Aller au contenu
Accueil » Les 12 idées contraignantes

Les 12 idées contraignantes

Introduction

Les kusens n’ont guère d’utilité, ce ne sont que des explications. Vous pouvez trouver tout cela dans les livres, dans les exposés sur internet et l’essentiel est déjà contenu dans les enseignements précédents, qui sont extrêmement nombreux.

On dit qu’un kusen doit jaillir de la vie, du corps et de l’esprit vivant d’un être humain, de façon à ce que justement il dépasse l’enseignement livresque. Il est un témoignage de la vie et de tout l’esprit d’une lignée du zen. A ce moment-là, comme les autres personnes sont assises en zazen, cette forme d’enseignement immédiat peut les toucher sans qu’elles aient besoin de réfléchir. On rejoint là l’enseignement d’esprit à esprit, qui est beaucoup plus qu’un cours sur la pratique ou sur les mérites du zen, qui de toute façon resterait lettre morte, comme un plat que vous mangeriez et qui serait impossible à digérer, comme si je faisais un gâteau avec du sable. Chacun pourrait le manger, personne ne le digérerait.

Les kusens sont un essai pour transmettre ce qu’un être humain possède en lui-même, intérieurement. Ceci pour essayer de toucher un autre être humain, pour entrer en contact avec lui par l’esprit et l’aider à vérifier qu’il peut abandonner ses doutes et qu’il se trouve certifié d’être dans une vérité qui le satisfait et l’accompagne. Il s’agit simplement de l’aider un peu. Alors, il n’est guère important que quelqu’un se souvienne ou non de ce qui a été dit. Ceci se passe dans la magie de l’instant. Ce qui a été dit à un moment ne peut pas être rattrapé, ni répété. Cela s’enfuit, comme le temps que nous avons.

On dit toujours que les vertus du kusen sont en premier lieu d’empêcher la rumination des pensées. Ceci est vrai. C’est comme si vous regardiez devant vous avec des yeux glauques et que votre regard et votre esprit soient pris dans des entrelacs. Les pensées sont récurrentes mais, tout-à-coup, vous retournez à l’instant présent, vous ouvrez les yeux et la présence de votre corps refait surface. Le labyrinthe disparaît. De toute façon, l’être humain a forcément une tendance à approcher toute pratique avec son intellect aussi. Il a développé, plus particulièrement par rapport au bouddhisme, par rapport au zen, un certain nombre d’idées fausses très difficiles à arracher. C’est comme une dent qui vous gêne, mais l’action de l’arracher une bonne fois pour toute vous paraîtrait pourtant impossible.

Au cours des années j’ai pu observer, non pas chez les autres mais chez moi-même, l’apparition d’à peu près toutes ces idées fausses au début de la pratique, et par la suite, leur disparition, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un amusement. Je voudrais, dans les zazens qui vont suivre, essayer de dévoiler, de mettre à jour, et à nu ces idées fausses.

C’est comme l’histoire du roi qui arrive nu à la cour. Personne ne dit rien car on ne fait pas ce genre de remarque à un roi. Mais tout à coup un enfant dit : « Mais le roi là, il est nu ! » Toutes ces idées ne sont que des idées. Il y en a un certain nombre, on les verra petit-à-petit ensemble. Pour les désamorcer, facile, tirez la prise électrique et le bruit s’arrête. On n’en a plus besoin. Ce sont des idées récurrentes dont on n’a pas besoin. Par exemple, croire que le Bouddha, ce qu’on appelle le Bouddha, serait quoi que ce soit d’autre qu’un simple être humain. Penser que l’on puisse réaliser l’éveil à partir des multiples conditions. Penser, ou se laisser aller à penser, c’est-à-dire ne pas avoir tué cette pensée, avoir un relent d’imagination que l’esprit puisse être séparé du corps d’une quelconque façon. Bien sûr, croire que la Voie soit quelque chose à atteindre ou penser que la pratique soit un moyen d’atteindre quelque chose va donner lieu à une longue pratique stérile.

A plusieurs occasions, le Bouddha a parlé des tous les êtres. Une vue fausse serait de voir les êtres comme des personnes indépendantes, particulières et séparées les unes des autres. Bien sûr les êtres humains ont une conscience, mais d’autre part, ils ne sont pas si spéciaux que cela.

C’est aussi une idée fausse de penser aux mérites de la Voie, de voir ces mérites en termes personnels. Beaucoup de gens pensent que la nature de Bouddha est quelque chose de spécial, comme un ectoplasme hyper spécial qu’ils n’arrivent pas à cerner, ni à savoir ce que c’est. Ils se posent la question : « Est-ce que j’ai la nature de Bouddha ? » Egalement, il faut cesser de croire qu’il ne faille pas réfléchir profondément. Il ne s’agit pas de tourner en rond avec l’esprit de son ego, mais de réfléchir profondément aux relations entre l’activité et l’observation, entre le monde extérieur et le monde intérieur ; c’est-à-dire réfléchir profondément à sa vie, à la pratique, et non pas seulement laisser sa vie comme elle est et pratiquer parce que l’on pratique. Il s’agit de comprendre profondément, pour soi-même, la relation qu’il y a entre sa vie et sa pratique.

Chacun pense que tous les Patriarches – c’est d’ailleurs raconté dans toutes les histoires – ont été des êtres éveillés. Souvent les personnes pensent qu’il y a quelque chose à copier et même que leur propre éveil devrait être semblable à celui des Patriarches. Pourtant, la plupart du temps s’ils se tapent l’orteil contre quelque chose comme Gensha, cela leur fait juste mal et c’est tout. Alors, non seulement ils ne comprennent pas ce qui s’est passé avec les Patriarches, mais ils ne comprennent pas que leur propre éveil et leur propre expérience n’ont aucune raison d’être semblables à ceux des Patriarches. C’est une idée fausse de croire que tout enseignement vient de quelqu’un d’autre et non de soi-même. Surtout pour un moine, séparer la pratique de l’éveil de sa propre vie mène à une incompréhension totale.

La deuxième idée fausse consisterait à croire qu’il faut prendre les choses soit à la légère soit sérieusement. Il y en a sûrement une infinité, comme chaque mot contient en lui-même une infinité de significations. Nous sommes certainement infestés d’idées fausses, comme les petits vers qui rongeons le bois. Mais, nous sommes également animés d’une grande sincérité, d’une grande pureté et d’une pratique infatigable.

Il traîne toujours dans notre esprit des idées qui viennent de notre karma, de notre monde occidental et aussi peut-être de nos désirs. Celles-ci nous empêchent de voir la simple réalité. Je pense que pour voir la simple réalité, il ne s’agit pas forcément de passer son temps à la chercher, mais d’enlever ces idées fausses de façon à ce qu’elle apparaisse d’elle-même. C’est un peu de ces choses-là dont je voudrais parler.

La 1e idée contraignante

Lorsque l’on parle d’idées fausses, il faut préciser que l’on ne peut pas vraiment affirmer qu’il y ait des idées fausses et des idées justes. En fait, les idées fausses seraient plutôt des idées qui donneraient lieu à des barrières ou qui empêcheraient le développement d’une libération intérieure. Par exemple, s’il l’on dit : il n’y a aucune raison de penser que Bouddha soit quoi que ce soit d’autre qu’un simple être humain. Penser que Bouddha pourrait être un dieu, un Bouddha mythique, n’a rien de faux en lui-même, chacun pense ce qu’il veut. Cela néanmoins risque de focaliser votre esprit sur le fait que Bouddha reste un concept, une personne, quelqu’un, un dieu, une idée extérieure à vous-même. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’il y a des idées fausses, des idées qui vous empêchent de voir clairement la simple vérité de la Voie. Il ne s’agit pas d’opposer le juste et le faux.

Chacun comprend immédiatement, bien sûr, que le prince Siddharta Bouddha Shakyamuni, c’est-à-dire le sage du clan des Shakya, est né dans le nord de l’Inde près du Népal. A cette époque-là, les frontières n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Il est né comme tout le monde de son père et de sa mère. Il a joué, enfant, avec les autres. Il a été élevé dans un palais et a donc vécu dans un milieu très favorisé, agréable et protégé. Si vous voulez, c’est un peu comme les princes d’Angleterre. Si en esprit vous vous mettiez dans cette époque, vous pourriez le voir manger, dormir, aller aux toilettes, se promener, comme tout le monde : c’est un être humain. Ensuite il a quitté son palais, il a vécu, dit-on, six ans en suivant de grandes privations pour essayer d’éteindre la soif qu’il avait de répondre aux questions telles que : « Pourquoi l’humanité est-elle prise dans la souffrance ? » Ensuite, un matin, il a fait cette expérience en s’asseyant sous l’arbre de la Bodhi. Tout le monde connaît l’histoire.

Parallèlement, si vous croyez que l’expérience de Bouddha est une expérience supra-naturelle, extraordinaire, magique, que les textes disant qu’il n’y a dans un univers qu’une apparition d’un seul Bouddha, alors vous risquez de croire que toute la notion de l’éveil de l’humanité reste étrangère à vous-même. Il s’agirait alors de croire que c’est une forme de paquet-cadeau, que cela est arrivé une fois avec Bouddha et seulement à ce moment-là. On pourrait dire que l’énergie cosmique s’est manifestée dans un esprit. Bref, quelque chose de tout-à-fait spécial, qui s’est produit une fois dans l’histoire, qui ne se passera plus jamais et ce que nous pourrions vivre nous-mêmes comme expérience ne serait qu’une sorte de réchauffé, de miettes, et encore…

Cela bien sûr ne va pas dans le même sens que si je vous dis que Bouddha c’est vous-mêmes. C’est-à-dire que c’est une simple être humain ; nous sommes de simples êtres humains. Cet être humain a fait cette expérience ; manifestement, nous-mêmes faisons d’autres expériences. Or, il ne s’agit pas de penser que nos expériences ne sont pas importantes, toutes petites, sans éveil, comparées à celle de Bouddha.

Dans le monde moderne, chacun peut faire des expériences différentes. Il ne sert à rien pour quelqu’un aujourd’hui de s’asseoir toute la nuit et d’attendre l’étoile du matin. Ce serait comme un « remake » du film d’Hitchcock qui passait l’autre soir à la télévision, Les oiseaux. Généralement, l’original est toujours meilleur. Donc si vous voyez bien que Bouddha était un être humain comme vous-même, la première chose à ce moment-là, automatiquement, est que vous pouvez voir que la voie de Bouddha est une voie humaine et que cette voie humaine dans votre vie est la vôtre. Inutile de vouloir copier, de vouloir revivre la même chose. Cela n’a aucun sens. Vous ne pouvez posséder la lumière intérieure de quelqu’un d’autre et quelqu’un d’autre ne peut posséder la vôtre. Voilà pourquoi c’est malheureux de ne pas simplement considérer tous les Bouddhas et les Patriarches comme des êtres humains tout comme nous.

Donc c’est à nous de faire notre expérience de la vie, de l’éveil, de la réalisation de l’esprit, de la libération de nos macérations spirituelles, de sortir enfin du cycle des pensées négatives, de voir nos illusions, de les porter et de les vivre tout en sachant qu’elles ne sont que des mirages de notre esprit. Inutile d’amener tout un bagage mystique sur Bouddha, tout un mystère sur l’être humain. L’être humain, c’est-à-dire pas l’ego, mais la personne humaine reliée à toute l’humanité présente, reliée à tout ce qui l’a faite : l’univers, la terre, tous les ancêtres, l’humanité. Mais aussi : les légumes, le riz, tout ce que l’on a mangé, le soleil, les vitamines, l’eau ; éteindre la soif, la mort, disparaître, laisser la place à l’humanité qui continue. Si tout le monde était immortel, on ne pourrait pas se tenir debout sur cette terre, il n’y aurait pas assez de place.

L’être humain contient aussi la disparition de tout ce qu’il a transmis, de ce qui va rester : ses cendres qui nourrissent les plantes, et peut-être sa famille, ses enfants s’il en a, tout ce qu’il a transmis par son corps et son esprit. Alors l’être humain n’est pas vu seulement comme la présence d’une personne entre sa naissance et sa mort, mais il représente bien la totalité de tout ce qu’il a fait, comme la terre glaise contient déjà le pot et les morceaux du pot brisé contiennent toujours le pot. Mais, pendant un certain temps il y a le pot. Et pendant un certain temps il y a l’être humain vivant et toute l’histoire de l’humanité, comme la terre glaise pour le pot. Toutes les générations futures sont comme la terre glaise qui sera faite et renaîtra de la poussière du pot.

Ne confondez pas non plus l’être humain uniquement avec une personne particulière vivant seulement maintenant, mais voyez bien également un être universel dont l’histoire est la même que l’histoire de toute l’humanité et de l’univers. Alors cette histoire-là, cette présence bien sûr remplit tout notre univers puisqu’elle en fait partie. Celle de Bouddha à l’époque remplissait l’univers et la nôtre aussi ; ce ne sont pas les mêmes, mais il y n’y a pas de différence fondamentale. Inutile de dire « Dieu ». De toute façon, personne ne sait ce que cela veut dire. Chacun peut utiliser tous ces mots, mais la véritable base qui à la fois joint l’existence maintenant et la non-existence, qui est toute cette histoire passée ou future, c’est l’être humain.

En conclusion, l’être humain est en face de sa propre vie, de sa propre voie à la place de la voie de Bouddha. Vous pouvez dire la voie du soi. Son apparition dure peu longtemps, mais chaque acte qu’il fait va se prolonger d’une façon ou d’une autre dans toutes les générations futures. Donc à la fois la voie du soi, une démarche personnelle, solitaire, mais également une démarche dont chaque action, chaque mouvement des paupières, du côté du bon ou du mauvais karma, va forcément influencer tout l’univers, toutes les générations futures, même si on ne le voit pas.
La voie de l’être humain n’est pas un petit chemin qui n’aurait rien à voir avec l’autoroute merveilleuse de Bouddha, mais est bien la vraie voie que chacun a sous ses pieds. Et en plus, il doit savoir où il va.

La 2e idée contraignante

Si vous êtes à la croisée des chemins et que vous prenez la fausse direction, au bout d’un moment après avoir marché, vous allez bien sûr vous retrouver dans un paysage qui n’est pas du tout celui auquel vous vous attendiez. D’une certaine façon vous n’allez pas forcément être perdu, mais vous ne reconnaissez pas bien où vous êtes. Vous perdez vos points de repère et vous risquez d’errer pendant longtemps avant de retrouver votre chemin.
C’est un petit peu la même chose lorsque l’on parle d’idées fausses. J’ai déjà dit que ce n’était pas une question d’idées fausses ou justes, puisque toute la Voie est question d’expérience et de vie. Mais si vous partez sur une idée, c’est-à-dire sur un chemin où au bout d’un moment, vous n’allez plus savoir où vous êtes, il vaut mieux ne pas se tromper et prendre le chemin qui vous mène dans un paysage qui vous paraîtra familier.

L’une de ces idées, qui serait une barrière à la libération de la liberté intérieure, serait de penser d’une façon ou d’une autre, pas forcément d’y penser de façon claire et définie, mais de laisser germer en soi-même un embryon, ne serait-ce qu’une toute petite graine, qui vous amènerait à penser que peut-être l’on pourrait réaliser l’éveil à partir de conditions multiples. Nous sommes tellement habitués à cela. Par exemple, souvent les enfants à l’école, s’ils travaillent bien, auront une bonne note ; s’ils font bien leurs devoirs, ils pourront jouer dehors plus longtemps. Même dans la vie, les gens pensent que s’ils aiment quelqu’un, l’autre va nécessairement les aimer. Ce n’est pas toujours ainsi. Alors bien sûr, nul ne penserait que s’il respecte bien toutes les règles, s’il est constamment présent, s’il écoute bien, nul ne penserait que ceci pourrait lui amener de façon magique la réalisation de l’éveil.

Il y a un point plus important, c’est que justement la réalisation de l’éveil dans notre vie, s’il dépendait des conditions, ce serait alors une réalisation de ces conditions. Souvent, les gens croient cela. Ils continuent à croire que d’une certaine façon la réalisation de l’éveil correspond un peu à un être parfait, d’une grande sagesse, alors qu’en fait rien ne leur permet de penser que cela puisse avoir un quelconque rapport avec tout cela. Justement, la réalisation de l’éveil n’est pas entièrement étrangère à la relation de cause à effet. C’est-à-dire que s’il n’y a pas de terre glaise vous ne pouvez pas faire un pot. Mais, parallèlement, cela ne suffit pas. Si vous polissez une tuile, cela ne suffit pas à en faire un miroir. Parallèlement, un jour le miroir apparaît et là les conditions, qui peut-être existaient, se sont évanouies. La notion de dépendance a complètement disparu.

Il ne s’agit pas avec quelques mots de commencer à essayer de dire ce que c’est que l’éveil. Cela est une expérience de vie. Chacun fait son expérience de la vie et l’expérience de la vie de quelqu’un ne sert généralement pas à grand-chose à l’expérience de la vie de quelqu’un d’autre. Si vous posez la question : « Qu’est-ce que l’éveil ? », il n’y a que vous qui puissiez répondre. Comme vous ne pouvez répondre qu’à partir de tous les éléments qui se passent dans votre vie, ou à partir de je ne sais quoi, cette question devient inutile. C’est juste une question de connaissance de soi-même.

Le chemin qui mène dans le désert de la non-compréhension serait de penser que l’on puisse créer par magie l’apparition de l’éveil, comme si vous construisiez une pyramide de plots. A la fin, si on les aligne bien, nous avons une belle pyramide. Rien ne dit que l’apparition, la réalisation de l’éveil doivent correspondre à un paquet-cadeau bien ficelé où tout devient beau, merveilleux et sans problème.

Dans de nombreux écrits, des psychologues ont essayé de cerner comment un enfant apprend à lire. Si naïvement vous réfléchissez à ce processus, vous voyez qu’au début l’enfant va comprendre chaque lettre. Il va comprendre A, puis B, puis C. Après, il va avoir une image et déjà le processus devient plus compliqué, l’association de plusieurs lettres faisant un mot qui a à voir avec une image. Ensuite, on passe à des phrases, des idées, des concepts philosophiques. Si vous lisez un livre de Lacan par exemple – je dis cela parce que c’est paraît-il le genre de lecture difficile à comprendre -, vous ne voyez pas les lettres. Mais si vous n’aviez pas les lettres qui forment les mots, vous ne pourriez pas lire Lacan. Pourtant, la philosophie de Lacan ne se trouve pas dans une lettre ou dans une autre.

