais chez vous, dans votre propre maison intérieure.

Tout le monde n’est pas touché par cet ouragan intérieur d’une quête spirituelle, beaucoup passent à côté sans s’en rendre compte, comme un rêve qui disparaît dans les occupations journalières, comme un absolu qui s’est évanoui. Aussi le premier stade est le moment où les phénomènes ne sont plus perçus comme des occupations de routine mais apparaît un éclairage absolu donnant une nouvelle façon d’appréhender notre monde. On parle aussi de bodaishin, l’irruption dans notre vie de l’esprit de la Voie.

Premier degré : Le relatif au sein de l’absolu

Donc le premier degré est l’apparition de l’essence, de l’absolu, de l’universel, qui va changer notre perception des phénomènes. Ceux-ci apparaissent alors comme l’expression de la vacuité, notre véritable nature. Au début de la pratique, le débutant regarde les phénomènes comme la réalité, il est comme un observateur dans la Voie.

C’est aussi la période de l’admiration, de l’attraction pendant laquelle le pratiquant voue une admiration et un amour sans bornes à un maître, car il aspire pleinement à suivre ses idéaux, sa sagesse.

Normalement un être humain alors commence à réfléchir sur lui-même, à chercher une direction qui ait à voir avec la raison et la conscience. Il devient de plus en plus un affranchi, un homme libre. Néanmoins souvent les mauvaises habitudes sont dures à éliminer. Mais il peut grandir en expérience.  Dogen associe le premier degré de l’éveil de Tozan à la pratique qui consiste à « Etudier la Voie c’est étudier soi-même ». Dans sa vie de tous les jours, dans sa pratique et dans toutes ses actions. L’universel, sunyata, l’essence de toutes choses, la vacuité, se profile à l’horizon et lui permet de voir que les phénomènes changent constamment de forme. Une dynamique de connaissance de soi commence à s’épanouir. Il est alors prêt à faire l’expérience du deuxième degré de l’éveil. 

Deuxième degré : L’absolu au sein du relatif

Si vous êtes suffisamment ouverts, disponibles pour accueillir ce désir de vérité et d’absolu sur vous-même, vous entrez alors dans la période de votre soumission à la Voie et vous embrassez de tout votre cœur cette pratique avec sa discipline. C’est le deuxième degré de l’éveil selon Tozan.

Dans cet état, l’être est plus intéressé au message, le dharma, l’absolu, une idée de vérité qu’au messager. Tozan écrivit ce poème :

            « Les phénomènes pointent vers l’essence !

            L’aube s’est levée à la surprise d’une vieille femme,

            Et elle se risque à faire face au miroir ancien, dans lequel elle voit

            Clairement et distinctement son vrai visage, si différent de toutes les images        qu’elle s’était fait d’elle-même

            A partir de cet instant elle n’ignorera plus sa propre face

            Tout en essayant d’attraper son ombre. »

Tiré par l’absolu, l’universel devient dominant dans votre vision. Bien sûr beaucoup restent bloqués dans cette dimension par l’espoir rongeur d’atteindre l’absolu. Alors ils développent des efforts immenses, construisent la Voie en eux-mêmes comme un grand samu, sans interruption. Si pendant des années vous vous êtes dévoués corps et âme à la Loi, que vous avez agi de votre mieux, sincèrement, alors cet esprit de don de soi subsistera et restera en vous pour votre vie. Si vous ne connaissez pas cet esprit de don, alors la Voie restera extérieure, sans substance réelle à l’intérieur de vous-même et vous continuerez à y chercher une compréhension que vous ne pourrez jamais saisir, car celle-ci doit être vécue.

C’est lors de cette période que la pratique devient réelle et se transforme en pratique de vie. C’est une période de sincérité absolue. Pour cela il faut entrer totalement dans la Voie, corps et esprit. Tozan parle de la période de soumission à la Voie, de la soumission à la foi. Kodo Sawaki disait : « Il ne s’agit pas d’attraper la Loi, mais d’être attrapé par elle ».

Il s’agit du mouvement intérieur vers notre propre découverte, le grand projet de notre vie. Et la pratique démarre, soutenue par cette énergie inépuisable. Vous avez le sentiment de devenir réel. C’est cela qui est intéressant, soi-même, pas son Moi qui résiste. Dogen relie ce deuxième degré à sa phrase suivante : « S’étudier soi-même c’est s’oublier soi-même. » C’est l’enseignement sur soi-même, toujours, encore, approfondir ce que l’on fait, comme on est, comme un miroir de ce que nous sommes vraiment, et cela à partir de l’universel, à partir de la Loi, de l’absolu. La foi du départ est accompagnée par la pratique et la pratique renforce la foi.

