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Le voyage en Chine de Dogen et sa rencontre avec Nyojo

Introduction et arrivée en Chine

Le parcours de vie de Dogen est multiple. Très jeune, il reçut les préceptes du bodhisattva, c’est à dire les préceptes en vigueur dans le bouddhisme Mahayana, et devint moine dans la tradition Tendai dont le monastère était sur le mont Hiei. L’atmosphère qui y régnait ne répondait pas à l’inspiration initiale de Dogen et créa en lui un doute essentiel qui provenait d’un passage du Mahaparinirvana sutra qui disait : « Le Bouddha Shakyamuni a dit : tous les êtres sensibles possèdent partout la nature de Bouddha ; le Tathagata existe éternellement et est sans changement. » Alors si tous les êtres sensibles possèdent originellement la nature de Bouddha, se demanda Dogen, pourquoi développent-ils encore leur esprit dans la direction de l’éveil et s’engagent-ils dans des pratiques ascétiques en le poursuivant ? Ce doute fondamental poursuivit Dogen.

A cette époque le moine Eisaï était rentré de Chine et avait rapporté au Japon l’enseignement d’une branche rinzaï. A dix-huit ans Dogen quitta le mont Hiei, rompit sa relation avec le bouddhisme Tendaï, et se rendit au temple de Eisaï, qui entretemps était mort. Il y étudia avec Myozen, devenu abbé, dont il devint le disciple. En 1221 Myozen lui donna la transmission du Dharma faisant de Dogen le dixième patriarche de cette lignée rinzaï. Dogen avait alors vingt et un ans. Il était donc vraiment très jeune.

Toujours pris par son grand doute, Dogen attendait l’occasion d’aller en Chine avec Myozen pour rencontrer des maîtres du Chan. Finalement les deux partirent de Kyoto pour la Chine en 1223. Un voyage de plusieurs mois.

A son arrivée en Chine Dogen ne put débarquer du bateau. La raison est est que Dogen avait reçu les préceptes du Mahayana et non les préceptes complets du Théravada, c’est à dire tous les préceptes du Vinaya, qui étaient requis pour légitimer l’entrée en Chine dans le cas d’un moine-étudiant. Dogen ne disposait pas du certificat garantissant une telle séniorité. Myozen lui put débarquer car il avait reçu les préceptes complets à Nara avant le voyage.
Pendant environ deux ans Dogen voyagea en Chine, rencontrant plusieurs maitres, principalement de l’école Lin-chi, Rinzaï. Il put contempler des certificats de transmission, et des kesas. Il en fut très impressionné et prit la décision suivante : « Bien que je ne puisse pas valoir grand chose, je deviendrai l’héritier du Bouddha-Dharma, je transmettrai le dharma authentique et donnerai l’enseignement qui a été transmis de façon authentique par les Bouddhas et les Patriarches. »
Finalement en 1225 il rencontra Nyojo, Ju-ching de son nom chinois. Ce fut la rencontre de sa vie et il reconnut Nyojo comme le maître authentique qu’il avait recherché depuis le temps qu’il avait été frappé par son grand doute.

Première rencontre avec Nyojo

Nyojo accepta Dogen dans son monastère et le reçut comme un fils. Ceci fut très rare car comme le rappelle Dogen :
« Mon regretté maître, ce vieux Bouddha, n’accueillait pas facilement des moines. Il avait l’habitude de les refuser en disant : Ceux qui ne possèdent pas l’esprit de la Voie ne doivent pas entrer dans le monastère. Après les avoir renvoyé il avait l’habitude de dire : il n’y a aucune nécessité à donner un enseignement à ceux qui n’ont aucune sincérité. Ils ne font que déranger les autres. Je ne peux pas les garder dans le monastère. »
En effet Nyojo lui avait dit : « Dogen, tu dois chercher mon enseignement dès à présent, que ce soit le jour ou la nuit, que tu soit habillé en moine avec ton kesa, ou en simples habits. Viens dans les quartiers de l’abbé sans réserves pour rechercher la Voie. Je te pardonnerais toujours ton manque de justesse, comme le ferait un père. »

Dogen et Nyojo se sont immédiatement reconnus l’un l’autre, ce fut une véritable rencontre. C’est avec ce genre de face à face que l’authentique dharma peut être transmis. Sans une telle rencontre aucun enseignement ne peut pénétrer le cerveau, l’âme, de l’apprenti ; sans un tel amour la détermination infinie nourrissant le pratiquant ne peut pas fleurir.
Pour une telle rencontre, il faut être deux ; c’est à dire qu’il s’agit de laisser de l’espace libre. Si celui-ci est rempli de notre ego, pas de rencontre. S’il y a compétition, pas de rencontre non plus. C’est à la fois être unité et être deux. A partir de là l’enseignement peut être immédiatement et naturellement accepté. Sinon aucun enseignement ne passe et le résultat est nul. Il faut à la fois une aspiration initiale forte et une détermination sans faille de la part du disciple, et rencontrer un maître authentique. Mais le maître authentique seul n’est pas suffisant. Cette rencontre dépend aussi de l’apprenti. S’il arrive bardé de conceptions, d’opinions, de jugements, comment un maître zen devrait être et à quelle image il devrait correspondre, alors il n’accepte rien, aucun enseignement et les deux perdent leur temps.