C’est un peu la même chose avec les conditions. Bien sûr, il serait illusoire de vouloir penser que rien ne dépend de conditions quelconques. Il y a les conditions de notre vie : si vous vivez dans un temple ou si vous vivez au milieu d’une grande ville, les conditions ne sont pas les mêmes. Si vous menez une vie entièrement calme et n’êtes écrasé par aucune responsabilité, ce n’est pas la même chose que si vous avez une vie trépidante avec des responsabilités qui vous étouffent. Donc, bien sûr il y a les conditions, mais les petits sauts, qui se trouvent entre la réunion de toutes conditions et l’expérience instantanée de sa vie, à la fois ne sont pas séparés mais ne sont pas entièrement liés, comme une conséquence. C’est là où l’on rejoint la logique du bouddhisme et du zen, où lorsque l’on y réfléchit, les choses, les conditions, les arguments semblent contradictoires. Il s’agit de dépasser cette contradiction et d’embrasser les deux.

Ainsi dans notre esprit, oui, bien sûr, les conditions existent, mais parallèlement cette réalisation instantanée de sa vie à chaque instant ne peut pas être considérée seulement comme une conséquence directe des conditions de ce que nous vivons. On peut aussi dire que l’esprit humain est si amélioré, si compliqué, qu’il est impossible d’en définir la ligne logique, linéaire. On revient toujours à la même chose : ne cherchez pas quoi que ce soit, ne croyez pas que la réalisation de la vie, la réalisation de l’éveil dépendent des conditions que vous pourriez vous-même maîtriser ou créer. Car si vous faites cela, vous allez faire beaucoup d’efforts pour un but qui à la fin vous épuisera. Donc, laissez aller.

Ce n’est pas parce que vous faites énormément d’efforts que le matin le soleil apparaîtra ou non, qu’il pleuvra ou fera sec. Quelquefois vous êtes joyeux, quelquefois vous êtes malheureux : cela ne dépend même pas toujours d’une condition quelconque. La vie, la réalisation de l’éveil ne peut pas être réglée comme du papier à musique !

La 3e idée contraignante

Dès son début, un grand combat du bouddhisme a été de combattre l’idée de ce que l’on appelait l’atman. En termes modernes on dirait « l’âme ». Les brahmanes effectivement croyaient que même après la mort subsistait l’âme, l’atman, comme un esprit séparé de la vie et du corps. Cette idée de l’âme est bien entendu extrêmement ancienne puisque les Egyptiens eux-mêmes y croyaient et l’appelaient le « kâ ». Le Bouddhisme a donc combattu pour dire que l’atman n’existait pas. Dans les sociétés occidentales, à la sortie du Moyen Age, surtout à cause de l’influence de l’église, est apparue la séparation de l’esprit et du corps, le corps étant impur et l’esprit étant l’émanation de Dieu. L’émanation de Dieu ne pouvait pas être mélangée avec les intestins, la pourriture, les déjections.

La question du corps-esprit demeure toujours de façon sous jacente. Il existe encore beaucoup de personnes qui se posent la question de savoir ce qu’est l’esprit, non ce qu’est le corps-esprit, mais ce qu’est l’esprit. Ensuite viennent les questions comme : y a-t-il un seul esprit ou y a-t-il plusieurs esprits ? Notre esprit à nous est-il l’esprit ? A partir de là, tout devient compliqué et on ne s’en sort plus…

Dans le bouddhisme il y a eu aussi ce que l’on a appelé des hérésies : quelqu’un a dit que l’esprit était intemporel et pouvait subsister éternellement en dehors de tout corps, vie ou matière. Evidemment, ce genre de vue empêche de voir la simple vérité qui est il n’y a pas d’un coté le corps, et de l’autre coté l’esprit, mais bien un corps- esprit. Car sinon, qui pourrait savoir qu’il a un corps, sans son esprit ? Et qu’est-ce que pourrait bien être l’esprit sans le corps ? Bien sûr, si l’on tombe dans le domaine des croyances on peut croire n’importe quoi, c’est autre chose. Mais le Bouddhisme n’est pas une croyance, et la première chose à voir est que l’esprit n’est pas séparé du corps. Le corps n’est pas séparé de l’esprit.

Bien sûr que du moment que l’on parle de l’esprit, l’esprit est juste notre esprit. Mais il n’y a pas que nous qui ayons un esprit : les animaux aussi ont un esprit, les grenouilles. Un peu moins intelligent bien sûr, mais néanmoins les être vivants – c’est-à-dire tout ce qui possède une organisation qui vit – c’est quand même toute une machine qui doit être animée, qui ne fonctionne pas toute seule. Même si l’esprit est très rudimentaire, il y a un corps-esprit.

L’idée fausse est de tomber dans cette forme de mysticisme où les choses deviennent floues. Qu’est-ce que l’esprit, comme les Indiens d’Amérique des plaines qui vénéraient le Grand Esprit, qui en fait était complètement lié à la nature qui les entourait. Si vous séparez l’esprit, automatiquement vous allez penser que Bouddha est quelque chose comme Dieu, que la voie est en dehors de vous, qu’il y a un esprit que vous ne connaissez pas, et finalement, qu’est ce que vous êtes au milieu, qu’est ce que la voie est pour vous au milieu ? Donc ne tombez dans le labyrinthe de l’idée fausse qui consiste à ne pas s’ancrer dans son corps ni observer son esprit.

Le bouddhiste – et le zen en particulier – étant une discipline humaine, la véritable question n’est pas « qu’est-ce que l’esprit ? » mais : qu’est ce que je fais avec mon esprit, quel est mon corps-esprit, qui suis-je, comment vois-je les choses ? Comment puis-je changer un petit peu mon esprit, pour devenir plus universel et plus ouvert, pour posséder plus de compassion ? Me libérer de ce genre de questions qui tendent à me faire croire que la voie est autre chose que ma vie. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’il y a des idées fausses. Si vous prenez le chemin de ces idées, vous vous perdez sur ce chemin, vous pensez que la voie est un chemin que vous allez parcourir.

Ce genre de croyance et ce genre de questions font partie de tout un paquet d’interpellations : qu’est ce que Bouddha ? Ou une question stupide du style : Dieu existe il ? On peut dire : est-ce que l’esprit existe ? L’esprit n’existe qu’à travers les êtres. Vous dites : « Est-ce que l’esprit existe ? » Comment quelque chose qui est non existence pourrait-il exister ? Pour que l’esprit se manifeste, pour qu’il soit notre esprit, pour que notre esprit se manifeste, il se manifeste dans les êtres. Ce qui ne veut pas dire qu’il y a un esprit ailleurs qui tout à coup va s’incarner et se manifester dans les êtres. Il n’y a pas d’esprit séparé des êtres. Donc du moment qu’il y a des êtres, il y a également l’esprit des êtres-esprit. Sil n’y pas d’êtres, il n’y a pas d’esprit. C’est comme le temps, l’espace : s’il n’y a pas d’univers, s’il n’y pas de matière, le temps n’existe pas, l’espace n’existe pas. Notre univers est né en même temps, sont nés en même temps la matière, l’espace et le temps. Les trois sont indissociables. S’il n’y a pas de matière, il n’y a pas d’espace, il n’y a pas de temps. C’est la même chose : s’il n’y a pas d’êtres, il ne peut y avoir d’esprit. On en revient donc à une notion très simple dans la voie : je suis un être vivant, j’ai un corps et un esprit, inutile d’essayer de les séparer, ils sont inséparables. Maintenant, qu’est ce que j’en fais ? De la même façon que si je pratique le zen je suis un être vivant. Ma vie et la pratique du zen sont inséparables. Bouddha est toujours un être humain, il n’y a aucun Bouddha qui n’a pas été un être humain. Donc je suis un être humain, je suis Bouddha, c’est inséparable. Poser la question : « Qu’est-ce que Bouddha ? » revient à poser la question : « Qui suis-je ? » Ou poser la question : « Qu’est-ce que l’esprit ? », en fait c’est demander : « Quel est mon corps-esprit ? »

Ainsi, en voyant bien cela, vous pouvez retourner aux véritables questions de votre vie, et non vous perdre dans des questions stériles. « Qu’est-ce que le zen ? » ou « Qu’est ce que la voie ? » : pour moi le zen, la pratique et ma vie ne sont pas séparés. Je dis : « Le zen c’est ma vie et ma vie c’est le zen ». Ma vie inclut toute ma vie et donc il y a aucun aspect de ma vie qui puisse être séparé de ma pratique de zazen, puisque je possède à la foi la vie et la pratique de zazen.

Si j’essaie d’expliquer le zen par de grandes idées, je considère que c’est une forme de philosophie qui n’a pas grand-chose à voir avec moi, et donc je vais oublier les questions fondamentales reliées à ma vie : quoi faire ? Comment faire ? Qui suis-je vraiment ? C’est pour cela que la vertu toute modeste d’un quelconque enseignement n’est pas de rajouter une quatrième couche de peinture d’enseignement sur un mur, mais bien plutôt d’éclairer des idées fausses, c’est-à-dire d’éclairer les aspects qui peuvent rester obscurs dans les questions et qui empêchent de discerner notre liberté.

Donc l’esprit est notre esprit, notre corps, notre vie. Le reste des questions est stérile.

La 4e idée contraignante

Une autre idée souvent répandue consiste à croire que la voie du Bouddha et des patriarches est quelque chose à atteindre, comme un but, comme la fin d’un voyage, comme la conclusion de toute une étude ; et penser que la pratique soit un moyen d’atteindre quelque chose.
Si vous prenez par exemple une personne très prise par l’idée de trouver de l’amour chez quelqu’un d’autre, trouver quelqu’un qui va l’aimer : cette personne va développer de multiples pratiques pour essayer de trouver quelqu’un qui va l’aimer. Elle mettra des avis sur Internet, ira dans les endroits où sont les gens, essaiera d’être plus sociable, et peut être qu’à la fin, vraisemblablement, elle trouvera quelqu’un. Mais la grande différence pour elle sera de réaliser un jour que l’amour qu’elle cherche chez quelqu’un d’autre doit d’abord être une grande qualité qu’elle possède elle-même. Si elle réalise cela, elle se rendra compte qu’elle peut avoir beaucoup d’amour pour elle-même. Elle sera plus libre, et ira même jusqu’à rayonner de l’amour et de la joie, et donc beaucoup d’autres personnes seront attirés. Sinon, elle continuera une quête jusqu’à en être exsangue, pour trouver LA personne qui va l’aimer.

C’est la même chose avec la voie : l’idée est répandue que si votre compréhension augmente, devient plus pointue, plus perspicace, comme dans un labyrinthe où vous trouvez les différentes portes et les clés pour les ouvrir, si que vous continuez votre quête, un jour vous arriverez au centre du labyrinthe pour trouver la pierre philosophale. Alors que plutôt, comme le dit Wanshi, il s’agit d’ouvrir sans clé un cadenas sans serrure.

Qu’est-ce que cela demande chez quelqu’un pour qu’il comprenne, pour qu’il ne pratique pas dans le but d’attraper la voie, l’éveil ou l’illumination, mais qu’en fait sans s’en rendre compte, il est en train de pratiquer à partir de la voie de l’éveil et de l’illumination ? Et donc du moment qu’il pratique zazen, il ne peut guère demander rien de plus, puisqu’il pratique à partir de la réalisation, de la voie, de l’éveil et de l’illumination qu’il porte en lui même. S’il ne portait pas l’éveil en lui même, à partir de quoi son corps-esprit pourrait-il bien pratiquer ?

Présenté comme ça, ça paraît froidement logique. Mais ce qui se passe est que les gens veulent plus : ils veulent plus que la pratique simple et satisfaisante de zazen. Ils veulent quelque chose de plus, comme au travail les gens veulent avoir une augmentation, une prime, une reconnaissance ou des facilités d’heures de travail en moins. Dans la vie commune, demander une augmentation, c’est normal. Mais dans le zen, il n’y a pas d’augmentation. Il n’y a pas de jours en moins, de prime en plus, de reconnaissance que l’on va vous donner en disant : « Vous pratiquez bien, c’est bien, vous allez devenir un bon bodhisattva ». Même si on vous le disait, ça ne vous convaincrait pas. Pourtant l’esprit humain cherche toujours à comprendre plus, à croire qu’il n’a pas saisi tout ce qu’il était possible de saisir. C’est peut-être vrai du reste, mais de toute façon personne ne peut tout saisir.

Cette quête, c’est comme la quête du Graal, c’est sans fin. Vous ne la trouverez jamais cette putain de coupe, car de toute façon, il n’y a que vous-même qui pouvez vous désaltérer. Et donc voilà l’idée principale : considérer l’éveil comme une chose simple et normale, l’éveil de toute chose de la terre, des êtres, de tout ce qui fonctionne, de tout ce qui vit, même du vent qui souffle comme ce matin. Ne cherchez pas l’éveil comme midi à 14 heures ou le trésor des alchimistes : c’est une chose toute simple de la vie. Et c’est à partir de là que vous pratiquez. Vous le possédez et par voie de conséquence vous le pratiquez. Donc à la place d’essayer de tirer sur la corde, si vous laissez les choses se faire simplement et l’enseignement normal de la vie, de tous les évènements que vous vivez, vous imprégner, vous verrez de plus en plus de choses, votre conscience sera plus grande et peut être aurez-vous le sentiment d’être mieux à votre place. C’est vrai, mais ce n’est pas la même chose que de rechercher l’éveil impossible ailleurs.

Ce n’est pas dit dans le Tenzo Kyokun, mais on pourrait aussi dire au cuisinier : « Lorsque l’intendant t’a donné les ingrédients, aussi simples soient-ils, pour faire le repas des moines, tu as là tout ce qu’il te faut ». Ca semble clair, mais qu’est ce que vous diriez d’un tenzo qui commence à faire la soupe, les légumes, et qui tout à coup décide, pour je ne sais quelle raison, que ce qu’il prépare est inutile parce que, en fait, il lui manque un ingrédient. Et à la place de se réjouir de faire à manger pour tout le monde, de sorte que la pratique des moines soit fortifiée par cette bonne nourriture et que les horaires du zazen soient respectés, il abandonne plutôt tout ça pour partir à la recherche d’un ingrédient qu’il a par lui-même décidé qu’il manquait à son repas, alors que personne n’a demandé ce goût particulier ! C’est pourtant ce que les pratiquants de la voie ont tendance à faire : à la place de se dire qu’ils possèdent l’éveil et donc d’en faire profiter tous les êtres, ils continuent à rechercher quelque chose de plus, ou un ingrédient spécial à comprendre. Alors non seulement ils ne sont guère satisfaits, mais ils ne trouvent rien de plus et ont toujours l’esprit qui tourne en rond pour savoir véritablement ce que cela peut bien être qu’ils sont en train de chercher.

C’est pour cela que l’on dit que la pratique de zazen est en elle-même l’éveil ou l’illumination : ce n’est pas une discipline qui permet de trouver quelque chose d’autre. Ce n’est pas comme le réduit au fond du couloir : si vous ouvrez la porte, vous allez découvrir quelque chose de très précieux de vos aïeux, qu’ils ont oublié. Il n’y a pas de porte au bout du couloir et il n’y a certainement rien derrière. Et donc il faut accepter l’idée toute simple de la pratique calme et tranquille de zazen, qui est en elle-même la réalisation de ce que nous possédons déjà : l’éveil.

La 5e idée contraignante

Je continue sur ce qu’on pourrait appeler « les idées fausses », mais pas dans le sens de « faux » par opposition à « juste ». Ce sont plutôt des idées fortement répandues dans la tête de certains pratiquants et qui les empêchent d’acquérir une compréhension plus profonde du zen. Si vous conduisez une voiture et que vous passez la première et la deuxième, mais que vous êtes persuadé qu’il n’y a pas de troisième vitesse, vous n’irez pas plus vite. Dans la compréhension de la voie, ces idées-là risquent de vous empêcher de pénétrer une compréhension plus transparente, une compréhension moins dictée par des écrits, des dogmes, voire des idées toutes faites.

Dans la façon dont vous voyez les personnes, les gens, si vous les voyez uniquement comme des êtres particuliers – c’est-à-dire comme des entités indépendantes, séparées les unes des autres, du style « moi c’est moi et les autres c’est les autres » -, cette vue n’est pas entièrement fausse, mais elle est certainement incomplète. C’est comme si vous étiez incapable de comprendre et de voir ce qu’est un océan et que vous ne le voyiez que comme un ensemble de gouttes d’eau. Avec la pluie, l’exemple est très facile à comprendre : chaque goutte d’eau tombe et est identifiée par rapport à une autre. Mais du moment qu’elles sont dans la rivière, les gouttes sont indissociables. Et donc inconsciemment, voir les êtres comme séparés les uns des autres, comme des gouttes d’eau, vous empêche d’entrevoir en vous-même et chez les autres le sentiment profond de l’humanité entière.

Bien sûr, si on remonte au début de l’univers, les particules élémentaires étaient indissociées les unes des autres. Nous venons tous de là et logiquement, il est évident que nous avons tous la même racine. Mais ce genre de raisonnement n’avance guère qui ce soit, c’est trop lointain, trop académique, trop loin du monde de la pensée et de l’esprit.

A la fois nous sommes donc bien entendu différents les uns des autres, mais oublier ce qui nous lie et ne voir que la différence ne permet alors pas de comprendre profondément ce que veut dire la phrase contenue dans les vœux du bodhisattva qui dit de « sauver tous les êtres ». Parce que si vous devez sauver 7 milliards d’individus les uns après les autres, d’abord il vous faudra beaucoup voyager et ensuite la plupart d’entre eux mourront avant que vous les voyiez. Et il y a beaucoup plus d’enfants qui naissent à chaque instant que vous pourriez en sauver dans le même instant. Donc si vous voyez tous les êtres comme étant séparés les uns des autres – les jeunes, les vieux, les intelligents, les stupides, les beaux, les moches, les noirs, les blancs, les hommes, les femmes -, déjà c’est mauvais pour les rapports humains, mais en plus vous ne pouvez pas pénétrer profondément ce que veut dire « sauver tous les êtres ». Parallèlement, si vous ne faites que remplacer tous les individus particuliers par une notion indistincte que vous appelleriez l’humain, vous risquez alors de ne vous intéresser qu’à vous-même, en pensant ainsi que comme vous êtes une partie de l’humanité, si vous vous sauvez vous-même, en fait vous sauvez l’humanité. Mais de cette façon, vous avez oublié les autres personnes.