Touché par l’absolu, l’être humain se trouve alors confronté avec cette découverte. A la fois assis sur la montagne et ne pouvant y rester. Souvent c’est un état où les pratiquants sont persuadés de posséder la Voie, n’écoutent plus personne, plus aucun enseignement ne rentre, ils sont semblables à une tasse de thé qui déborde. Une forme de fanatisme n’est guère loin. Il faut alors faire attention que cet absolu ne devienne pas l’absolu de notre Moi.

L’essentiel, l’absolu pénètre les phénomènes, mais les deux ne sont pas encore en harmonie. Beaucoup risquent de rester coincés dans leur vérité qu’ils croient universelle. C’est le danger du deuxième goï : rester sur sa propre montagne entouré de ses nuages.

Troisième degré : Rejoindre le centre de l’absolu

Dogen dit : « S’oublier soi-même c’est être actualisé par la myriade des phénomènes. »

Notre transformation a pris place, nos obstacles sont tombés et une myriade de choses se manifeste à l’intérieur de nous-mêmes. Une telle voie spirituelle est enrichie par l’universel, comme les plantes le sont par la terre, la pluie, le vent. Le bien grandit en nous avec de bonnes pratiques, tous les phénomènes nous amènent un enseignement, tous les contacts que nous avons nous enrichissent. Tout cela profite également à tout le monde : nous ne nous lançons pas sur un tel chemin que pour nous-mêmes mais pour le bien de tous.

Par la suite la pratique spirituelle devient un élément constitutif de notre vie, une fondation renouvelée ; la foi et la confiance se manifestent de plus en plus, et les doutes disparaissent, tout devient transparent et évident.

Tozan dit : « Au sein de la vacuité, il y a un chemin conduisant au-delà des poussières du monde. »

Quatrième degré : Le personnel et l’universel interagissent

Rester dans l’absolu même au milieu des phénomènes, c’est comme le miel au fond de la tasse, et le thé au-dessus, cela ne peut rester comme ça longtemps. Ils vont se mélanger intimement, l’essentiel, l’absolu, et la vie de tous les jours. C’est le quatrième goï.

Un jour ou l’autre le premier état de grâce, l’irruption de l’absolu en vous-mêmes se confronte aux phénomènes. Chaque chose alors est vue comme la Voie. L’absolu et les phénomènes de la vie de tous les jours s’interpénètrent, nous voyons clairement que chaque phénomène contient en lui-même l’absolu et que celui-ci contient potentiellement tous les phénomènes. C’est aussi le cas en ce qui concerne notre vie. Aucun de nos actes, particulier en lui-même ne peut être séparé de la totalité de notre existence. Chacun est à la fois particulier car à chaque instant nous pouvons décider ce que nous allons faire, mais aussi chaque acte s’inscrit dans un monde qui remonte aux confins de l’existence universelle. Cela correspond à une grande ouverture de l’être, car on se rend compte du côté limité et peut-être fractionnaire qu’on entretenait dans la Voie. Celle-ci s’ouvre à nous comme un espace dans lequel nous pouvons librement naviguer.

Absolu, relatif ne sont que des mots. L’être éveillé ne va pas s’arrêter à des mots, ce qu’il vit est infiniment plus profond, plus large que ce genre de classification. Rien ne vous empêche d’être libres.

Tozan l’exprima alors dans ces stances :

L’essentiel et les phénomènes se rejoignent !

            Il n’y a aucun besoin d’éviter que leurs épées se croisent !

            Le soldat expérimenté fleurit comme le lotus magique au milieu des flammes,

            Au même instant et de tout temps ses vœux héroïques percent les cieux.

Cela correspond à une véritable coupure. Soit vous restez dans votre absolu, soit vous commencez à inventer, c’est-à-dire à mélanger le Zen, sa pratique, sa philosophie, tout ce que vous avez emmagasiné, avec votre vie réelle, celle de maintenant. N’ayez pas peur, la liberté fait toujours peur. Il est possible pour tous de voir sa vie quotidienne avec un œil neuf, l’œil du Shobogenzo, l’œil de la vrai Loi. Alors votre vie prend un sens, connu de vous-même. Quelle est la différence. La différence c’est le sel. Le sel de la vie. « Seul celui qui sait qu’il y a un homme derrière Bouddha peut participer à cette discussion », dit Tozan. C’est une relation très proche avec vous-même, une intimité profonde, libératrice, car vous n’avez plus besoin d’aller la chercher à l’extérieur. Vous avez abandonné votre guenille de mendiant comme dit Etienne, et votre manteau de roi ne vous intéresse plus.

Tozan demanda une fois à l’un de ses moines ce qui était le plus pénible au monde. Le moine répondit : « L’enfer est le plus pénible ». Et Tozan lui dit : Non ! Alors le moine lui demanda ce qui était le plus pénible au monde. La réponse de Tozan fut alors : « Porter un kesa de moine et être toujours ignorant de l’éveil est le plus pénible. »

Il y a aussi au-delà comme on dit. Au-delà c’est le cinquième goï.