Dogen saisit donc la chance de pouvoir interagir avec Nyojo, sans aucune peur de dévoiler ses questions, ou de montrer ce qu’il ne comprenait pas. L’environnement monastique de Nyojo était très sévère, beaucoup de zazen, ce qui était la marque unique de son monastère. La longue quête de Dogen à la recherche d’un maître authentique prit finalement sa réalisation dans sa relation avec Nyojo. Dogen comprit avec Nyojo que la nature de Bouddha n’est pas une sorte d’entité permanente, mais n’est rien d’autre que la réalité du monde apparaissant et disparaissant éternellement. Ainsi en zazen, corps et esprit sont abandonnés à chaque instant et réapparaissent à chaque instant. C’est un enseignement clair pour toutes choses dans notre vie, tout apparaît et disparaît d’instant en instant, rien n’est acquis pour toujours, le zen, la vie est l’impermanence, il faut arrêter de s’accrocher à tout ce qui se présente.
La position centrale de zazen dans notre pratique vient directement de Nyojo : « Etudier la méditation – le zazen – avec un maître est abandonner le corps et l’esprit ; c’est s’asseoir de manière intense et résolue sans brûler de l’encens, sans dévotion, sans récitation, ni pratiquer de repentance ni de lire des sutras. Abandonner le corps et l’esprit est de s’asseoir en zazen. Lorsque l’on pratique une assise intense et résolue, les cinq désirs disparaissent et les cinq souillures sont enlevées. »

Les cinq désirs viennent des cinq sens et sont : le désir de richesse, de sexe, de nourriture et de boissons, de renommée et le désir de s’endormir.
Quant aux cinq souillures ce sont : l’envie ou la cupidité, la colère ou la malveillance, la torpeur, l’exaltation et le doute. A celles-ci en est ajouté une sixième : l’ignorance.Toute la question de l’éthique juste de notre vie est de se débarrasser des souillures et de comprendre la racine de nos désirs de façon à ce que nous n’en soyons pas dépendants mais libres.On va voir maintenant ce qu’ils se sont dit au cours de quelques entretiens, car ils ont beaucoup interagit en dehors du zazen silencieux.

Quelques passages du Hokyo-ki, l’enseignement de Nyojo à Dogen

 Peut-il y avoir quelque chose à obtenir ? 

A une occasion Dogen entreprit Nyojo sur ce sujet délicat :

« A notre époque certains enseignent qu’appréhender les choses directement et sans la moindre discussion, entendant l’inaudible et percevant l’invisible, est la Voie des Bouddhas et des Patriarches. Tout cela n’aide en rien les disciples à s’éveiller. En conséquence ils ne peuvent devenir intimes avec l’essence de l’enseignement du Bouddha et ne peuvent espérer des fruits de rétribution dans une vie prochaine. Est-ce que ceci est la Voie des bouddhas et des patriarches ? »

Nyojo : « Ce n’est pas qu’il n’y ait pas pour un étudiant de la Voie rien à atteindre. Si l’on enseigne aux disciples qu’il n’y a rien d’autre que l’ici et maintenant, c’est un moyen habile d’un aspect des Bouddhas et des Patriarches et cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à obtenir de la part des disciples. Si il ne s’agissait que de ne rien obtenir alors aucun étudiant ne pourrait recevoir l’enseignement d’un maître, et aucun bouddha ne pourrait apparaître dans ce monde. Ayez foi en cela. Sans foi, sans pratique et sans réalisation, il n’y a ni compréhension ni la possibilité de s’éveiller à la véritable sagesse. »

Donc Nyojo dit : ne tombez pas dans le style où aucun mérite ne peut être obtenu, où le zen ne correspond à rien, ne change rien, ni dans un monde où tout est sans importance, sans les gens, sans l’humanité, car dans un tel monde il se pourrait bien que vous considériez que seul votre ego existe. D’autre part ne vous attachez pas à l’obtention de mérites. N’oubliez pas que le zen est la vie réelle, où obtention et disparition existent, comme vie et mort, victoire et défaite, joie et déception, amour et rejet, mérites et désintéressement total.