De grands concepts comme celui d’ « humanité », de « masses travailleuses », de « peuple » ont été employés, mais ils sont toujours restés vagues et ont donné lieu a beaucoup de déviation. Pour donner un autre exemple : si vous prenez maintenant ce qui a été créé en 1945 ou 1946, c’est-à-dire la notion de crime contre l’humanité – on comprend ainsi peut être mieux, car il s’agissait non seulement de crimes contre des personnes vivantes, des individus identifiés les uns après les autres, mais plutôt d’un crime dirigé contre les notions et les bons principes qui permettent de se justifier comme être humain. Donc à l’intérieur de ces notions de crime contre l’humanité, il y a les deux : les crimes contre les personnes bien sûr, sinon il n’y aurait pas de crimes selon nos lois, mais également une notion beaucoup plus profonde qui est un crime qui vise à détruire toute humanité sur notre planète. Et si à la place de « crime contre l’humanité » vous mettez « sauver tous les êtres » ou « sauver l’humanité », vous avez la même notion. Sauvez toutes les personnes que vous pouvez, ce qui veut dire, sauver toutes les personnes que vous rencontrez, n’en rejeter aucune, mais également sauver toutes les grandes valeurs bonnes, humaines, qui permettent à l’humanité de vivre libre, en harmonie et sans guerre.

Ainsi tous les êtres, c’est à la fois chacun et à la fois l’océan de l’humanité. Sauver tous les êtres et sauver l’humanité et sauver les grandes valeurs qui permettent à l’humanité de vivre et de continuer à vivre. Un crime contre cela étant d’essayer de détruire ces valeurs humaines. Maintenant, lorsque le bodhisattva fait le vœu de sauver tous les êtres, souvent il se dit : « Durant ma vie, je ne pourrai en sauver que quelques-uns et je ne suis même pas sûr de savoir ce que cela veut dire. Comment m’y prendre et être certain du résultat ? » D’une façon certaine, je sais que je ne pourrai pas sauver tous les individus, mais plutôt qu’à travers quelque-uns, j’aurai sauvé alors en eux et à travers eux l’humanité entière, les grandes valeurs de l’humanité entière, comme l’amour, la compassion, la paix, l’harmonie, le fait de vivre ensemble, la non séparation, l’amitié. Il s’agit de toutes ces valeurs, à travers les gens que j’aurai pu sauver, et donc également à travers moi-même : puisque si je veux promouvoir ces valeurs, il faut bien que je les possède moi-même. Car à la fois, dans ce processus, inexorablement, sans peut-être m’en rendre compte ou le vouloir, je me sauve moi-même. Je sauve le plus de gens possible et à travers eux je sauve l’humanité entière, donc tous les êtres. Il est donc important qu’un bodhisattva comprenne profondément ce que veut dire pour lui les vœux qu’il prononce chaque jour.

Maintenant, qu’est-ce que sauver ? Si quelqu’un est dans le besoin et que vous l’aidez, vous le sauvez. Si quelqu’un a besoin d’affection et que vous le prenez dans vos bras, vous le sauvez. Quelqu’un a besoin d’argent et vous lui donnez un billet, vous le sauvez. Si quelqu’un est perdu et vous l’orientez, vous le sauvez. Si quelqu’un se noie et que vous lui prenez la main, vous le sauvez. Il y a tellement de façons de sauver les gens, il n’y a pas besoin d’invoquer un quelconque sens mystique et de sauver les gens dans un monde religieux, de les attirer hors de l’enfer, de les pousser à travers le purgatoire et de les asseoir au paradis : sauver les gens, c’est tout simple ; c’est aussi les sauver de leur propre esprit quand ils déraillent.

Au début de ma pratique, sauver tous les êtres était pour moi un koan très compliqué. Je ne comprenais pas, je ne voyais pas comment cela était possible. Qu’est ce cela voulait dire : « Tous les sauver » ? Et petit à petit, si on applique une réflexion profonde, c’est comme en fait lorsqu’on pénètre de plus en plus dans la matière : on rencontre le vide, et quand on pénètre de plus en plus à l’intérieur nos propres koans, à la fin ils disparaissent et le zen se simplifie.

Il n’y a rien de plus inutile que de considérer que le zen est quelque chose de très compliqué. Sauver tous les êtres, c’est très simple si on le voit comme ça : faire le bien, et être animé et appelé, à travers les êtres que l’on aide, à promouvoir les grandes valeurs bénéfiques de l’humanité.

La 6e idée contraignante

Un des derniers enseignements du Bouddha a été les 37 voies auxiliaires de la sagesse. Auxiliaires parce qu’il ne faut pas croire qu’il suffirait de suivre attentivement ces 37 pistes pour arriver au port de la sagesse. Mais parmi les 37 auxiliaires il y en a un dont Etienne avait parlé et qui m’avait particulièrement frappé – à part la décision rapide-, c’est la réflexion profonde. La réflexion profonde est une réflexion continue de l’être pour pénétrer complètement tous les aspects de la compréhension du zen et de soi-même. Sans réflexion profonde il est difficile d’avoir un enseignement de soi-même à soi-même. Par exemple si la phrase : « La nature de Bouddha » est prononcée, généralement les pratiquants, au lieu d’y apporter une réflexion profonde pour comprendre ce que c’est, imaginent au contraire très facilement que cela pourrait être quelque chose de spécial, et ils en restent là. Dans les mondos revient souvent la question : « Qu’est ce que la nature de Bouddha ? » Croire que les choses sont ailleurs, magiques ou incompréhensibles : autant dire que cette idée toujours pernicieusement sous jacente habite bien l’esprit de beaucoup de pratiquants. Croire – déjà dans le zen il ne s’agit pas de croire, il s’agit de pratiquer et de comprendre soi-même -, donc croire, ce qui est déjà un chemin sans issue, croire que la nature de Bouddha serait quelque chose de spécial n’est pas bon, car cela bloque justement cette réflexion profonde, qui à la fin va vous mener à une vision tout à fait simple.

Voici quelques pistes : la première chose que tout le monde sait, mais qu’on oublie parfois, c’est que Bouddha était un simple être humain, comme vous et moi. Lorsque l’on parle des champs de Bouddha – dans le Vimalakîrti et spécifiquement également dans le Sutra des Dix Terres -, les champs de Bouddhas sont les champs des êtres. Il ne s’agit pas des paradis artificiels. La nature de Bouddha est la nature des êtres. Si vous regardez une fleur, quelle est la nature d’une fleur ? Bien entendu il est trivial de dire que la nature d’une fleur c’est simplement d’être une fleur. Quelle est la nature d’une montagne ? Une montagne est une montagne ! Qu’est-ce que vous voulez dire de plus sur la nature d’une montagne ? Ou dire de plus sur la nature d’une fleur, sur la nature de l’eau qui coule ? De même la nature d’un chien est d’être un chien ! La nature du bois est simplement d’être du bois ! C’est comme lorsque l’on a posé la question à Etienne : « Qu’est ce qu’un moine zen ? ». Il a répondu : « Un moine zen, c’est un moine zen. » Voilà ! La nature des choses et des êtres sont les choses et les êtres. Alors j’espère que c’est facile à comprendre !

On dit : « Bouddha était un être humain ». (J’essaie d’avoir un raisonnement logique de façon à ce que vous à ce que vous compreniez facilement. Ce n’est pas de la magie blanche ou noire). Donc la nature de Bouddha c’est la nature des êtres. Alors en ce qui concerne un être humain, on en revient à dire : qu’est ce que la nature d’un être humain ? Si je dis la nature d’un être humain c’est simplement d’être un être humain, qu’est-ce que j’entends par là ? Eno disait qu’il suffit simplement de voir sa véritable nature. Considérerons simplement des choses simples. Un être humain est, comme tous les autres êtres vivants ou inanimés, un produit naturel apparu au cours des millénaires sur une planète qui, par son atmosphère en oxygène et les rayons du soleil, a favorisé une complication très poussée, ce que l’on pourrait appeler le cycle du carbone. En ce sens les êtres humains ne se distinguent pas des autres êtres qui peuplent cette planète ou des autres choses qui y ont été créées. Si l’on revient à dire : « La nature d’une montagne est d’être une montagne », dans le même sens on peut dire : « La nature d’un être humain est d’être un être humain ». La complication vient seulement du fait qu’au cours des âges, lorsque l’on parle d’êtres humains, on parle non seulement de son corps mais également de la puissante conscience de lui-même et du monde qu’il a réussi à développer au cours de son évolution.

Si l’on reprend le terme « la nature de Bouddha », celle d’un être humain, que l’on regarde les montagnes tranquilles, l’eau qui coule et que l’on regarde les êtres humains, on voit que la plupart ont la conscience polluée par d’infinies questions, envahie de problèmes, de soucis, d’entrelacs psychologiques, de conceptions, d’avis qu’ils ont sur les gens et les choses, de toutes les concrétions mentales qu’ils ont eux-mêmes créées. Tout ça n’est guère favorable à la paix mentale, à l’harmonie et au bonheur d’un être humain. On peut donc dire que la nature d’un être humain, c’est-à-dire l’état naturel d’un être humain, c’est lorsque tous les concepts qu’il a lui-même rajoutés dans son esprit disparaissent. L’esprit est toujours là, le corps aussi, et ils sont plus semblables à la nature profondes des choses, des êtres animés, inanimés, qui ne sont eux pas habités par des problèmes irréels. L’être humain revient à la simple réalité des êtres et de lui-même : un phénomène tout simple. Il ne s’agit pas de recevoir la nature de Bouddha comme la grâce de Dieu ou la vision de Bernadette Soubirou, mais de redevenir simplement comme tout le monde, comme toute chose, calme et tranquille, sans le fardeau de tout ce que l’être humain a rajouté lui-même, tout le fardeau de ce qui n’a pas d’existence, mais qui n’est que concrétion de l’esprit. Alors il rejoint sa véritable nature et c’est ça qu’on appelle la nature de Bouddha. C’est tout simple !

Lorsqu’en zazen vous respirez calmement, que vous êtes bien droit, que vous êtes calme et tranquille, en équilibre, vous avez atteint et vous pouvez également vous reposer sur votre point de plus haute stabilité, votre point de tranquillité : vous êtes dans un état naturel. Cet état-là, on peut utiliser des mots pour dire ce que c’est, alors on utilise les mots « la nature de Bouddha ». Mais la nature de Bouddha n’est pas quelque chose qui puisse exister en dehors des êtres. Ce sont les êtres qui possèdent la nature de Bouddha et la nature de Bouddha est l’état naturel, normal des êtres. C’est un état normal, il n’y a rien de spécial, de caché ou de sacré.

Si vous avez vous-mêmes des koans et que vous y réfléchissez profondément, essayez toujours d’aller du côté de la simplicité. Dans le zen tout est simple. Le bouddhisme est une pratique simple pour les êtres vivants. Une pratique de leur vie, bonne, qui peu leur apporter beaucoup de bonheur et augmenter le bonheur pour tous sur la terre. Simple, toujours rester simple !

Je continue sur le même thème : comment considérer tout ce qui a à voir avec la pratique de la voie simplement ? Car il peut se trouver que pour des pratiquants de zazen tout se complique du moment qu’ils entrent dans le dojo, c’est-à-dire qu’à force de vouloir tout faire exactement et très bien, ils ne savent plus où ils en sont. C’est comme s’ils étaient attaqués par une forme de sacré, qui n’est que de la rigolade.

Je vais vous donner quelques exemples. Prenez par exemple la guen-maï : on mange la guen-maï dans le dojo avec respect, elle signifie toute la nourriture de la terre que nous prenons pour continuer notre pratique, pour avoir la force de vivre, le carburant de la vie ; elle contient également un aspect de la transmission, puisque l’on dit que c’est la nourriture traditionnelle des moines. Tout ceci pourrait laisser penser que la guen-maï n’a plus rien à voir avec une soupe ordinaire. Bien entendu que si vous considérez la guen-maï comme sacrée, parce que vous attachez plus d’importance à la cérémonie de la guen-maï qu’à manger la soupe, quand vous rentrez chez vous le soir, vous vous ruez sur votre soupe aux légumes, sans aucune délicatesse, en mangeant rapidement, en lapant votre soupe à grand bruit, et évidemment vous êtes alors quelqu’un du commun qui mange une soupe ordinaire, et dans votre esprit vous avez créé cette différence entre la guen-maï et une soupe ordinaire. Et cela devient compliqué, la guen-maï devient compliquée et bien sûr la bouffe ordinaire reste la bouffe au niveau de la bouffe ordinaire. Alors comment faire ?

D’abord, considérez avec délicatesse toute soupe ordinaire, ou que ce soit que vous la mangiez. Elle est toujours la nourriture de votre vie et de votre pratique, et à ce moment-là tout se simplifie. La différence entre la guen-maï et la soupe ordinaire n’existe pas. Il n’y en a aucune en fait : vous harmonisez inconsciemment à l’intérieur de vous la transmission du repas traditionnel des moines – une soupe de riz – et une soupe ordinaire. Vous les traitez toutes avec le même respect. Si vous traitez une soupe ordinaire avec tout le respect que vous avez comme un moine pour la nourriture, alors tout devient la voie, tout devient comme la guen-maï. Celle-ci n’est plus spéciale, vous n’avez plus de koan.

Prenez sampai également : vous connaissez tous l’histoire de Bodhidharma et de Eka. Eka ne dit rien et se prosterne trois fois devant Bodhidharma, et Bodhidharma lui dit : « Tu as obtenu ma moelle ». Allez expliquer cela avec des mots ! Faire un discours sur ce qui s’est passé à ce moment entre Eka et Bodhidharma n’est pas possible.

On considère que sampai est une posture qui contient tout un aspect cosmique. D’un autre côté il s’agit également de simplement prosterner, plier, baisser, agenouiller son corps. C’est également une simple pratique, toute simple, de prosterner son corps. Harmonisez les deux. En fait, qu’est ce qui se passe ? Qu’est-ce qui est merveilleux dans sampai ? Ce n’est pas une espèce de merveille magique qui rend sampai aussi précieux, c’est justement le fait de se baisser, de prosterner son propre corps qui est merveilleux. C’est la chose elle-même toute simple qui est merveilleuse et non pas une idée mystico-flippée qui tendrait à faire croire que sampai a des pouvoirs magiques. La chose nue, simple est l’essence de la voie : simplement prosterner son propre corps. Imaginez simplement que sur la terre toutes les personnes qui ont un pouvoir, tout le monde prosterne son corps et son esprit, devant soi-même, devant l’humanité, devant rien. Avec simplement cette pratique, qui contient une pratique d’humilité également, si chacun pratiquait sampai tous les jours, le monde serait différent.

La voie se complique si vous rajoutez quelque chose : ça se complique si vous rajoutez du sacré dans la guen-maï, ça se complique si vous rajoutez du magique et du sacré dans sampai. Chacun est libre de penser ce qu’il veut, mais si vous rajoutez quelque chose, alors vous ne pourrez pas voir que la chose elle-même, toute simple, est la pratique de la voie.

Dans la transmission, dans les cérémonies du shiho, il y a la prosternation merveilleuse de menju, la pratique de deux êtres humains, un être humain et un autre, un être humain et l’humanité, l’humanité et l’autre être humain. Ils se prosternent l’un devant l’autre et créent cette unité.

Tout ce que vous voulez rajouter dans la voie – le magique, le sacré, le mystique, le très important, enfin n’importe quelle sauce que vous désirerez rajouter – tout cela n’est que de la dorure inutile, parce que tout cela est contenu dans la pratique des choses simples. De même, la pratique simple qu’on appelle Shikantaza : juste s’asseoir. Cette pratique est en elle-même la pratique de la libération. Inutile de rajouter quoi que ce soit. Elle contient la libération, elle contient la droiture, elle contient tout ce que vous voulez. Tout est contenu dans la chose elle-même toute simple : la pratique. Inutile de rajouter quoi que ce soit.

Il y a bien sûr des branches du Bouddhisme, par exemple le Bouddhisme Shingon, qui ont des côtés ésotériques : ce sont d’autres branches du bouddhisme. Les cérémonies du kito par exemple proviennent vraisemblablement de ces branches ésotériques. Prenez le kito : généralement l’on fait un kito parce qu’il y a un prétexte, ou si l’on a envie de faire un kito, on en invente un. Un kito est dirigé très souvent vers une personne qui n’est pas présente. Alors on peut croire que le kito va avoir un effet magique sur cette personne. Mais on peut voir les choses plus simplement : le kito permet de rassembler dans le cœur de tous les pratiquants présents une très grande énergie, qui de toute façon, un jour ou l’autre, atteindra tout le monde. Là aussi, garder la façon de voir plus simplement : dans le simple kito, l’énergie dégagée dans le kito contient tout ce que vous voulez, inutile de rajouter des aspects magiques.

Moi par exemple dans le zen je n’ai pas de croyance. Je fais attention de protéger ma foi profonde. C’est comme faire gaffe, si vous avez une locomotive à vapeur, d’avoir du charbon, sinon elle ne vous sert à rien. Il faut faire attention à l’intérieur : à sa confiance, à sa détermination, à son courage, à sa foi. Tout ça est simple, on peut dire l’énergie (les gens aiment beaucoup utiliser le terme d’énergie). Et ainsi j’ai continué à pratiquer toute ma vie, je n’ai pas besoin de rajouter une croyance, cela ne sert à rien.

Voilà ! Gardez la vision du zen où tout ce que vous pratiquez, tout ce que vous pratiquez simplement, contient tout, déjà, à l’intérieur cette simplicité. Ne rajoutez rien !

La 7e idée contraignante

Une autre idée disons nocive à l’illumination de votre liberté est de penser aux mérites en termes personnels et de rechercher des mérites personnels. Vous connaissez tous l’histoire de Bodhidharma et de l’empereur. Quand l’empereur lui dit : «J’ai construit des pagodes à sept étages et j’ai nourri des milliers de moines pendant des années, quels sont mes mérites ? ». (À vrai dire c’est bien tout ce qu’il a fait). Et Bodhidharma lui répond : « Pas de mérites ! » Ce que voulait dire Bodhidharma c’est que l’empereur ne devait pas chercher un mérite pour lui-même. Il n’avait pas à se mettre en avant car il avait fait beaucoup de choses, il n’avait pas à se mettre devant avec ce qu’il avait fait pour la sangha.

Qui par exemple penserait à dire la phrase suivante : « Aujourd’hui j’ai fait beaucoup de samu : quels sont mes mérites ? ». Ou dans le cas particulier : « J’ai mis beaucoup d’affiches, quels sont mes mérites ? ». Garder une pureté de l’esprit : c’est non seulement un état d’esprit, mais c’est également une pratique. Si c’est évident dans une voie spirituelle, comment pratiquer cela dans la vie de tous les jours ? C’est-à-dire lorsque nous sommes confrontés aux autres, par exemple à la concurrence dans le travail, comment agir dans un monde qui est devenu très compétitif, où la mentalité du gagnant, du winner, prend beaucoup de place ? Comment voir tout ce que nous faisons ? Ce que nous faisons, non pas pour accrocher des médailles sur notre poitrine ou des mérites de reconnaissance, des avantages, de la place ou du pouvoir, mais comment peut-on faire pour voir tout ce que nous faisons comme du samu ? Posez-vous la question : est-ce que vous pouvez vraiment considérer que vous pourriez tirer des mérites personnels si vous élargissez votre pratique spirituelle – en zazen, dans le dojo – à tous les actes de votre vie ? Donc ne voyez pas le monde de tous les jours comme un autre monde, mais comme un monde dans lequel vous élargissez votre pratique spirituelle : c’est le même monde.