Cinquième degré : pénétrer à la fois le personnel et l’universel

Au cinquième degré de l’éveil, le pratiquant trouve son nirvana dans le samsara, les choses normales de la vie sont son bonheur. Précédemment l’idée de l’absolu le préoccupait mais il est devenu finalement normal. Tozan écrivit alors un poème :

            Voilà, il est arrivé à l’unité suprême !

            Au-delà du « il est » et du « il n’est pas ».

            Qui s’occupe de suivre les rythmes de ce poème ?

            Laissez les autres aspirer à l’extraordinaire !

            Il est heureux de retourner chez lui et de s’asseoir parmi les cendres !

Après tout ce périple intérieur, il est surprenant de découvrir que Tozan est heureux de s’asseoir parmi les cendres. Chacun se dit : maintenant que je suis finalement entièrement vivant, je ne vais pas m’asseoir dans des cendres, mais au contraire dans les prairies fleuries et la joie de vivre chaque instant. En fait il veut dire, savoir mais encore ne pas savoir, est l’état le plus haut. Les cendres ne sont pas la mort, mais le symbole de ce qui a brûlé, et qui pourtant est toujours là sous une autre forme. Les illusions sont parties, mais elles sont toujours là, elles ont pris une autre forme. Le Tao lui-même ne peut être connu, toute intention de poursuivre Bouddha s’est évanouie.

Cette vérité est juste au-delà, au-delà de l’essence, au-delà des phénomènes, comme le silence et les sons se trouvent réunis dans une vérité qui ne peut alors s’exprimer, comme l’action et la non-action, la voie positive et la voie négative, l’immédiat et le graduel, le mouvement et l’immobilité, l’extérieur et l’intérieur. « La réalité éternelle est magnifique, au-delà de l’illusion et de l’éveil, elle surgit dans un flot continu. »

On retrouve le zen comme une expérience intime. Dans notre intimité profonde existe la certitude, mais nous ne pouvons l’exprimer. Et en même temps nous vivons une chose réelle. Tozan dit : « Au-delà du « il est » et du « il n’est pas ».

Conclure ?

Le temps de la recherche est terminé, l’étude des phénomènes est passée, ainsi que celle de l’absolu, même celle de la rencontre de l’essentiel et du provisoire. Au-delà pour un être humain il y a simplement sa vie. Il a fait un grand tour pour revenir se poser chez lui, mais riche de toute cette expérience. Ceci peut s’exprimer aussi en disant : au début l’homme voit les montagnes comme les montagnes. Ensuite il voit les montagnes non comme des montagnes et à la fin il voit à nouveau les montagnes comme des montagnes. Même chose avec Etienne qui a dit : « Un moine zen c’est un moine zen. »

Satori, illusion se mélangent, l’être est libre. Il n’y a rien d’autre à trouver, la Voie est partout, en nous-mêmes aussi, sans aucune séparation. Alors libre, plus rien ne retient l’être dans la réalisation de ses vœux de bodhisattva.

C’est aussi passer d’une vie superficielle à une vie plus consciente, plus réalisée, plus éclairée, où les zones d’ombre se sont peu à peu estompées. Les vœux se réalisent même si on ne s’en rend pas compte : la connaissance des dharmas s’approfondit, les attachements se délient, on est plus libre pour faire le bien, pour pratiquer le don et sauver des êtres, et prendre soin de sa vie.

Plus loin, au-delà encore, au-delà du par delà. Nous sortons des cinq degrés de l’éveil pour entrer dans une contrée que nous devons inventer. Peut-être même est-ce à partir de là que commence le zen, au haut du mât. Quand toute trace a disparu, quand aucune indication n’est valable pour cette nouvelle contrée, nous devons alors prendre notre direction. Que nous reste-t-il ? Une boussole. La boussole c’est Bouddha, nous-mêmes, les vœux du bodhisattva, notre foi. Soyez à vous-même votre propre lumière, soyez à vous-mêmes votre propre boussole. Donc ayez confiance en vous-mêmes et continuez à avancer dans cette Voie, qui bien que ne menant nulle part, vous procurera un si beau voyage sur vous-mêmes.

Kamajariva a dit : « Lorsqu’on engendre l’esprit d’éveil pour la première fois, il faut se forcer pour cultiver le bien, ce qui n’est pas toujours agréable. Lorsque l’accumulation de mérites atteint un certain degré de pureté, le plaisir de pratiquer commence à se faire profondément sentir. La décision que l’on a prise ne change pas en cas de difficulté et l’expérience de la souffrance ne fait que l’intensifier. Jamais ne changera le plaisir que procure ce que le ciel et la terre aiment le plus, le dharma de l’esprit d’éveil. »

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