C’est dans ce monde-là, dans ces vies-là, dans le monde du désir que les Bouddhas apparaissent, sinon pourquoi apparaitraient-ils ? C’est dans notre vie de maintenant que les bodhisattvas agissent, que les patriarches enseignent, et que les disciples comprennent leur enseignement. Cette vie-là est réelle, sinon personne ne s’en préoccuperait, Shakyamuni n’aurait pas existé. Le zen n’est pas en dehors de la vie.

Tous les êtres sensibles sont-ils originellement des Bouddhas ?

Dogen demanda à Nyojo :

«  Si la sagesse inhérente à chacun est l’éveil authentique, alors est-ce que tous les êtres sensibles la possèdent-ils et si oui peuvent-ils tous être considérés être des tathagatas authentiquement éveillés ? Certains disent que oui et d’autres que non, que tous les êtres sensibles ne sont pas nécessairement des Bouddhas ? »

Nyojo lui répondit alors :

« Dire que tous les êtres sensibles sont originellement des Bouddhas est identique à croire en l’hérésie de l’origine spontanée – contraire à celle venant des causes et conditions, appelée la coproduction conditionnelle. En mettant au même niveau « ce qui est moi » et « ce qui est mien », c’est à dire les individualités des ego et les Bouddhas, on va confondre la non-réalisation avec la réalisation et prendre la non-expérience pour l’expérience. »

Si par exemple des graines de lotus tombent dans un étang et se déposent dans la boue du fond, il n’est pas certain que toutes les graines vont germer. Certaines pousseront et donneront des pousses de lotus qui fleuriront au-dessus de l’eau, à l’air libre, hors de la boue. D’autres resteront au fond de l’étang dans la fange et ne fleuriront pas.

Il ne faut pas confondre deux choses : chacun possède en lui la possibilité de réaliser l’éveil complet, mais réaliser par son expérience l’état de Bouddha n’est pas une chose gratuite ou automatique pour tous car il faut vaincre les obstacles karmiques et pratiquer avec diligence. Si l’on pratique avec diligence, il peut alors y avoir transformation sinon l’ignorance demeure. La Voie de Bouddha n’est donc pas accessible automatiquement à tous, tout le monde ne développera pas un esprit d’éveil. Cela n’a rien à voir avec une quelconque grâce divine.

Dogen alors lui demanda :

« Lorsque mon esprit fut illuminé pour la première fois, j’ai pensé que c’était la Voie et qu’il n’y avait rien de plus à réaliser, mais quand j’entend exposer le Dharma et que je fais l’expérience de la Voie, je réalise que j’ai une détermination plus forte que celle des premiers jours. Quel esprit dois-je considérer comme la réalisation de la Voie, celui du début ou celui de maintenant ? »

Continuant son propos, Nyojo lui dit alors :

« Selon la transmission authentique des Bouddhas et des Patriarches l’éveil n’est pas seulement l’esprit du début, bien qu’il ne s’en éloigne pas. Comment en est-il ainsi ? Si l’on devait atteindre la Voie de cette façon, alors un bodhisattva serait un Bouddha dès la première ouverture de son esprit. Ceci est impossible. Mais s’il n’y a aucun éveil de l’esprit au départ, comment alors atteindre l’esprit élevé du Dharma ? Par conséquent l’esprit éveillé considère l’esprit du début comme son origine et l’esprit du débutant anticipe l’esprit éveillé. »

Le zazen pratiqué par chacun est-il identique ?

Nyojo enseigna un jour :

« Bien que le zazen des arhats et des pratyekabouddhas – les Bouddhas solitaires qui n’enseignent pas – soit au-delà de tout attachement, il lui manque la grande compassion. Par conséquent il n’est pas identique au zazen des bouddhas et des patriarches qui considèrent en premier la grande compassion, par laquelle ils sauvent tous les êtres sensibles. Ainsi les êtres sensibles ne sont jamais ni oubliés ni abandonnés. C’est pourquoi les bouddhas et les patriarches pratiquent zazen dans le royaume du désir, ils cultivent tous les mérites et obtiennent une grande douceur et souplesse d’esprit. »

Dogen lui demanda alors : « Comment obtiennent-ils cette douceur d’esprit ? »

Et Nyojo répliqua :

« La volonté des bouddhas et des patriarches d’abandonner le corps et l’esprit est en elle-même la douceur et la souplesse de l’esprit. Ceci est le Sceau imprimé dans l’esprit des bouddhas et des patriarches. »

A ce moment Dogen se prosterna six fois devant Nyojo.

Zazen et Sinjin datsuraku : abandonner le corps et l’esprit et transmission.