Il ne faut pas confondre ce qu’est le samu avec la pensée qu’il ne faille pas agir dans tout ce que nous faisons avec un désir profond, un intérêt, une motivation puissante : au contraire, il faut tout ça ; mais il ne faut pas le faire dans une optique d’accumuler des quelconques mérites personnels, ce que l’on pourrait considérer dans une voie spirituelle comme une impureté.

Je me souviens qu’Etienne détestait ça : les personnes qui font des collections. Il y en a même qui font des collections d’opercules – les petits couvercles des gobelets de crème à café – soit pour les accumuler, soit pour les vendre, je ne sais pas ; pour des choses aussi bénignes, une telle activité paraît dérisoire. Mais en fait si vous réfléchissez, ce n’est pas très très différent que d’essayer d’accumuler, d’engranger des mérites seulement pour soi-même, comme une personne qui engrange du blé dans son coffre uniquement pour elle-même, ou qui enferme des pièces d’or dans une cassette. Eviter ce piège demande une certaine attention dans notre vie, et l’attention c’est de se souvenir : quelle est l’activité d’un Bouddha ? Ne pas tomber dans des activités dérisoires.

Dans la voie, dans le bouddhisme, il est dit qu’il y trois formes de mérites : les mérites immédiats, les mérites à long terme et les mérites infinis. Mais comme la vie de chacun est évidemment limitée, il impossible d’acquérir pour soi-même des mérites infinis, à moins que vous croyiez au cycle des renaissances réelles et pensiez que vous aller renaître la prochaine fois également comme un être humain. Pourquoi serait-ce le cas ? Disons qu’à la place d’essayer d’accrocher des mérites immédiats ou des mérites à plus long terme, à la place de tout cela il vaut mieux plonger dans l’océan des mérites, c’est-à-dire les mérites qui profitent à tous. Et donc mélanger votre goutte d’eau à cet océan : ainsi elle ne s’évaporera pas.

Comme tous bien sûr, on vit dans la société. On peut se poser toutes les questions concernant les mérites dans la société, mais on vit dans la société j’espère comme des bodhisattvas, c’est-à-dire pour la changer, pour augmenter sa compassion, pour élever les êtres, pour les aider tous à se libérer justement de leur recherche de mérites personnels, de façon à ce que le monde soit plus vivable pour tous et que chacun puisse y apporter sa pierre. Si vous prenez une cathédrale, elle se construit pierre après pierre, il n’y a pas de miracle qui fasse surgir une cathédrale d’un coup : il faut la construire. Ça dans la vie de tous les jours c’est une bonne pratique : avoir une bonne pratique, comme par exemple quand vous pratiquez du samu dans les sesshins, dans la sangha. Les gens de ce dojo apportent beaucoup et font beaucoup de samu, ce qui est très bien. J’irai même jusqu’à dire que c’est un exemple. Donc vous connaissez ça ! Vous pratiquez le samu dans les sesshins, ici au dojo. Alors dans la vie de tous les jours vous pouvez vous souvenir de cet esprit de samu et vous pouvez appliquer ce même esprit chaque jour, c’est-à-dire sans vous comparer aux autres.

Ce qui est terrible c’est que les gens se comparent aux autres, c’est très répandu. Par exemple au CERN, c’est le moment où je dois décider des promotions pour le département. Alors je ne vous dis pas, c’est l’inflation des ego : « Moi aussi j’y ai droit ! » Ils expliquent ce qu’ils ont fait, qui correspond à : « J’ai construit des grandes pagodes, j’ai beaucoup de mérites et je veux qu’ils soient reconnus, donc je veux cette promotion ». Ce qui me fait toujours rire c’est qu’ils viennent demander ça à un moine ! Parce qu’ils le savent, donc c’est encore pire.

Ainsi ne pensez pas à obtenir de la reconnaissance. C’est difficile pour un être humain d’abandonner l’idée de quérir la reconnaissance des autres ; au contraire, agissez dans l’infini. On peut dire aussi mushotoku. Mushotoku c’est une notion centrale dans le zen, qui existe quasiment uniquement dans le zen. On peut le traduire par « sans but personnel », mais je pense que la version de Stéphane est meilleure, elle consiste à dire : « sans but caché ». Bien sûr les gens croient toujours que s’ils n’essaient pas d’attraper tout ce qui ce passe, ils vont se retrouver sans rien du tout. Mais mushotoku n’est pas ne rien faire, c’est le faire sans but caché. C’est-à-dire qu’au contraire il faut être transparent. Par exemple boire un coup avec des amis, c’est très différent que de se cacher pour boire comme un alcoolique. Mushotoku est “ne pas avoir de plan caché”, comme quand on veut attraper tout pour nous-mêmes, mais agir clairement, normalement, en étant transparent.

Il y cette phrase de Dogen que j’aime beaucoup : « Si vous construisez un étang, n’attendez pas que la lune vienne s’y refléter. De toute façon quand l’étang sera construit, la lune s’y reflétera ». Donc n’attendez aucun mérite, de toute façon les mérites apparaîtront. Egalement, n’attendez pas une quelconque réalisation de l’éveil, celle-ci deviendra de toute façon évidente lorsque l’étang sera construit. Polissez la tuile sans attendre qu’elle se transforme en miroir. Continuez la pratique sincère de la voie et le miroir apparaîtra de lui-même.

Mushotoku c’est également couper le cycle continuel qui consiste à faire quelque chose en vue de quelque chose d’autre. Bien évidemment je suis sûr que vous ne faite pas zazen en vue d’autre chose, mais seulement zazen pour zazen. Dans la vie de tous les jours, réalisez les choses pour elles-mêmes. Il faut vivre à chaque instant et couper l’esprit qui voudrait vivre dans l’espoir d’avoir une autre vie, parce qu’il n’y a pas d’autre vie. Ça c’est la réalisation dans l’instant et c’est couper une quête toujours renouvelée.

Si vous pensez à la phrase « pas de mérite », ça veut dire que vous faites les choses sans notion de profit. Quoi que vous fassiez, souvenez-vous de le faire dans un esprit de don et non de profit pour vous-même. Le faire dans un esprit d’amour et de compassion et non pas de soif, et changer cet esprit. C’est comme l’image de tourner le gouvernail et de changer entièrement la direction du bateau pour se diriger vers des contrées nouvelles. C’est aussi perdre un peu les horizons connus, se lancer dans l’océan, se lancer dans la pratique d’un bodhisattva. Voilà pourquoi l’on dit « les idées fausses ». Mais c’est mieux de dire « les idées qui sont des obstacles à votre libération » : c’est-à-dire que si vous cherchez continuellement pour vous-même, bien évidemment ce sera un obstacle infranchissable pour découvrir les nouveaux champs de Bouddha et vous risquez de rester comme quelqu’un qui gratte toujours le même carré de son jardin. Le mieux c’est donc que vous décidiez de vous libérer de toute pensée de mérite. Si vous faites cela, alors vous entrez dans le monde libre de la voie, le monde du samu pour tous les jours et de mushotoku, plutôt que d’essayer d’agripper toujours un petit quelque chose.

Une des voies auxiliaires vers la sagesse est la réflexion profonde. Par exemple réfléchir profondément entre l’activité et l’observation. Aujourd’hui tout le monde se lance dans l’activité, l’activité de l’argent, l’activité du plus, des heures de travail. La réflexion profonde n’est pas de ne rien faire, mais de garder au milieu de l’activité également l’observation de soi-même. C’est-à-dire de ne pas perdre au milieu des agissements dans le monde extérieur, de ne pas perdre le contact avec le monde intérieur, mais de réfléchir profondément à sa vie, à sa pratique, à sa vie avec sa pratique. La réflexion profonde est liée au fait de se prendre en charge soi-même. Chacun dans sa vie se prend en charge lui-même d’une façon ou d’une autre, que ça marche ou que cela ne marche pas, et parallèlement il n’est pas évident que dans la voie du zen chacun se prenne en charge lui même. Ca c’est la voie des auditeurs : ils écoutent bien, ils se souviennent pendant quelques minutes, ils essaient de faire, mais la présence forte d’eux-mêmes ne s’impose pas dans leur réflexion profonde.

Il faut donc trouver l’équilibre entre l’activité et l’observation. Il ne s’agit pas vraiment d’agir et d’observer ensuite, mais de garder exactement au même instant la conscience de soi-même dans tout ce que l’on fait. C’est l’observation. Alors bien entendu si vous vous regardez couper les carottes de la guen-maï…. (Je ne sais pas pourquoi, j’aime bien cet exemple : ça m’a toujours frappé le temps infini que les gens pouvaient mettre à peler et à couper une seule carotte !) Il ne s’agit pas de se regarder jusqu’à ralentir au point où l’on ne fait plus que se concentrer exclusivement sur une petite chose, mais au contraire d’avoir cette observation d’éveil, cette clarté de soi-même où immédiatement on sait exactement ce que l’on fait, on est conscient dans son corps et son esprit, et rien de l’espace qui nous entoure ne nous est étranger.

Si vous regardez par exemple un chat dans un champ : le chat est assis, il a l’air tout tranquille, il bouge un peu la tête, il ne fait strictement rien, et tout à coup il y a léger bruissement ou un petit bout de terre qui sort, une herbe qui bouge ; c’est peut être une souris, un mulot, une taupe ; là immédiatement tous les sens du chat sont en éveil ; il est toujours assis mais tout est présent, prêt à bondir, d’une attention extrême. L’observation immédiate, c’est un petit peu la même chose pour un être humain.

L’idée fausse consisterait donc à penser qu’il ne s’agit pas de réfléchir profondément à cette équilibre, à l’observation, au monde extérieur, intérieur. Ne pas réfléchir profondément à sa vie, la traverser comme un zombie, alors qu’il s’agit de réfléchir soi-même, quel que soit l’enseignement donné, quels que soient les gens que l’on rencontre. C’est une expérience de soi-même, pénétré profondément par la réflexion de son corps et de son esprit. Dans le zen Rinzaï on utilise des koans pour cela. On vous donne un koan, par exemple : « Qu’est-ce qui est plus bête qu’une rave ? » A partir de là, ça commence petit-à-petit à vous obséder et vous réfléchissez de plus en plus profondément, vous essayez de ressentir la phrase, de trouver une réponse, et tout ce processus vous fait pénétrer en vous-même, jusqu’à ce que finalement tout cela s’éclaircisse.

Dans le zen soto on n’utilise pas les koans, mais on utilise l’observation de la posture de zazen et l’observation du corps. L’observation du corps avec l’esprit, le changement de l’esprit avec le corps. Calme, équilibre et tranquillité. Mais surtout il ne s’agit pas de penser qu’il suffit de suivre qui que ce soit ou quoi que ce soit sans réfléchir ; bien au contraire, il faut garder sa liberté de réflexion. Bouddha n’avait personne à qui s’adresser, Bouddha a trouvé tout seul le fait de s’assoir et de faire cette expérience. A qui aurait-il pu s’adresser ? Aux brahmanes, aux yogis ? A personne. Franchement, à qui pourriez vous demander quoi que ce soit en ce qui concerne votre propre expérience de l’éveil ?

Maître Deshimaru a toujours dit : « automatiquement, inconsciemment, naturellement », et beaucoup de personnes en ont déduit qu’ils n’avaient strictement rien à faire, que l’œuvre de la grâce allait agir toute seule, qu’ils n’avaient donc qu’à être là, à s’assoir, repartir, manger, faire samu, merci beaucoup. Et tout cela créerait de soi-même un feu central qui allait les libérer et les éveiller, peut être, peut être ! Néanmoins, si nous sommes des êtres humains conscients, doués d’une intelligence, je pense qu’il faut également l’utiliser dans notre découverte de la libération. Il y a des tas de choses qui se font automatiquement, inconsciemment, naturellement, mais cela ne vaut pas dire que ce soit exclusif, bien au contraire. En même temps, il faut résoudre ses propres koans. C’est comme les modèles en physique des particules : tant que vous n’avez pas trouvé la dernière particule, vous n’avez pas le modèle entier. C’est comme avec un puzzle : vous ne savez pas si le modèle est juste tant que vous n’avez pas mis la dernière pièce. Jusque là, vous ne savez pas si tout l’arrangement est juste ou faux. Et donc toute la réflexion sur vos propres koans est là justement pour nouer la gerbe de toute votre compréhension profonde.

Si vous laissez de côté des aspects de la voie ou de la compréhension de la voie qui vous sont étrangers, c’est comme si vous regardiez un puzzle dans lequel il manque des pièces : vous ne pouvez pas avoir la satisfaction de voir l’image entier. Par exemple, j’ai réfléchi pendant des années sur ce que Bouddha voulait dire par « tous les êtres », et cela m’a beaucoup appris d’essayer de comprendre ce qu’il voulait dire. Ou bien « l’éveil ». Jusqu’à ce que vous soyez certains que cette question « qu’est-ce que l’éveil ? » ait entièrement disparu, que vous portiez véritablement la réponse en vous, cela demande également une réflexion profonde.

On a parfois tendance dans le zen à traiter d’intellectuels les gens qui réfléchissent, on dit qu’il s’agit juste de suivre, de s’asseoir, de rester à sa place. Non, il faut faire preuve de curiosité, d’intérêt, de désir de résoudre ces grandes questions : « Qu’est-ce que c’est ? » Non pas que vous trouviez une réponse unique, mais tout le processus de cette réflexion profonde vous ouvrira beaucoup l’esprit. C’est mieux d’avoir une sangha avec des gens dont l’esprit est ouvert à tout plutôt que renfermé.

La 8e idée contraignante

Dans certaines villes d’Europe fleurissent apparemment maintenant des campagnes d’affichages. L’une des campagnes montre des affiches qui disent : « Dieu existe », et l’autre bien entendu des affiches qui disent : « Dieu n’existe pas ». On croirait franchement se retrouver au temps des discussions contre les Dominicains et les Franciscains, au temps de l’Inquisition, de l’alchimie. Le désir de trouver un sauveur extérieur est semble t-il très profondément ancré dans l’être humain, ce qui se retrouve dans les phrases : « Se remettre entre les mains de Dieu », « Aide-toi et le ciel t’aidera ». Il en a même été fait une forme d’entité qui aurait réussi à produire un fils, ceci au niveau de base de la croyance. D’autre part les athées, eux, combattent un phénomène inconnu, n’ayant strictement rien à gagner ; c’est donc assez semblable à une anti-religion, qui est la même chose qu’une religion. Si de plus le désir d’être sauvé par l’extérieur n’est pas exprimé par une pratique suffisamment ‘excitative’, les gens passent à un niveau qui les fascine plus : les sectes. Mais le phénomène de base reste toujours de croire à une illumination extérieure, au fait d’être sauvé par quelqu’un d’autre, de croire au miracle : être mort et ressuscité, être malade et tout d’un coup être guéri, sans parler de ceux qui désirent marcher sur les eaux. Cela fait deux mille ans que ça dure, l’esprit-le corps, la lutte de l’église contre le corps, la glorification de l’esprit. D’une certaine façon le bouddhisme n’a pas été épargné non plus par ce genre de tendance : parfois le bouddhisme est petit à petit devenu une religion nationale et les gens pensent également que Bouddha va les sauver. Dans le zen également, des personnes pensent que le véritable éveil est seulement celui de Bouddha, ou que la véritable illumination est seulement celle vécue par les patriarches. Elles se demandent donc ce que c’est, espèrent vivre la même chose et courent après un éveil qui pour eux n’existe pas, car l’éveil de qui que ce soit n’existe pas pour quelqu’un d’autre.

Cette tendance à croire que l’on va recevoir la grâce existe donc, et alors soit les gens ne font rien et attendent que ça arrive ou, au contraire, ils essaient de tout faire pour que cela vienne et s’épuisent. Fondamentalement bien sûr, il faut faire demi-tour, passer de regarder à l’extérieur à regarder en soi-même, et voir que ces croyances ne sont que des croyances, c’est-à-dire des phénomène de l’esprit. Étienne disait : « Les religions, c’est croire à l’impossible ». Alors les gens préfèrent courir après l’impossible plutôt que réaliser le possible dans leur vie. Il faut donc faire demi-tour, faire retour à soi-même, abandonner l’idée que l’éveil va vous tomber dessus comme la foudre sur un toit, que l’illumination va vous aveugler comme un grand flash. Mais il s’agit plutôt de savoir ce que vous allez faire de votre vie simple, ce que vous voulez réaliser, qui vous êtes. L’éveil est un mot, la vie aussi, on ne peut décrire ce que l’on vit. Chacun vit des choses différentes, chacun a des expériences différentes. C’est là que se trouve le véritable éveil, qui n’a pas besoin d’être fantastique, différent : il se trouve au sein même des petites choses de la vie, à condition de les voir, de ne pas traverser sa vie comme un zombie, de ne pas oublier, de ne pas se laisser aller à dormir debout, mais de vivre chaque instant.
C’est le premier pas : abandonner cette idée fausse que Bouddha, les patriarches, l’éveil, l’illumination sont différents de vous-même. Bouddha les patriarches font partie de la tradition, et la tradition est là de façon à ce que n’importe quel crétin ne se lève pas le matin et dise : « Dieu c’est moi », et crée une secte, mais qu’il y ait une lignée de respect, qui culmine avec le respect de soi même.

Les gens pensent toujours aux patriarches comme à des merveilles. Bien sûr nous avons un grand respect pour tous les patriarches, car sans eux, sans leur lignée, sans leur transmission, nous ne pourrions pas aujourd’hui pratiquer la grande assise. Notre reconnaissance va donc bien sûr à toute cette lignée de transmission qui nous permet aujourd’hui de connaître le bonheur de notre libération. Voilà comme il faut voir les patriarches : non pas comme des êtres spéciaux, mais des êtres humains comme nous. La lignée des patriarches continue toujours, et donc aujourd’hui qui sont les patriarches ? Aujourd’hui tous les pratiquants sont les patriarches, l’éveil de chacun est l’éveil des patriarches, l’éveil de chacun est l’éveil de Bouddha.

N’attendez pas d’éveil de l’extérieur, soyez conscient de qui vous êtes, appliquez une réflexion profonde sur votre vie, sur ce que vous faites, teinté de spiritualité, d’esprit de spiritualité, c’est-à-dire de don, de compassion, d’amour, de bienveillance, de douceur, d’acuité, de précision. Ne laissez aucun évènement de votre vie comme si vous étiez endormi. Soyez toujours présent, ouvert, tout ce qui fait un homme ou une femme de bien. Continuez à pratiquer la posture droite, laissez aller le devant du corps, de façon à ce que vous ne deveniez ni rigide ni endormi. Ne laissez passer aucun instant sans vous en apercevoir. Et donc libérez-vous des patriarches, libérez-vous du Bouddha, libérez-vous même de tous les aspects un peu coincés parfois de la pratique, et libérez-vous des règles, des rites, mais appliquez-les seulement dans l’idée d’une reconnaissance pour toute la transmission. Faites attention aux gestes justes pour augmenter votre personne juste.

Voilà, la grande affaire, c’est soi-même. Il n’est pas si évident pour un pratiquant du zen d’avaler, de digérer complètement que tout le zen c’est lui-même. Il y a toujours un petit coin, un petit bout, comme le petit bout de la queue du chat qui dépasse encore, un petit espoir que l’éveil ou l’illumination vont vous tomber dessus comme la grâce de Dieu. Je ne voudrais pas dire que dans la réflexion profonde il faut appliquer une certaine logique, mais il ne faut pas non plus se lancer dans un illogisme impossible, un mysticisme éthéré. Gardez les pieds sur terre, parce que la voie est sous vos pieds.

C’est un chemin qui n’est pas si court jusqu’à ce qu’un pratiquant ait suffisamment confiance non seulement en lui-même, mais confiance en sa pratique de zazen, confiance dans sa vie, de façon à ce qu’il puisse décider finalement et dire comme Bouddha : « Je possède l’éveil avec tous les êtres », au lieu de l’attendre.

La 9e idée contraignante

Vous connaissez l’histoire de Gensha. Elle commence de façon surprenante pour les Européens du monde d’aujourd’hui : Gensha était un pêcheur, il allait à la pêche avec son père dans une barque. Evidemment, comme tous les pêcheurs le père de Gensha ne savait pas nager. Il s’est trouvé que lorsqu’il a remonté son filet, il a perdu l’équilibre et il est tombé à l’eau. Ne sachant pas nager, il a commencé à se noyer et Gesha l’a laissé se noyer en pensant : « Sinon, je vais passer ma vie à aller à la pêche », alors qu’il voulait devenir moine. Et Gensha est parti. Il a laissé sa vieille mère se débrouiller toute seule et il est parti dans des temples. Un jour il a quitté son temple pour partir en voyage, pour aller visiter d’autres maîtres. Comme on voyageait avec des sandales à cette époque, il s’est tapé l’orteil contre un rocher, ce qui fait assez mal. On parle souvent de l’éveil et les gens croient que l’éveil et purement une question de l’esprit, mais alors là pour Gensha, ce fut tout son corps qui réagit. Il ressentit cette douleur et pensa : « Les autres ne sont pas moi ». Bien sûr il est évident de remarquer que l’expérience de Gensha aurait pu se passer avec quelqu’un d’autre qui se serait tapé l’orteil, mais qui n’aurait pas compris sur le moment que la voie est en fait son propre corps et son esprit.

Il y a beaucoup d’histoires d’éveil des patriarches, j’en ai raconté d’autres, vous les connaissez. Bien entendu il y a la première expérience de Bouddha. Lorsqu’on lit les textes qui ont été écrit ensuite, on voit que toutes les histoires ont été un peu enjolivées par les mots, et si vous regardez toute l’histoire du zen, vous avez tendance à penser que lors de cette transmission, tous les grands maîtres, les patriarches ont eu à un moment, disons, le même éveil, comme s’il y avait un seul et même éveil qui provenait des même causes, des mêmes conditions pour chacun. Après les gens se demandent quelles seraient les causes, les conditions qu’ils pourraient réaliser de façon à vivre le même éveil. C’est assez délicat à dire, mais l’éveil ne provient pas des causes et des conditions : c’est une chose subite, une expérience subite du corps et de l’esprit. Et si on essaie de le saisir avec l’esprit, il ne fait que s’éloigner. C’est comme toute pensée à propos du zen, cette légèreté de la réalité disparaît.

Pour Gensha donc, lorsqu’il s’est tapé le pied, pour lui ce fut un grand éclaircissement. C’est une histoire qui nous raconte l’expérience de Gensha. Comme on raconte l’expérience de Bouddha, comme on raconte l’expérience de Sekito et de bien d’autres. Et vous-même ? Plus vous penserez que quelque chose de spécial s’est passé pour ces patriarches et qu’ils se sont éveillés à je ne sais quoi, plus vous vous éloignerez de votre propre réalisation. D’abord n’hésitez pas et commencez à penser profondément que vous possédez ce qu’on appelle l’éveil. De toute façon vous faites partie de la terre, de la nature, des êtres vivants. Tout ceci fonctionne, vit ensemble et tout ce monde-là, immense, on peut dire est éveillé, et donc vous aussi.

La première chose à voir est d’abandonner l’idée qu’il s’agit de quelque chose de spécial. Les gens qui sont un petit peu perdus dans leur vie pensent que l’éveil, le jour où ils le réaliseront, permettra qu’ils sachent absolument ce qu’ils doivent faire, que leur vie va alors s’éclairer d’un coup, que tout va être transparent et facile, qu’accessoirement la souffrance, la peur, l’angoisse vont disparaître, et qu’ils vont se retrouver des êtres éveillés. Oui, peut-être. Mais il est préférable de décider que c’est maintenant ! Pour votre pratique, chacun décide de pratiquer. Dans sa vie, chacun décide de sa vie. Dans le zen, il y aussi la composante de décider : décider que l’on porte la vérité, décider que l’on porte la voie, décider que soi-même est Bouddha et décider que l’on porte en soi-même la transmission des patriarches. Au moins la question est réglée, la quête vis-à-vis de ce genre de choses est terminée si vous arrivez à décider ça. Voilà, c’est un peu le miroir.

La question évidemment c’est : « Qu’est-ce qu’il faut posséder en soi-même pour arriver à décider ça et avoir confiance dans le fait que c’est vrai ? » Pouvoir dire « Oui, c’est vrai ! » Pouvoir s’appuyer sur une foi suffisamment profonde, établie, évidente, vivant dans le corps et l’esprit, pour savoir que la voie c’est soi-même. Ce n’est pas forcément quelque chose que qui que ce soit puisse faire s’il pratique zazen une fois. Et c’est là qu’intervient toute la pratique, toute la pratique renouvelée, régulière de zazen, la pratique du calme, du corps et de l’esprit, de la libération des pensées négatives, et au propre et au figuré, la pratique de s’asseoir : asseoir son corps, s’asseoir soi-même au milieu de la voie. Alors lorsque cette pratique devient de plus en plus naturelle, automatique, elle rejaillit sur toute votre vie. Un jour apparaît l’évidence de cette décision, mais cette évidence ne vient pas d’ailleurs, elle ne vient pas de l’éveil des patriarches, elle ne vient pas de l’éveil des Bouddhas, ce n’est pas la même expérience, vous ne pouvez pas faire la même expérience que Bouddha et les patriarches, vous allez faire la vôtre. Et une grande partie de cette expérience consiste également à réaliser, c’est-à-dire à comprendre, à voir que tout est là ! Que tout est en vous-même, aussi bien cette libération du corps et de l’esprit que cette légèreté de l’être et cette décision.

Lorsque l’on parle de la longue marche héroïque de la réalisation de la voie, de la marche qui amène l’être humain justement à cette décision évidente : « Je possède l’éveil avec tous les êtres, je possède la voie et en fait je me rends compte, je réalise en moi-même que je l’ai toujours possédée et que ça a toujours été comme cela ! » C’est le point à partir duquel il n’y a plus rien à rechercher. La pratique est naturellement sans but personnel et devient comme l’eau du fleuve tranquille qui coule. Et tout le bonheur que cela peut créer, à ce moment-là, normalement fait naître le désir de le partager.

Donc souvenez-vous: n’oubliez pas qu’il y a également une partie de décision, votre décision. Impossible de décider trop tôt. Parallèlement si vous n’arrivez jamais à voir que vous devez décider une fois pour toutes, alors le flot des pensées sur le zen, peut-être même des croyances, du mysticisme, continuera et vous passerez à côté de la vie réelle d’un moine zen, qui vit comme un être humain dans la réalité simple et qui fait le bien.

Etienne parlait beaucoup dans ces commentaires du Sanjushichi-Bodaibunpo, les 37 voies auxiliaires de la sagesse. En tous les cas, c’est une partie qui m’avait frappé personnellement, peut-être pas vous et d’autres personnes, mais sans que j’arrive vraiment à comprendre ce qu’il voulait dire à l’époque, j’ai été frappé par ce qu’il disait de la décision rapide : « Il faut décider rapidement », décider de pratiquer rapidement, décider soi-même de porter la voie.

La 10e idée contraignante

Maître Deshimaru disait que le zen est un jeu. Si vous prenez les échecs, comme exemple de jeu, tout l’intérêt du jeu réside évidemment dans les règles du jeu. Si, par exemple, vous aviez le droit de bouger quinze fois de suite vos propres pièces, n’importe comment, automatiquement le roi adverse serait mat ; et le jeu perdrait tout son intérêt. Pour avoir du plaisir à jouer aux échecs, il faut prendre les règles du jeu au sérieux. Maintenant, parallèlement, un grand joueur d’échecs est bien entendu complètement au-delà des règles. Par exemple, si vous faites ce que l’on appelle un gambit, c’est-à-dire vous perdez une pièce importante parce que cela se trouve dans une stratégie plus intelligente que la règle qui dit : faites attention de ne pas perdre de pièces, vous faites preuve d’invention. Si vous êtes trop attachés aux règles, c’est au détriment de l’invention. Mais si vous ne respectez aucune règle, vous ne pouvez pas jouer.

Dans le zen également, oublions les règles mais voyons un spectre plus général avec l’esprit de chacun : il faut prendre les choses ni trop sérieusement ni trop à la légère. En fait, il faut faire justement le contraire, à savoir qu’il faut les prendre à la fois sérieusement et à la fois à la légère. Cela semble contradictoire mais, par exemple, si vous vivez une situation dramatique et que vous arrivez à garder un certain humour, et plus la situation devient dramatique plus cela devient un peu psychédélique, vous arrivez quand même à garder un petit grain de sel par rapport à ce qui se passe. Alors vous ne tombez pas dans le drame et d’autre part, vous ne faites pas que survoler l’intérêt du zen ni l’intérêt surtout de la connaissance de vous-même.

Cela me rappelle aussi cette histoire : il y a deux petites filles du genre punaises, elles jouent et l’une perd au jeu et elle n’aime pas du tout ça ; alors elle dit à l’autre : « Maintenant nous allons jouer à un jeu que j’ai inventé. » Au moins comme ça elle est sûre de gagner.
Dans le zen également, il n’y a pas que tous les jeux connus, même si les règles sont très intéressantes et y jouer est percutant, passionnant; dans la vie, il faut aussi inventer son propre jeu non pour gagner contre les autres, pas du tout, mais pour pouvoir sourire aussi de sa liberté. Donc ne prendre les choses ni trop sérieusement ni à la légère sinon les pratiquants tombent d’abord d’un côté, de l’autre ensuite. Il s’agit de voir tout à la légère mais tout en le prenant sérieusement. S’occuper sérieusement de toute pratique, de tout ce qui se passe mais à la légère, pour éviter de tomber soit dans une secte, soit dans les attitudes, disons, du zen-vacances, un peu touche-à-tout, visiteurs.

C’est quand toute approche dans le zen reste légère tout en étant profonde, qu’elle reste aussi évaporée qu’un nuage et aussi solide que la terre. Vous retrouvez d’ailleurs ça dans la posture : si vos genoux sont bien plantés dans la terre et si vous tendez la colonne vertébrale alors la tête devient légère. Si vous avez la tête légère, vous savez que cela vient aussi du fait que vous êtes bien plantés. Ainsi vous pouvez profiter des deux, vous pouvez profiter de la réflexion profonde, détaillée, approfondie sur vous-mêmes, et en même temps vous vous moquez un petit peu de tout cela de façon que vous ne deveniez pas comme un curé sérieux, mais restiez un moine joyeux.

Au mondo, ce dimanche, il y avait une question qui, d’après ce que j’ai compris, demandait pourquoi certaines choses sont compliquées ? Alors qu’en fait si vous vous posez la question de façon objective, qu’est-ce qui peut y avoir de véritablement compliqué, de sérieux, de caché, de sacré ? Essayez de trouver quelque chose ! Que vous puissiez dire : ça c’est du sérieux, ça c’est sacré. Mais vous ne trouverez rien. Si vous êtes honnête vous ne trouverez rien. Tout est dans votre esprit. Alors si vous pensez que tel ou tel événement, une quelconque petite chose qui se passe dans votre vie, parallèlement n’a aucune importance, peut-être devriez-vous retourner à une intimité intégrée de vous-même, et voir que de tout ce qui se passe, rien ne vous est étranger, tout fait partie de votre vie, tout est lié en interdépendance. C’est la même attitude avec le zen. Le zen n’est en rien séparé de tout ce qui se passe dans la vie.

La question du mondo était : « Pourquoi, dans le dojo, dans le zen, tout est compliqué ? » La réponse, c’est qu’il n’y a rien de compliqué. Il n’y a rien à s’en foutre, mais il n’y a rien de compliqué. A la fin c’est comme dire : notre vie est juste notre vie, le zazen est juste le zazen. Quant à dire le zen c’est…, il vaut mieux garder le silence. Un peu aussi comme dans les cartes de tarot, la dernière carte, le Monde, qui représente la totalité, on pourrait penser que c’est la carte la plus haute, la plus sérieuse, la sagesse, la connaissance de tout ce qui nous entoure, le fait d’être absolument à sa place ; mais il y a aussi le Mat, l’espiègle, le fou, suspendu à une branche, le clown. A la fin, ce sont les deux mêmes cartes. C’est pourquoi il faut garder cette attitude légère vis-à-vis du zen.

La 11e idée contraignante

Je continue sur les douze (nombre arbitraire) vues contraignantes, celles qui représentent un obstacle dans l’épanouissement de la réalisation de la liberté. Croire, par exemple, que tout enseignement va venir de quelqu’un d’autre donne lieu à une attitude assez passive, et surtout c’est manquer le sel de la découverte. Etienne parlait de l’enseignement de soi-même à soi-même. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qui faut essayer de faire quand même ? Car si on ne fait rien, il n’y a rien qui sort à la fin. Si vous visitez une exposition de peinture, comme par exemple le musée de l’Académie à Venise. Il y a beaucoup de salles, vous regardez tous les tableaux, et tout à coup il y a un tableau qui retient votre regard, disons les grands tableaux de Carpaccio. Alors vous pouvez regarder en vous disant : « Tiens, je préfère ce tableau-là et passer, ou vous pouvez aussi être aiguillé à le regarder de façon plus approfondie. Pourquoi en fait ? Qu’est-ce qu’il y a dans ce tableau qui au premier abord est mystérieux pour vous, peut-être caché, qui a fait que vous êtes très attiré par cette peinture. C’est à ce moment-là que commence l’enseignement de soi-même à soi-même. C’est-à-dire que si vous étudiez le tableau, les couleurs, la composition, que vous arrivez à en saisir le mouvement interne, l’harmonie, alors petit à petit vous pénétrez dans le tableau, il vous devient familier. C’est la même chose avec l’enseignement extérieur. Chacun se balade dans une alignée d’enseignements différents, provenant des sutras, de l’opinion de quelqu’un d’autre, comme s’il se baladait dans un musée. Mais tout à coup, là au milieu, il y a peut-être quelques phrases, quelques idées qui, pour vous, n’apparaissent pas véritablement dans la réalité, mais qui, pour une raison quelconque vous frappent. Là aussi vous pouvez simplement les oublier et passer à autre chose, ou alors, vous pouvez commencer à vous demander : « Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie véritablement ? »

Si vous prenez l’exemple de Gensha qui se pète le pied sur une pierre, il réfléchit profondément d’où vient cette douleur ? Qu’est-ce que le corps ? C’est moi qui la ressens, les autres ne sont pas moi. Demander à Ludo qu’elle fût sa réflexion profonde quand il s’est à moitié péter le pied avec une planche. Parfois on parle de mots tels que l’éveil, ou avec tous les êtres ; qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie profondément ? Alors il y a deux étapes : premièrement, il faut être suffisamment disponible, intéressé, un petit peu sensibilisé, presque même à l’affût, intéressé à pénétrer cette forme de compréhension fine. A ce moment-là, certaines phrases peuvent vous frapper, ou certains événements dans la vie peuvent vous frapper, ou des situations peuvent effectivement vous interpeller. C’est à partir de là que l’enseignement de soi-même à soi-même est une profonde réflexion. Il ne s’agit pas de s’asseoir sur une chaise, devant une table, le menton dans les mains et se dire maintenant je vais réfléchir, mais c’est une forme de marinade interne où se mêle petit à petit la compréhension du corps et de l’esprit pour éclairer cette notion. Et c’est donc dans ce processus-là que vraiment vous allez toucher votre propre compréhension de ce qu’est la voie, votre propre réalisation de vous-même, car nul autre ne peut vous la servir sur un plateau, vous ne pouvez pas l’acheter, elle ne peut vous être donnée déjà mâchée. C’est pourquoi il faut que vous fassiez ce travail interne pour pouvoir digérer la Loi. C’est dans ce processus-là que s’augmente la confiance en soi, la possibilité de décider que nous possédons la voie nous-mêmes et que nous sommes Bouddha, que nous sommes la Voie, et qu’il n’y a rien d’extérieur. C’est cette construction intérieure qui permet de rentrer dans notre propre maison, et non dans un hôtel de passe.