Nyojo dit avec grande compassion à Dogen :

« Je vois que tu t’engages dans le zazen jour et nuit sans dormir dans le dojo. Ceci est très bien. Par la suite tu sentiras un arôme incomparable à nul autre dans le monde et ceci est de bon augure. Tu dois pratiquer l’assise pour poursuivre la Voie aussi intensément que si tu voulais éteindre un feu brûlant tes cheveux. Le Bouddha a dit que s’asseoir en méditation est semblable à un retour immédiat dans sa maison et en cela à une vie tranquille. J’ai maintenant soixante-cinq ans et j’y suis même plus fermement déterminé. Toi aussi tu dois poursuivre la Voie comme si c’était la prophétie venant de la bouche d’or des Bouddhas et des Patriarches. Pratiquer zazen consiste à abandonner le corps et l’esprit. »

Il est raconté qu’un jour un moine dormait en zazen et Nyojo lui hurla : « Lorsque tu étudies avec un maître, tu dois abandonner le corps et l’esprit ; quelle est l’utilité d’une pratique de zazen intense et résolue ? » Dogen était juste à côté du moine et en eut un choc. Il comprit immédiatement et se rua dans les appartements de Nyojo et alluma de l’encens.

  • Pourquoi brûles-tu de l’encens ? demanda Nyojo
  • Le corps et l’esprit ont été abandonnés ; c’est pourquoi je suis venu.
  • Le corps et l’esprit ont été abandonnés ; tu as abandonné le corps et l’esprit ! s’écria Nyojo.
  • Cela aurait pu être une illusion momentanée, s’il vous plait ne me certifiez pas sans perspicacité, dit Dogen modestement.
  • Je ne te donne pas le Sceau sans faire preuve de perspicacité.
  • Comment pouvez-vous dire cela ? demanda Dogen
  • Tu as vraiment abandonné le corps et l’esprit.

A cet instant le gardien du monastère était assis à côté de Dogen dit : « Cet homme d’une contrée étrangère a atteint la Grande Affaire. Ce n’est certainement pas une chose insignifiante du tout. » Et Dogen se retira humblement. La longue marche à la recherche d’un maître authentique trouva finalement son issue dans la relation de Dogen avec Nyojo. Il vit dans Nyojo le dharma complètement incarné dans le corps, il laissa tomber toutes ses hésitations et obtint le sceau de la transmission de Nyojo face à face. Ainsi dit-il : « Par la vertu d’abandonner le corps et l’esprit, j’ai obtenu la transmission face à face et ensuite je suis reparti au Japon. » Car Dogen ne resta pas avec Nyojo.

Nyojo prononça alors ces mots lors d’un enseignement général :

« La nature originelle de celui qui honore et de celui qui est honoré est vide et calme. Quelle joie lorsque la Voie se transmet, c’est au-delà de ce qu’on peut concevoir. Même avec une vue profonde, il est difficile de la réaliser. Il n’est pas plus possible de l’atteindre par la conscience superficielle. Aucun doute ne peut l’atteindre. »

Retour de Dogen au Japon

Dogen repartit au Japon en 1227 emmenant avec lui la transmission du Chan soto qu’il établira dans son pays comme le Zen soto. Il resta donc environ trois ans avec Nyojo, chaque jour suivant son enseignement.

Quel fut l’héritage de Nyojo sur tout le futur du zen soto : la simplicité du kesa, l’importance primordiale de la pratique de zazen qui est en elle-même abandonner le corps et l’esprit et est la grande assise des Bouddhas et des Patriarches.

A son retour Dogen dit qu’il revenait les mains vides, ce qui signifie qu’il retourna comme l’incarnation du Bouddha-dharma ; il était lui-même le Bouddha-dharma, sans aucune trace extérieure. Il avait hérité le Bouddha-dharma de Nyojo dans un face à face direct avec lui. Par conséquent les mains vides, n’emportant rien avec lui est la transmission parfaite du Bouddha-dharma. Dogen n’avait besoin de rien d’autre, c’est là qu’il dit également : « les yeux horizontaux, le nez vertical. »

Son retour ne fut pas sans difficultés car contrairement aux autres lignées japonaises, Dogen ne se mêlait pas beaucoup au tissu social. Il écrivit le Hokyo-ki des années plus tard seulement en 1253 soit 26 ans plus tard, ainsi pouvons-nous nous aussi profiter de cet enseignement venant d’un temple lointain en Chine et de la rencontre de deux Patriarches du Bouddha-dharma.

Bibliographie:

“Dogen’s Formative Years in China”, par Takashi James Kodera, Ed. Routledge &

Kegan Paul, London and Henley, ISBN 0 7100 02122

 

 

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