Vous pouvez aussi penser de la même façon, si vous prenez une personne qui reçoit de multiples ingrédients pour faire la cuisine. Des épices, un peu de viande, des légumes différents, des patates, du poisson, enfin tout ce que vous voulez. Donc, cette personne, qui reçoit tout un éventail de produits, doit faire la cuisine. Déjà, si elle aime faire la cuisine, si ça l’intéresse, elle va avoir plus de facilités à combiner les différents ingrédients. Si ça ne l’intéresse pas et qu’elle ne bouffe habituellement que des hamburgers, ça va donner une tambouille inintéressante. Donc, au départ, il faut s’intéresser, bodaïshin, ensuite, petit à petit, il faut avoir aussi expérimenté. Si vous donnez les mêmes ingrédients à un chef qui a vingt sur vingt au Gaud et Millau, il va vous faire un plat surprenant. Et donc dans l’enseignement de soi-même à soi-même, il s’agit à partir des éléments disparates qui sont donnés par la vie, par les éCh’anges avec les autres personnes, par des lectures, par quelques enseignements ; à partir donc de toutes ces petites pierres de mosaïque, d’en faire vous-mêmes le grand tableau qui correspond à votre réalisation de la Voie. Le bouddhisme a toujours insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une réalisation de l’éveil, d’un éclaircissement qui était intérieurement propre à chacun, et pas du tout le même pour tous. Après, par la suite, ce mouvement d’approfondissement automatique devient naturel; si vous voulez, la machine est enclenchée, ne s’arrête plus. Cette forme d’enseignement intérieur devient de plus en plus profitable, devient de plus en plus léger également. Les concepts de la Voie deviennent moins lourds, et chacun continue naturellement ce processus de libération, comme la plante qui pousse petit à petit du fumier. La gangue de la fleur commence à s’ouvrir, alors on voit la fleur, les étamines, le pistil ; et celle-ci va semer beaucoup d’autres fleurs. De même que la plante suce le suc de la terre, l’enseignement de soi-même est justement de happer parmi l’immense variété des enseignements, ce qui va vous permettre de réaliser vous-mêmes cette floraison de votre esprit.

La 12e idée contraignante

Etienne disait : « Le zen, c’est la vie. Si vous ne voulez pas dire le zen, dites la vie. » Alors tout le monde aime bien cette phrase car elle est réconfortante. Mais encore faut-il creuser profondément ce que cela veut dire. Par exemple, les gens du commun qui pratiquent, ou les auditeurs, voient souvent la pratique de zazen comme une activité dans leur vie. Un petit peu comme quelqu’un qui décide qu’il a tout son emploi du temps et qu’un jour, de telle heure à telle heure, il va au fitness pour son bien-être, ses muscles et transpirer. En rester là est très contraignant dans l’approche de soi-même. C’est-à-dire comment faire de telle façon à ce que la pratique de zazen, ou de façon plus large une pratique spirituelle, soit non plus un coin de sa vie mais l’imprègne dans toutes ses actions et ses pensées. Lorsque la pratique spirituelle devient mélangée à tous les événements de notre vie, à ce moment-là la phrase : Le zen, c’est la vie, prend tout son sens. Évidemment, on en revient toujours au même point, à savoir la vie de qui ? la vie de soi-même ! Donc, à la fois, il faut voir clairement le zen, soi-même et ce que l’on fait dans sa vie. Alors si on dit : le zen, c’est la vie, et qu’évidemment la vie, c’est la vie de soi-même, par déduction triviale, on en déduit que le zen c’est soi-même. Cela correspond à un pas très important comme lorsque Gensha faisant un pas, s’est ouvert l’orteil sur un caillou. A cet instant, il a vraiment compris que celui qui avait mal, c’était lui-même.

Ainsi faire ce pas qui consiste à quitter la classe des auditeurs (qui essayent d’engranger tous les enseignements qu’ils peuvent, pour en faire leur nourriture de plus tard, comme un fermier qui engrange toutes ses récoltes, sans penser à ce qu’il pourrait redistribuer), pour passer à celle des bodhisattvas, parfois, semble un processus magique. Comment serait-il possible d’expliquer à un auditeur ce qu’est véritablement la voie du bodhisattva, s’il ne la comprend pas par lui-même. Mais, me direz-vous, dans ce cas-là, les auditeurs resteront toujours des auditeurs, les bodhisattvas des bodhisattvas, les moines des moines, et par déduction les imbéciles des imbéciles, les grands des grands. Par conséquent, comment un auditeur peut-il être touché par la voie du bodhisattva, c’est-à-dire comment peut-il voir tout à coup sa vie non pas comme une période pendant laquelle il peut ramasser le plus de choses possible, engranger le plus de bonheur, de sagesse, mais tout à coup comme celle d’un bodhisattva qui consiste au contraire à donner son temps, son énergie, sa vie. Comment expliquer à quelqu’un qui cherche à acquérir, que le truc c’est de donner. Comment expliquer à quelqu’un qui cherche à sauver sa vie pour lui-même, qu’il s’agit de la donner.

En ce sens, les explications de quelqu’un à quelqu’un d’autre sur ce sujet ne servent à rien, car personne ne peut emprunter la lumière intérieure, komyo, de quelqu’un d’autre. Un auditeur peut voler l’enseignement, les idées, servir pour apparaître, mais il ne peut s’approprier cette lumière intérieure, cet éclaircissement de tout et cette liberté propice au don. Que sa vie soit complètement en unité avec la pratique spirituelle est bien sûr une des conditions premières d’un bodhisattva. Comment s’ouvrir ? C’est pour cela que généralement l’on parle de l’éveil immédiat, c’est-à-dire tout à coup dans un instant, parce qu’il est impossible d’expliquer un processus logique, bien réglé, qui vous dirait comment, sans trop d’efforts, passer de l’attentisme de l’auditeur à l’action du bodhisattva. Et c’est pour cela qu’il y a des gens qui, tout à coup, réalisent ce qu’est un bodhisattva. Immédiatement, ça ne peut guère être autrement, sinon il serait possible dans la vie de se dire comment vais-je être heureux, et de prendre une feuille, de faire une liste, un calendrier, de bons petits rails, si bien que, quand vous êtes au bas de la liste, vous êtes heureux. Cela ne se passe pas comme cela. Le déclenchement de l’esprit d’un bodhisattva ne se passe pas non plus de façon logique ; ce qui est exprimé par le fait que ce n’est pas en frottant une tuile qu’on en fait un miroir.

Est-ce que tout cela est vraiment si mystérieux ? Je ne le pense pas. Cependant, il faut aussi approcher le processus par des chemins de traverse, par des méthodes annexes. Comme dans les moyens auxiliaires, c’est-à-dire l’observation de soi-même, bien connue en zazen mais également chaque fois que nous faisons quelque chose, il faut que l’observation immédiate de nous-mêmes soit présente dans l’instant, que cela devienne une façon de vivre d’être présent à soi-même, et pour ça il faut commencer par l’observation de soi-même. Si vous voulez avoir un moyen annexe de l’esprit de don du bodhisattva, c’est très simple : pratiquer le don, donner votre temps, votre énergie, un petit peu de vos sous, la joie. Pratiquer le don pour comprendre ce que ce qu’est le don du bodhisattva. Et c’est un peu la même chose dans les voies auxiliaires de la grande sagesse, il s’agit de pratiquer les différents aspects des bienfaits du bodhisattva, de façon à en même temps les comprendre, les intégrer, qu’ils deviennent naturels. Alors, d’un côté une tuile ne devient pas un miroir, mais si vous ne pratiquez pas les vertus auxiliaires de la grande sagesse, le miroir n’apparaîtra pas.

Il s’agit donc de faire en sorte que la vie spirituelle que l’on ne peut pas tenir, ni maîtriser, trouve – par des choses, des actions pratiques – des débouchés dans notre vie de tous les jours. Et comme chacun sait ce qu’est la bonté, un peu de sagesse, l’ouverture, la liberté, il s’agit de pratiquer dans sa vie toutes ces paramitas, et le miroir apparaîtra sans aucun doute.

Si vous prenez, par exemple, la confiance en vous-même, beaucoup de gens manquent de confiance en eux-mêmes, moi également, et donc si vous confrontez votre manque de confiance en vous-même à la réalité, vous pouvez voir qu’il n’y a pas de grandes raisons à entretenir ce manque de confiance. Par conséquent, la confiance il faut la pratiquer, pratiquer des choses pour lesquelles vous manquez de confiance, et dans ce processus, bien entendu, la confiance se renforcera. Ainsi pratiquer dans votre vie toutes les grandes vertus de la Loi, pratiquer les vertus de la confiance en vous-même, de la décision profonde, et la Loi, la décision de l’éveil, s’installera par la pratique, naturellement, en vous-même. Evidemment, si vous rêvez à la liberté, mais que vous ne la pratiquez pas dans votre vie, c’est comme si vous ne construisiez pas l’étang, jamais la lune ne s’y reflètera. Ou bien comme quelqu’un qui dit : « Je ne gagne jamais à la loterie », et un autre qui lui fait remarquer : « Tu sais que pour gagner à la loterie, d’abord il faut y jouer. Si tu ne joues pas, tu ne gagneras jamais rien. »

C’est pourquoi on peut aussi avoir une vue différente en ce qui concerne ces grandes notions : l’éveil, l’illumination, la Loi, la Voie, Bouddha, le Bodhisattva, la compassion, le bonheur, l’amour. Si vous croyez que tout ceci va vous tomber sur la tête, comme l’Esprit saint, ce n’est pas ce qui va se passer ; mais cela va forcément s’ouvrir si vous pratiquez toutes ces vertus dans votre vie.

Pour savoir ce qu’est une boule de neige, il faut prendre la neige dans ses mains, la tasser, et là vous savez vraiment ce qu’est une boule de neige. Si vous voulez savoir le goût d’une fleur sauvage, il faut la goûter ; le goût d’un champignon aussi, il faut le goûter pour savoir ce qu’est le goût d’un champignon. C’est ainsi dans la vie, pour savoir il faut faire, il faut goûter, il faut toucher, il faut voir, il faut agir, et donc la voie, l’éveil, Bouddha, le bodhisattva, c’est exactement la même chose. Il ne s’agit pas de comprendre une idée, il s’agit de goûter soi-même, de faire soi-même pour savoir finalement, intuitivement, à l’intérieur, ce qu’est l’éveil et la voie, le Bouddha. C’est aussi en ce sens que l’on attache beaucoup d’importance à la pratique ¬¬¬– comme faire une boule de neige avec ses mains est une pratique. C’est par cette pratique-là que chacun sait alors vraiment ce qu’est une boule de neige. Si vous voulez véritablement savoir ce qu’est l’éveil, la voie, vous devez le pratiquer à chaque instant. Ne vous échappez d’aucun instant, observez tout, soyez attentifs continuellement, pratiquez le don, faites gaffe, ne faites pas d’erreur, voilà, c’est un grand travail, c’est ça que l’on appelle la grande affaire. Ce n’est pas se poser sur son cul en attendant que la compréhension de tout cela vienne. Voilà la pratique spirituelle !

Journée de Zazen du 22 février 2009
Seppo et Yun-Men.

Kusen 1

Il fut une période en Chine, qui dura environ trois siècles, qui donna lieu au fleurissement d’une grande culture et également du bouddhisme. Ce fut entre l’an 600 et l’an 900 de notre ère, sous la dynastie des Tang, et surtout sous la stimulation de l’empereur Wu, qui régna pendant dix-sept ans à cette époque. C’est pendant cette période que plusieurs écoles du bouddhisme ont atteint leur maturité, ou des écoles comme le Jodo Jinshu, le bouddhisme de la Terre Pure, le bouddhisme Tien Taï, par exemple, et bien sûr le Ch’an, qui deviendra au Japon le zen. C’est à cette époque que le Ch’an a commencé à produire un enseignement essentiel, qui le distinguait des autres écoles bouddhistes, c’est-à-dire qu’il mettait l’importance sur l’expérience directe de chacun. Ce qu’on a appelé « l’éveil subit, le satori immédiat », voir sa véritable nature, l’expérience directe de soi-même, ceci par rapport aux autres disciplines, qui promulguaient plutôt une chose que le zen a abandonnée, c’est-à-dire des concepts mythologiques, des canons. Alors évidemment comme l’enseignement principal était assez court si l’on peut dire, vu qu’il s’agissait que chacun fasse la réalisation directe de la réalisation de son propre éveil, peu d’écrits ont subsisté. Tout ceci remonte évidemment au 6e patriarche. C’est à cette époque que vécut Eno, qui s’appelait de son nom chinois Hui Neng. Si vous voulez, Eno est la patriarche fondateur du Ch’an, du zen.

A cette époque Eno eut cinq successeurs principaux, mais trois d’entre eux n’ont pas donné naissance à une lignée qui a continué, car même parmi les patriarches du temps passé il s’est trouvé que des lignées se sont éteintes, parce que simplement le maître originel de cette lignée est mort – pas forcément jeune, ils sont tous morts en fait très vieux -, peut-être parce que réunir des disciples autour d’eux ne les intéressait pas, peut-être qu’il étaient ermites, peut-être que tout simplement ils ont fait autre chose. Et donc les deux successeurs principaux d’Eno s’appelaient Seigen et Nangaku. Ils sont dits avoir donné lieu à cinq écoles du zen, mais en fait ces cinq écoles n’ont jamais été formalisées. Elles ont énormément de points communs, mais ce sont plus des lignées de patriarche à patriarche. Il y a celle que l’on appelle l’école Tsao-tung, c’est-à-dire l’école Soto, à laquelle nous appartenons encore. Elle est issue ensuite de Seigen, par l’intermédiaire de Sekito, de Yakusan, de Ungan, et ensuite de Sôzan et Tôsan, dont le nom a été utilisé pour donner le nom de la ligne So – de Sôzan – et To – de Tôsan. Sôzan et Tôsan étaient contemporains. Pas tout à fait, c’est-à-dire que lorsque Sôzan est né, Tôsan avait déjà trente-trois ans, et lorsque Tôsan est mort, Sôzan avait vingt-neuf ans. Enfin ils ont vécu à la même période. Donc c’est l’une des lignées, la lignée Soto, qui en fait continua par Ungo Doyo et non par Sozan. Il s’est trouvé que Sekito, lui-même le disciple de Seigen, eut un autre successeur que Yakusan, qui s’appelait Teno Dogo. De cette lignée on trouve alors Tokusan, Seppo, qui engendra deux lignées, la lignée de Hun-Mon et l’école Hogen. L’école Hogen est celle à laquelle appartenait Gensha.

Aujourd’hui je voudrais vous parler un peu de la lignée Yun-Men, c’est-à-dire Hun-Mon, de Seppo et de Hun-Mon. Vous verrez que c’est un peu différent de ce que vous avez l’habitude d’entendre. Le moins que l’on puisse dire c’est que c’est rafraîchissant et que ça réveille. Voilà pour les lignées de Seigen. Du côté de Nangaku, c’est là que vous retrouvez ensuite Nangaku, Basho, Yakujo – donc Basho c’était le patriarche Matsu, le patriarche cheval, qui avait une grosse tête, un gros front. C’est Yakujo qui a dit : « Un jour sans travail, un jour sans manger ». Yakujo a eu de grands disciples, Obaku et les deux Isan, dont l’un a donné lieu l’école Igyo. Et donc ces cinq écoles, l’école Hogen, l’école Yun-Men – Unmon -, Soto, Igyo et Rinzaï, sont appelées les cinq maisons du zen.

J’ai traduit pour vous deux textes des patriarches de la lignée Yun-Men, c’est-à-dire de Seppo et de Yun-Men – Unmon – lui-même. Donc Seppo en est le maître principal, Yun-Men est un maître assez obscur et puissant. Et vous verrez que les paroles de Seppo et de Yun-Men sont toujours révolutionnaires aujourd’hui. Ca vous donnera un autre point de vue et j’espère également la force de détermination, et du courage.

Kusen 2

Donc Seppo fut le successeur de Tokusan. L’histoire a retenu qu’il avait deux successeurs principaux, Gensha – qui est connu car il a laissé son père se noyer pour pouvoir partir et devenir moine, et c’est lui qui s’est pété le pied contre une pierre – et Yun-Men, qui fut très connu. Il est dit dans l’histoire que Seppo a eu jusqu’à mille cinq-cents disciples, et à sa mort il avait cinquante successeurs. Vous pouvez imaginer la force de la foi et du caractère de Seppo pour avoir jusqu’à cinquante successeurs. Au jour d’aujourd’hui en trouver un est déjà assez difficile. Il avait donc une très, très grande sangha. Et voici ce qu’il a dit. Comme pour Yun-Men, les commentaires de Seppo ont été consignés un peu en douce, puisqu’il était en faveur de l’éveil immédiat et ne voyait pas l’intérêt de laisser une trace de ce qu’il disait.

Donc Seppo dit : « Si vous réalisez immédiatement d’être simplement ainsi, c’est-à-dire comme vous êtes, mais sans les complications, les labyrinthes mentaux que vous avez rajoutés, simplement ainsi, comme vous êtes, c’est vraiment le meilleur et le plus simple. Ne vous laissez pas aller à venir vers moi pour que je vous dise quoi que ce soit de définitif. Mais comprenez, si vous êtes un descendant du fondateur du Ch’an, que vous ne mangerez pas de la nourriture que quelqu’un d’autre a déjà mâchée. Effectivement c’est aux petits bébés qu’on mâche la nourriture pour la leur donner, de façon à ce qu’ils puissent la digérer. Autrement ne mangez pas de la nourriture que quelqu’un d’autre vous aurait déjà mâchée ». Ca a l’avantage d’être clair. « Qu’y a-t-il de plus ? N’ayez aucune contrainte. Exactement maintenant, que vous manque-t-il ? Les affaires d’un individu responsable ont toujours été aussi claires que le brillant soleil dans le ciel bleu, ceci depuis toujours. Il n’y a jamais rien eu qui fasse obstacle à quoi que ce soit, alors pourquoi ne le savez-vous pas ? »

C’est un peu la même chose que de dire : « la Voie est claire et transparente, il n’y a aucun obstacle ». Les seuls obstacles qui pourraient exister ne sont que ceux que vous risquez de créer vous-mêmes. Aussi quels pourraient-être en vous-mêmes les obstacles qui vous empêcheraient de réaliser exactement maintenant votre libération ? On peut se le demander. Tout est dans notre esprit. Mais justement « être simplement ainsi » est comme le soleil dans le ciel bleu, il est simplement ainsi. Le jour se lève, la nuit tombe, les planètes tournent autour du soleil, le monde cosmique et l’univers est ainsi. Alors pourquoi compliqueriez-vous quoi que ce soit ? « Aussi, dit-il, il n’y a jamais eu rien du tout qui soit un quelconque obstacle ». J’ajouterai : « Chacun le sait, mais pourquoi ne le savez-vous pas ? » C’est qu’on parle d’un être humain responsable de la voie. Bien sûr la liberté s’associe toujours avec la responsabilité. En général, chacun sait ce qu’il faut faire dans sa vie, et pourtant parfois les gens hésitent dans la réalisation de la voie, dans la réalisation de leur propre affirmation et de la confiance qu’ils ont de la posséder. Ils pensent que c’est ailleurs, ils pensent qu’ils n’ont pas le droit de prendre cette liberté, ou ont peur, parce que ça leur paraît trop grand. Donc il faut grandir.

Seppo continue : « Si je vous disais que pour comprendre vous devriez progresser un peu, ne serait-ce que d’un demi pas, si je vous disais que vous devriez exercer par exemple le plus infime effort, ou lire une seule ligne de sutra, ou poser une quelconque question à qui que ce soit d’autre, si je vous disais ça, je serai alors en train de vous tromper et de vous menacer. Qu’est-ce qui est juste ici et maintenant ? » C’est à partir de là qu’il faut commencer à s’accrocher. Et bien entendu Seppo s’adresse à tous les pratiquants du zen, aussi à bien vous-mêmes qu’à moi, et ce n’est pas piqué des vers : « Alors qu’est-ce qui est juste ici et maintenant ?

Incapables de l’obtenir et aussi incapables de faire un retour en arrière en vous-mêmes et d’examiner cette question profondément, de façon à voir clair par vous-mêmes, vous savez seulement suivre de vieux professeurs ignorants à l’esprit embrouillé, pour mémoriser ce qu’ils disent. Quelle pertinence y a-t-il à cela. Sachez qu’il s’agit de quelque chose qui ne peut être exprimé. Alors je vous dis : si vous mémorisez une simple phrase de ce qui est dit, vous garderez l’esprit du renard sauvage pour l’éternité ». Seppo utilise l’image du renard sauvage comme beaucoup d’autres maîtres de l’ancien temps, parce que les renards sont toujours en train de fouiner partout, de regarder s’il y a un danger quelque part, avec des fois la queue basse et un air peureux. Les renards lorsqu’ils sortent de leur tanière sont toujours inquiets, c’est pour ça qu’on parle de l’esprit du renard, l’esprit un peu peureux, inquiet, qui fouine partout.

Seppo, il y a mille quatre cents ans, disait donc déjà la même chose qu’Etienne : adressez-vous à vous-mêmes, enseignez-vous vous-mêmes, faites un retour en arrière en vous-mêmes. Examinez ces questions profondément, de façon à les voir par vous-mêmes, mais n’avalez pas une nourriture que quelqu’un d’autre aurait déjà mâchée. Il faut dire que Seppo fut un des maîtres zen les plus brillants. C’est rigolo par rapport à aujourd’hui où vous m’avez demandé d’enregistrer des kusen, alors je le fais, aujourd’hui où tout ce que dit n’importe quel maître zen est immédiatement noté. Pourquoi ? En fait Seppo et son successeur Yun-Men avaient interdit à leurs disciples de noter quoi que ce soit, et s’il nous est resté quelque chose de leur enseignement ou de leurs conseils, ou en fait de ce qu’il pensait, c’est parce que ceci a été consigné en douce par un disciple qui a pris des notes sur son kolomo en papier. A cette époque-là, comme exercice pour que les moines se rendent compte par eux-mêmes de l’impermanence, ils utilisaient parfois des kolomos en papier, non pas des kolomos en étoffe qui sont censés durer quinze ans, que les coutures tiennent, que le tissu puisse être lavé x fois, et on y fait bien attention parce qu’en fait c’est assez cher à acheter. Non, il leur filait des kolomos en papier, et évidemment avec un kolomo en papier, il faut faire extrêmement attention, ça se déchire pour la moindre des choses. Ils devaient terminer en lambeaux, ce qui leur apprenait l’impermanence. Et donc le disciple en douce, sur son kolomo en papier a noté des kanjis qui correspondaient à ce que disaient Seppo et Yun-Men. Toutes ces écoles sont un peu les mêmes, mais avec Seppo et Yun-Men, dont je parlerai au prochain zazen, on peut voir que leurs moyens d’expression étaient assez forts. Ils n’hésitaient guère à parler franchement, et pourtant ceux qui ont entendus ça à cette époque-là sont restés, car ils étaient presque plus de mille cinq-cents à pratiquer avec Seppo.

Dans le Ch’an originel, aussi bien avec Eno qu’avec ses grands successeurs comme Sekito, Seppo, Sozan et Tosan, tous ces grands maîtres disent la même chose : le zen est votre propre expérience, plongez profondément en vous-mêmes, réfléchissez profondément jusqu’à ce que vous éclairiez en vous-mêmes tous les aspects de votre compréhension, de votre conscience. Mais ne mangez pas de la bouffe prédigérée servie par quelqu’un d’autre. Il s’agit d’une expérience directe. A ce moment-là on peut se demander à quoi sert un quelconque enseignement, mais on verra que Yun-Men et Ming-Chiao précisent à quoi servent les maîtres et l’enseignement, qui n’est pas ce que vous croyez, dont la mission ne consiste pas à mâcher les kusen et à les servir.

« Car voyez-vous », dit Seppo, « pour atteindre ceci, cela demande de la force de caractère. Ne courez pas vers moi, ne dépendez pas de moi en cherchant des vérités et en demandant un quelconque enseignement. Pour une personne qui possède le caractère requis, ceci n’est que se moquer des gens. Vous connaissez le bien du mal. Je vais devoir chasser ce tas d’ignorants avec ma canne ». Ainsi était Seppo, qui fut le maître de Yun-Men, qui eut jusqu’à soixante et un disciples successeurs. Dans cette lignée ensuite les maîtres sont moins connus, parce que vraisemblablement ils n’ont rien écrit, ou rien n’a été consigné. En l’an mil, autour de l’an mil est plus connu Ming-Chiao et Hsueh-Tou, qui fut un grand poète et qui a écrit le recueil de la falaise bleue. C’est très poétique, ce sont des koans poétiques. Je ne crois pas qu’ils soient traduits en français, le recueil est à la bibliothèque, mais en anglais.

Donc voici le départ de cette lignée Yun-Men, qui représente certainement une vision du zen adulte. Ca va être la même chose avec Yun-Men. Comme on dit populairement : “En avant la musique, en arrière les petits-enfants !”

Kusen 3

« Voulez-vous atteindre une compréhension », dit Yun-Men, « les idées subjectives que vous avez entretenues pendant des kalpas sont si denses et si épaisses, que lorsque vous entendez quelqu’un donner une explication, vous élevez immédiatement des doutes et posez des questions sur le Bouddha, sur l’enseignement, demandez ce qu’est la transcendance. Du moment que vous recherchez une compréhension, vous vous en éloignez de plus en plus et y devenez étranger. Si j’élevais une simple parole qui vous permettrait d’atteindre immédiatement une compréhension, ce serait déjà remplir vos têtes d’ordures. Même si vous comprenez le monde entier dans sa totalité immédiate, lorsqu’un seul cheveu est arraché, ce serait creuser la chair et faire une blessure. Ce que vous devez faire est un pas en arrière et comprendre votre position de stabilité, le socle sur lequel vous vous tenez ». On retourne à la notion profonde du Ch’an et du zen, qui est de comprendre profondément soi-même, à partir de son corps, de son esprit, de sa vie, de tous les phénomènes que l’on traverse. Bien sûr on peut profiter comme exemple de l’expérience de quelqu’un d’autre, de la même façon que l’on ne passe pas toute sa vie à lire le même livre ou à voir le même film ou à écouter le même morceau de musique, en essayant de trouver la vérité dans ce morceau particulier, dans ce livre ou dans cet enseignement-là. Pour comprendre il faut vivre soi-même. Et ce que dit Yun-Men c’est : ne pensez pas que vous allez comprendre à partir uniquement de ce que vous dit quelqu’un d’autre. Maintenant, on parle, c’est toujours l’éveil immédiat.

« Quelle logique y a-t-il à cela ? » dit-il. « Il n’existe absolument rien qui puisse vous être donné pour que vous compreniez ». C’est déjà clair. « Rien qui puisse vous être donné qui puisse vous étonner et vous faire réfléchir. Parce que chacun de vous a sa propre vie, avec ses propres affaires. Lorsque cette chose magnifique apparaît, cela ne vous demande aucun effort. Maintenant, vous n’êtes pas différents des maîtres zen et des Bouddhas. C’est juste que les racines de votre foi sont peu profondes et menues, alors que vos mauvaises habitudes sont dures et épaisses ». Et toc ! « Qu’est-ce qui vous manque ? Vous êtes des adultes. Aussi n’acceptez ni les critiques ni les jugements des autres. A la minute où vous voyez un vieux moine ouvrir la bouche, vous devriez la lui fermer immédiatement. Au lieu de ça, vous agissez comme des mouches vertes sur un tas de fumier, en vous battant pour le manger ». Ca rigolait pas avec Yun-Men ! « Les anciens prononceraient une demi-phrase à une occasion particulière, à cause de personnes impuissantes comme vous, de façon à vous ouvrir quelques portes. Alors si vous le savez, écartez-les, et allez-y de votre propre pouvoir. Etes-vous gênés ? Le temps n’attend personne. Quand vous expirez, il n’y a aucune garantie que vous inspirerez à nouveau. Faites attention ».

Normalement ce genre de phrase devrait remplir chacun de courage. En fait les portes sont ouvertes, elles ont été ouvertes il y a longtemps, elles sont toujours ouvertes. Aucune serrure et pas de clé, inutile de chercher une clé. Il n’y a pas de cadenas, vous pouvez passer la porte, qui disparaîtra immédiatement du moment que vous aurez fait un pas dans sa direction. Alors dans la voie de la libération, qu’est-ce qui vous arrête ? Qu’est-ce qui vous retient ? Posez-vous ces questions profondément vous-mêmes.

Yun-Men continue : « Les anciens moines qui sont apparus dans le monde n’agissent que comme témoins de votre compréhension. Si vous avez pénétré la voie, vous ne serez pas mis dans la confusion par des raisonnements. Mais si vous ne l’avez pas atteinte, alors tous les moyens que vous pourriez mettre en œuvre ne vous aideront pas. Si vous ne l’avez pas pénétrée, alors dirigez-vous vers quelqu’un qui possède des méthodes efficaces et qui dédie sa vie à plonger dans l’eau et dans la boue pour aider les autres. Quelqu’un qu’il vaille la peine de rencontrer, qui soit sans complaisance, et alors accrochez vos bols et vos sacs de moines pour dix ou vingt ans, pour atteindre cette pénétration. Ne vous souciez pas de réussir, parce que même si vous ne l’obtenez pas dans cette vie, vous ne perdrez pas votre humanité. Aussi vous ne passerez pas votre vie en vain, vous ne trahirez pas ceux qui vous ont aidé, vos moines, vos maîtres, vos pères et vos mères. Vous devez être attentifs, vous devez voir par vous-mêmes qu’il n’y a personne qui puisse se substituer à vous, et le temps n’attend personne. Un jour, la lumière de vos yeux tombera par terre. Comment pouvez-vous éviter que ça se passe ? Ne soyez pas comme des langoustes jetées dans l’eau bouillante avec les pinces et les pattes arrachées. Ne perdez pas votre temps de façon oisive. Une fois que vous avez perdu votre humanité, vous ne pouvez jamais la retrouver ». Voici les paroles fortes de Yun-Men. Son courage, sa foi, sa liberté, son indépendance étaient extraordinaires. Tout ce qu’il cherchait était de mettre les gens en face d’eux-mêmes, non de se les attacher, non de leur dire qu’ils devaient suivre quelqu’un, mais qu’ils devaient pénétrer profondément en eux-mêmes, pour comprendre ce qu’ils possédaient depuis toujours.

Ainsi chacun doit atteindre sa propre compréhension. Soyez attentifs, soyez attentifs par exemple quand vous donnez le kyosaku, quand vous frappez la cloche : supprimez tout geste inutile. Le dojo n’est pas un théâtre. Soyez présent dans chaque chose, faites ce retour sur vous-mêmes, pour toucher votre point de stabilité, c’est-à-dire ce que vous êtes vraiment, votre véritable nature. Ne cherchez pas à l’extérieur, ni dans des paroles, ni dans les écrits de qui que ce soit – ce qui ne veut pas dire ne pas lire, ne pas écouter, mais ne pas chercher ce point essentiel de vous-mêmes ailleurs. Si vous croyez que vous pourriez le prendre quelque part, alors vous ne seriez que des voleurs, des pilleurs de tombes. Vous devez trouver vous-mêmes. Votre vie est courte. Que diriez-vous alors en face de votre propre mort ?

Kusen 4

Après Yun-Men il y eut quelques successeurs, mais qui ne sont pas connus. Et plus tard il y a eu un maître qui s’appelait Ming-Chao. L’époque était peut-être un peu différente, il semblerait que l’école Yun-Men s’était un peu adoucie, en tous cas Ming-Chiao ne s’exprimait pas d’une façon aussi abrupte que Seppo. Un petit peu comme en Occident la Renaissance a été plus douce par rapport à la rigueur du Moyen Age.

Ming-Chiao a dit ceci : « L’éveil des sages se trouve à l’intérieur de la conscience normale des gens ordinaires ». Vous voyez tout de suite comme son langage est simple, facile à comprendre : l’éveil des sages n’est pas une chose particulière, il se trouve à l’intérieur de la conscience des gens ordinaires, car Seppo, Yun-Men, Ming-Chiao étaient également des gens ordinaires, comme Bouddha était un homme ordinaire, comme Fuyo Dokai aussi était un homme ordinaire, doué d’une grande énergie c’est vrai, mais quelqu’un comme tout le monde. Vous vous souvenez de cette phrase d’un sage chinois à qui l’on avait demandé : « Mais quels sont vraiment les pouvoirs magiques ? » Et il vivait de façon simple il avait dit : « Oui, je possède beaucoup de pouvoirs magiques, comme couper du bois et porter de l’eau ». Donc Ming-Chiao dit : « L’éveil des sages se trouve à l’intérieur de la conscience normale des gens ordinaires, mais les gens ordinaires se réveillent chaque jour sans le réaliser. Même s’ils sont éveillés, ils rêvent toujours, même éveillés, ils sont toujours dans la confusion. C’est pourquoi des sages ont pris la peine de le leur faire remarquer, en espérant qu’ils chercheraient à s’éveiller, en les conduisant à se diriger vers l’éveil, tout en espérant qu’ils le réaliseront bien sûr eux-mêmes ».

En fait les cinq écoles du zen sont toutes sont issues de l’enseignement d’Eno, qui lui-même a transmis l’esprit de ses prédécesseurs. Il fait dire aussi que le zen s’est distingué des autres écoles par une expression très diverse. Cela provient du fait que l’éveil de chacun est une expérience de chacun. Il n’y a donc aucune prescription universelle, surtout ne croyez pas ça, il n’y a aucun axiome fixe, et surtout aucun cliché. Aussi, lorsque l’on parle d’enseignement, il fait y voir plutôt un réservoir d’idées, une collection de points de vue, d’expressions, d’expériences, d’exercices, mais certainement pas en terme d’écriture figée ou de canon. Aussi vous pouvez mâcher la nourriture qui vous intéresse, ce sera d’ailleurs la seule que vous pourrez digérer. Si vous essayez de digérer une nourriture qui n’est pas faite pour vous, peut-être qu’avec beaucoup d’efforts vous y arriverez, très bien, peut-être, mais en principe, pourquoi ?

Chaque mot contient une infinité de significations, et donc à partir de ce réservoir d’idées, d’expériences de siècles, vous pouvez trouver ce qui vous frappe et nourrit votre propre réflexion profonde. N’essayez pas d’apprendre quoi que ce soit dans des textes, mais laissez-vous attraper par ce qui vous correspond vraiment. On dit : « Si toutes les vagues du courant zen étaient les mêmes, alors d’innombrables personnes du monde ordinaire se retrouveraient embourbées ». Certaines vagues sont déferlantes, comme celles de Seppo ou de Yun-Men, d’autres sont beaucoup plus douces, comme la houle tranquille de Ryokan, ou de maîtres âgés. Aussi ne prenez aucun enseignement comme la vérité, mais bien au contraire tournez-vous vers votre propre vérité, celle que vous possédez au fond de vous-mêmes. Même si vous croyez que ce n’est pas vrai, chacun possède sa propre vérité au fond de lui-même, personne n’est différent en cela. Donc tournez-vous vers votre point d’ancrage, votre stabilité profonde et votre confiance indestructible, tout en restant souple, vivant et empreint de compassion. C’est une question de pratique aussi.

Alors, qu’est-ce qu’il faut retenir de tout ça ? Justement, rien de particulier. C’est comme le parfum d’encens qui flotte dans l’air : le bâton d’encens a disparu, la fumée aussi, mais il reste dans l’air comme un soupçon de parfum. Comme par exemple à l’opéra, vous croisez une femme parfumée, elle disparaît, et quand vous vous en rendez compte, il reste juste un léger parfum dans l’air. Un air de liberté, un parfum de courage pour continuer et toujours continuer. Si vous voulez une réponse précise, moi je pense que le satori, c’est justement continuer. C’est ça le satori : c’est continuer, approfondir soi-même sa vie, rester attentif, trouver le bonheur, trouver de l’intérêt dans tout ce qui se passe, ceci avec tout le monde, avec les êtres, avec votre monde. Les auditeurs cherchent la voie. Les bodhisattvas eux savent qu’ils ont décidé qu’ils la possédaient. Alors allez-y comme des bodhisattvas, comme on dit au-delà, encore au-delà, au-delà du par delà, à chaque instant, où que vous soyez, et ayez toujours la confiance de posséder en vous-mêmes tout l’éveil du monde, posséder tous les patriarches et les Bouddhas. C’est bien ce que je souhaite pour vous. Et donc comme a dit Etienne, encore une fois : passez devant.

Mondo du 22 février 2009

Question 1 : C’est une question sur le naturel, la simplicité. Dans le dojo, il y a vraiment beaucoup de choses qui sont codifiées. Je me rends compte que parfois il est difficile de trouver le naturel et la simplicité, de faire cela d’une manière transparente. Je sais que cela doit être une aide mais parfois cela m’encombre.

Réponse : Cela encombre toujours quand on résiste. Faire les trucs justes ou les trucs faux cela revient strictement au même. C’est dans la mesure où elles sont faites normalement, simplement et naturellement qu’elles vont sonner juste. Du moment que quelqu’un essaie de faire quelque chose de spécial, on pense que ce doit être fait véritablement de telle ou telle façon. Dans son esprit, alors tout devient plus compliqué.

Parce que comment faut-il faire les choses ? Franchement, il y a des millions de choses qui sont plus compliquées dans la vie que d’arranger ces assiettes devant le bol, mettre des fleurs qui font qu’on ne se croirait pas au jardin des choux, voire au cimetière. Ce sont des choses qui sont toutes simples, comme chacun fait dans la vie. La cloche aussi, il suffit de faire résonner la cloche. Il n’y a pas besoin de faire tout un mouvement avec son machin parce que vous croyez que vous devez imiter Kalman. Simplement faire les choses simples de façon à ce qu’elles coulent. La difficulté ce n’est pas ce qu’il faut faire, c’est hyper-facile. La difficulté provient du fait que si quelqu’un considère que tout-à-coup c’est un dogme qu’il devrait suivre et que ça le fait chier. Cela je le comprends parfaitement. Du moment que vous considérez que c’est un dogme, ça va vous faire chier. Moi aussi les dogmes m’emmerdent. Entre faire juste ou faire faux, c’est faire la même chose. Par exemple, dans les sesshins, pas ici mais quand je suis shusso, vous voyez à peu près tout dans les gens qui rentrent dans le dojo. Il y a des gens, quand ils font gassho, c’est comme s’ils avaient juste ¼ de seconde avant d’aller pisser. Donc, ils ne sont pas là. D’autres, au contraire, font tout un tra-la-la et voilà. Alors, qu’il s’agit tout simplement de joindre les mains, de se pencher en avant et de laisser derrière. Ici, allumer l’encens, faire les choses justes, faire les choses comme elles sont, pour elles-mêmes.

Comme zazen, on pratique zazen pour zazen pas pour autre chose. Donc, on fait sonner la cloche parce que l’on fait sonner la cloche. La cloche ne sonne pas pour autre chose. On offre de l’encens à la statue, au plafond, à tous les êtres. Simplement, on offre de l’encens qui va brûler. A quoi sert l’encens ? Dans le temps, il n’y avait pas d’eau courante. Cela puait tellement qu’il fallait bien faire brûler de l’encens de façon à ce que l’on puisse respirer dans les dojos et les églises. C’est tout simple, tout ce qu’il peut y avoir de compliqué et qui va te mettre des obstacles, c’est si tu considères que c’est autre chose que tout simple.
Suite de la question : Par exemple le kesa, donc c’est censé être simple mais, il n’y a rien de plus compliqué à faire.

Réponse : Qu’est-ce qu’il y a de compliqué ? Ce qui est compliqué, c’est qu’il ne faut pas se tromper. Si tu ne te trompes pas, c’est tout simple. Il n’y a qu’à faire. Il n’y a qu’à couper des morceaux et les coudre ensemble. Rien de plus simple. Ce n’est pas compliqué. Cela prend du temps, c’est vrai. D’accord, il faut lire un peu la couture mais il n’y a rien de compliqué. Ce qui est compliqué, c’est si quelqu’un ne fait pas attention ou il décide comme certains de suivre leur tronche ou de faire couper ou coudre comme ils le pensaient à ce moment-là. Ce n’est pas juste et cela devient compliqué. Effectivement, il faut défaire, supporter les remarques. Il faut voir qu’on s’est gouré, il faut voir son esprit, ça devient compliqué. Le kesa au départ, c’est quoi ? Le Bouddha a pris des morceaux de tissu probablement parce qu’il n’avait pas un radis. Il fallait bien sûr qu’il se vêtît avec quelque chose. Donc, il a ramassé ce que les gens ne voulaient pas. On dit toujours que c’était les tissus bouffés par les vaches. S’ils étaient bouffés par les vaches, il ne devait pas rester grand-chose. Il y avait beaucoup de linceuls qui emballaient les cadavres. Il faut y aller faire rouler le cadavre pour récupérer le drap. A partir de là, il les a cousus pour se vêtir. Il n’avait pas de col roulé, des culottes, des caleçons, une chemise. Il n’avait que ce vêtement là. Ensuite, c’est devenu le symbole de la transmission.

Comme vous le savez, j’ai des tendances légèrement anarchiques sur les choses. Je veux bien que le kesa soit un objet de respect de la Transmission. Là, ce magnifique kesa de 25 bandes, j’ai beaucoup de respect pour ce kesa parce que c’est vous tous qui l’avez cousu. Donc, même si cela vous a fait chier, je ressens tout votre amour car vous l’avez fait pour moi. Cela me touche beaucoup. Le fait est qu’Yvon qui est mon ami m’a donné la Transmission et me l’a remis. Donc, celui-ci est le mien. J’ai beaucoup de respect mais parallèlement c’est aussi du tissu. C’est cela qu’il ne faut pas oublier. Chaque Maître dit ce qu’il pense et moi je dis ce que je pense et ce n’est pas toujours la même chose. Il n’y a pas des gens qui sont plus spécialistes que d’autres pour dire : le kesa cela doit être ça et les autres n’ont qu’à fermer leur gueule. Le kesa oui, tout le monde le respecte mais, si tu en fais un dogme cela devient compliqué. C’est à la fois la Transmission, à la fois du tissu et à la fois quelque chose de simple. Il faut que ça reste simple. Si tu couds un kesa, que tu fais gaffe aux mesures, que tu fais très attention comment le couper, où il faut coudre les choses, c’est du travail normal. Pour tout c’est comme ça.

Les gens disent ça ou ça c’est hyper-compliqué. Alors, voulez-vous me dire, quelque chose que vous arrivez à démontrer véritablement que c’est une chose compliquée ? D’abord, pour qui ? Cela dépend des gens. Qu’est-ce que ça veut dire et pourquoi ? Si tu te poses cette question véritablement, tu peux te rendre compte que toutes les choses sont simples. Tout est simple, c’est nous qui mettons la complication. Et, quand on dit justement que la Voie c’est simple, c’est nous-mêmes. Alors, il faut voir, essayer à chaque occasion de ne pas rajouter ses propres complications. Sinon, à la fin, Bouddha ça va être compliqué et pratiquer la Voie ça va être compliqué. Tout finalement va être compliqué. Si pratiquer la Voie c’est compliqué, ça va faire chier tout le monde. Donc, il vaut mieux balancer cela et se dire une fois pour toute : le kesa c’est simple, l’encens c’est simple, les sutras c’est simple, s’asseoir c’est simple. Et voilà, c’est simple parce que je possède l’éveil. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de compliqué ? Tout est éveillé, tout est lumineux. C’est mieux de voir comme cela que de se dire : je ne sais pas ce que cela veut dire, où est-ce que ça se trouve, qu’est-ce qu’il faut faire, leur truc ça me fait chier. Oui, oui, fais simplement les choses comme elles sont. Voilà. Par exemple, que penses-tu de vieux moines, d’ailleurs ce sera bientôt mon cas, qui arrivent véritablement dans une période qui est proche de leur mort ? Qu’est-ce qui reste ? Il ne reste plus qu’à pratiquer ce qui est là, ce qui est présent dans notre vie. Qu’est-ce qu’ils peuvent encore chercher d’autre ? Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’autre dans toute leur vie ? Il n’y a que ce qu’il y a maintenant, que ce qu’ils pratiquent parce qu’ils pratiquent et que c’est comme cela qu’ils aiment ça. Ils vont mourir de toute façon. C’est naturel et pour cela le temps ce n’est pas très important. Ce n’est pas parce qu’ils sont à la fin de leur vie que c’est comme cela mais, toute notre vie elle est comme cela. Bien sûr pratiquer n’est pas facile mais il faut se le dire : oui, c’est simple.

Alors, ça va ? Parce que je voyais que tu ruminais. Il ne s’agit pas d’être d’accord ou pas d’accord. Vous avez chacun assez de trucs, mais c’est mieux d’avoir des trucs simples. Je dis cela parce que moi je suis quelqu’un de compliqué et d’angoissé. Quand il n’a a pas de complication, j’arrive quand même à trouver quelque chose. Je le vois, il faut utiliser des méthodes pour que lorsque tu le vois, tu puisses faire des actions positives en disant : « Merde, nom de Dieu, c’est simple ! »

Question 2 : On parle beaucoup du corps, de l’esprit, de l’éveil. Personnellement, ce qui me parle le plus depuis pas mal de temps, c’est : prendre conscience. Est-ce qu’il y a une différence ? La conscience c’est quelque chose qui vient de l’unification du corps et de l’esprit, c’est quoi finalement ? C’est un éveil, c’est vivre l’instant présent, c’est quoi tout ça ? Ce sont des mots ?

Réponse : La conscience c’est que tu sois conscient des trucs. La conscience en elle-même, c’est un mot. Je sais qu’il y a des gens qui ont écrit des bibliothèques et des tas de bouquins pour dire d’où vient la conscience. Qu’est-ce que c’est la conscience, l’apparition de la conscience etc. Si je te dis : qu’est-ce que c’est l’amour ? L’amour c’est quand tu aimes quelqu’un ou que quelqu’un t’aime. Qu’est-ce que c’est la joie ? C’est quand tu es joyeux. Qu’est-ce que c’est la merde ? La merde c’est quand tu es dans la merde. Donc, la conscience c’est quand tu es conscient de ce qui se passe. Ça aussi c’est tout simple. Alors voilà, C’est probablement le genre de question qu’il vous faut abandonner les gars. Parce que si vous continuez à vous creuser le ciboulot pour vous poser la question : qu’est-ce que c’est la conscience, qu’est-ce que c’est la conscience de l’éveil, alors, vous n’allez pas en sortir.

La conscience est une chose vivante. Ça sort du corps et de l’esprit. Tu veux que ça sorte d’où ? Des boites de conserves d’animaux ? Pourquoi est-ce simple ? Mais parce que au nom du ciel, si on réfléchit, si on essaie pour une fois de réfléchir objectivement : qu’est-ce que ça veut dire : c’est compliqué ? Cela veut dire, que l’on va se dire : je ne vais pas y arriver. Donc, c’est compliqué. Je ne vais pas y arriver parce que c’est compliqué. Tu fous déjà la faute sur le compliqué. Cela peut être quelque chose que l’on n’a jamais fait. On découvre un truc inconnu. Mais, en soi-même compliqué ne veut rien dire. En fait, il n’y a rien de plus simple que la Voie. Alors, bien entendu on peut penser que le bonheur c’est compliqué, alors qu’en fait le bonheur il n’y a rien de plus simple. Evidemment pour quelqu’un de malheureux, la joie d’être heureux, c’est quelque chose de très compliqué. Mais, pour quelqu’un qui est joyeux, être malheureux ne veut rien dire. Tout dépend dans quel état nous sommes. Je pense qu’il suffit de ne pas vouloir autre chose pour que cela devienne simple. Si tu réfléchis profondément, comme tout le monde, et que tu te poses la question : est-ce qu’il y a une seule chose que l’on peut définir de façon claire, nette et simple et dire qu’elle est compliquée ? Donc, la conscience ce n‘est pas compliqué.

Dans le zen il y a deux grandes tendances. L’une d’elles est la compréhension de la conscience. Il y a aussi une autre voie, qui est tout autre chose, qui parle du Bodhisattva. Personnellement, la conscience n’est pas un problème qui me tarabuste. Je ne veux pas dire que je n’en ai rien à secouer mais, pour moi, la conscience c’est la vie de tous les jours. Maintenant, c’est ça. Voilà. Si je te dis : une table, tu vas voir un objet. Tu sais que cela est une table. Si je te dis : l’univers, chacun va imaginer quelque chose de différent. Plus ou moins, cela tourne autour de galaxies, avec des satellites qui tournent aussi autour et, du noir très très lointain. La conscience en elle-même, automatiquement, il faut que cela ait un objet. Il faut que ce soit la conscience de quelque chose, sinon on ne peut pas définir. Alors, où cela devient marrant, c’est quand les gens appliquent la même chose quand il s’agit de l’infini, du temps, de la voie. Il y a certains mots pour lesquels nous n’avons pas d’image mais, nous en créons. C’est pour cela que les gens se posent tellement de questions sur la voie. C’est parce que pour la voie, ils vont créer eux-mêmes des concepts selon ce qu’ils sont eux-mêmes, selon leur conscience, selon ce qu’ils pensent. Ils vont créer toute une imagerie, une conception de ce qu’est la voie alors qu’en fait la chose simple c’est de dire : la voie, ça n’existe pas. Supprimez le terme « : la voie » et dites « la vie », c’est moi-même avec tous les êtres, avec de la compassion, avec de l’amour, avec la connaissance de l’espace qui m’entoure.

C’est la même chose lorsque l’on dit : l’infini. Tu ne peux pas avoir un concept qui va avec l’infini. Dans l’infini, les gens voient l’espace qui paraît infini. Mais, l’infini c’est justement quand il n’y a plus d’espace. Mais cela, nous ne pouvons pas le concevoir. C’est la même chose avec la conscience. La conscience elle-même, la voie, l’infini, le temps… Ce qui est intéressant c’est ce qui est en rapport avec notre vie. C’est mieux de se dire : la voie, l’éveil, c’est ce que j’ai en moi. C’est plus facile de voir le bodhisattva. Nous voyons un être humain, bon, voilà ce que je voudrais être et ensuite, je fais cela et je décide que c’est la voie.

La compassion aussi, qu’est-ce que cela veut dire ? La compassion, on peut se gargariser de la compassion. La compassion, il faut avoir de la compassion. Bien sûr, le jour où tu vas rencontrer quelqu’un qui t’emmerde, que tu ne peux pas blairer, cela va s’évaporer très rapidement. Donc, la compassion c’est la compassion pour des êtres vivants, pour des gens. Les champs de Bouddha, ce sont les champs des êtres. La compassion, c’est la compassion pour les êtres vivants ; c’est l’amour pour les gens et pas le grand amour impossible des minettes. Et la conscience, c’est la conscience de ce que l’on fait. Aujourd’hui, je dis que c’est simple ; un autre jour, on verra.

Ne croyez pas que dans les réponses je vous envoie quelque chose dans la figure. Je m’exprime de cette façon.

Question 3 : Il y a des moments, pour reprendre les termes, où tout est simple. C’est-à-dire, qu’il n’y a même pas besoin d’être posé sur le coussin pour être présent. Il y a des moments où tout est compliqué, c’est-à-dire que l’on peut faire tout ce que l’on veut, mais le cerveau s’éparpille. Que faire avec cela et d’où cela vient-il ?

Réponse : Quelquefois, notre esprit déraille. Notre esprit ne peut pas rester style nirvana avec les petits anges. Nous sommes comme tout le monde. Il y a donc des moments où il plonge dans l’enfer et quand on vit l’enfer, c’est là que nous avons tendance à dire : c’est compliqué. Ce qui veut dire : je ne vois pas comment je vais m’en sortir. Un labyrinthe, c’est compliqué, mais il n’y a rien de plus simple lorsque nous en connaissons la sortie. Que faut-il faire si nous ne la connaissons pas ? On tourne en rond, cela arrive. Que faut-il faire quand cela arrive ainsi ? Chacun a des méthodes différentes. Si vous voulez des recettes, je peux vous en donner quelques-unes.

Quelquefois, cela a à voir avec le regard ; quelquefois, il faut reprendre une conscience aiguë du regard, c’est-à-dire voir les choses qui sont là avec le regard clair. Cela chasse un peu les miasmes de l’esprit. Ceci est une chose. Il y a aussi que quand cela devient compliqué, il faut faire des choses simples. Si vous essayez de faire des choses compliquées quand votre esprit est compliqué, ça ne va pas. Il faut donc essayer de faire des choses simples. Généralement pour faire des choses simples quand on est pris dans un truc compliqué, même les choses simples paraissent compliquées. Or, dans les choses simples que l’on doit faire, il y a deux étapes. La préparation, qui consiste à préparer ce que l’on doit faire, et ensuite il y a le faire. Par exemple, si vous prenez un pianiste dépressif. Pour lui, tout-à-coup, ouvrir le piano, régler le siège, fouiller dans le tas de partition pour trouver la bonne et jouer, c’est trop comme effort. Donc, que faut-il faire ? Il ne faut pas aller jusque là. Donc, je prépare : régler le siège, ouvrir le piano et la partition. C’est bon. Quand il a envie de jouer, il a juste à s’asseoir. C’est devenu simple.

Il y a des tas de méthodes. Je ne suis pas psychologue. Il y a des méthodes simples qui permettent de faire cela. Moi par exemple, j’aime bien faire de la calligraphie, mais pour y arriver il faut que je sépare la préparation, que je mette mes pinceaux, que je sorte mes feuilles et voilà. Je prépare cela avant et quand tout est prêt, « il n’y a plus qu’à…» et je peux y aller ! Si je dois tout faire d’un coup, cela me fait chier. Donc, quand c’est compliqué, il faut faire des choses simples.

D’autre part, vous pouvez aussi essayer de vous confronter à la réalité objective, puisque vous avez un esprit logique. Qu’est-ce qu’il y a véritablement qui ne va pas et est-ce que cela correspond à la réalité que vous vivez en ce moment ? Souvent, vous allez pouvoir vous rendre compte dans ce processus que la réalité que vous vivez en ce moment est simplement la réalité que vous vivez en ce moment. Donc, elle n’est ni compliquée ni quoi que ce soit. Elle est ce qu’elle est et en confrontant cette réalité-là avec toutes les complications que vous avez dans l’esprit et peut-être avec vos angoisses ou je ne sais quoi, vous allez vous rendre compte que ce processus est totalement artificiel. Donc, vous allez commencer à l’abandonner.

Évidemment, nous faisons zazen une heure tous les jours, donc il y a pas mal de trucs qui s’évacuent. Quand nous arrivons avec nos soucis et que nous remarquons après une heure de zazen qu’ils ont, d’une certaine façon, disparus, cela ne devient pas un phénomène de complication absolue. On sait que cela peut disparaître. C’est une chose qui vient et qui passe. Personne n’est épargné par les complications. Personne n’est épargné par les peurs, la tristesse, les angoisses. Simplement, c’est comme tous les êtres humains, les moines aussi, les maîtres aussi, les patriarches aussi. Tout le monde a des moments d’enfer. Mais, la seule différence qu’il y a, c’est que vous pouvez vous noyer en enfer ou bien vous pouvez savoir que vous êtes en enfer et ne pas vous noyer. Voilà la différence. Pour souffrir, de toute façon vous souffrirez, ça c’est clair. C’est difficile de nager, mais c’est mieux de nager quand l’on sait que l’on va pas se noyer. C’est plus facile et cela aussi c’est une pratique, la pratique spirituelle, la pratique de la voie, de la confiance en soi et aussi de la vie qui passe, des choses que l’on a vues dans sa vie.

Vous êtes très jeunes, mais après, quand on a vu les heures de vol qui passent, en principe certaines choses prennent moins d’importance. Pour un enfant, s’il a un beau crayon de couleur et qu’il casse son crayon, cela va être un drame. Nous espérons quand même qu’à 50 ans, si nous cassons notre crayon, cela ne va pas être un drame. Mais, il y en a d’autres et cela passe aussi. Cela, c’est le cycle normal de la vie. Ce qui fait souvent souffrir, c’est quand c’est compliqué et que l’on refuse que ce soit compliqué : « Non je ne veux pas, non je ne devrais pas être dans une situation compliquée comme cela, je veux sortir, je veux partir, je veux que ce soit simple ! » Pénétrer dans la complication c’est comme pénétrer dans un écheveau : finalement cela se défait. Résister rend les choses compliquées.

Laisser un commentaire