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Le Soûtra des Dix Terres

ZAZEN 1

Continuer la pratique de zazen ici à Cuba, sans le soutien de sesshin régulières au contact d’un grand sangha demande beaucoup de détermination et d’énergie spirituelle de votre part. Plus les conditions sont difficiles, plus les efforts sont grands, alors plus l’enseignement tiré de cette pratique et de la vie de tous les jours sont grands aussi. Aussi comme vous devez garder votre esprit dans un état de courage et de concentration inébranlable, je voulais vous parler un peu dans cette sesshin d’enseignements qui s’adressent aux bodhisattvas, qui sont des êtres exceptionnellement concentrés sur le vœu de réaliser l’éveil des Bouddhas pour le bien de tous les êtres. Pour continuer il faut avoir une foi profonde.

Sauver tous les êtres, sur la Voie de la libération intérieure, est une tâche bien sûr humainement impossible, mais chaque bodhisattva en fait le vœu. Tout pratiquant du moment qu’il s’asseye dans la posture de Bouddha comme vous en fait directement le vœu, que chacun puisse trouver son équilibre intérieur, la compassion de soi-même et des autres, la vérité ultime de sa vie et s’en retrouver libéré. Tous nous parcourons nos destinées dans le samsara, le monde dans lequel nous vivons, notre vie de tous les jours, à Cuba, en Argentine, en Europe. Nous en tirons un enseignement au cours des années. Avec la pratique de zazen, cet enseignement devient large, comme une terre nouvelle qui s’ouvre, comme un fleuve qui rejoint les vagues de l’océan et se mélange à cette eau qui couvre la terre.

Au cours de notre vie, nous avons la chance de pouvoir comme êtres humains semer des racines de bien, qui grandiront et donneront des arbres dont les graines se propageront. En cela aussi le bodhisattva entretient une grande foi et un grand désir, ce qui lui donne le courage de continuer au sein même du samsara.

Pour cela il faut que le bodhisattva plante des racines de bien en lui-même d’abord. Qu’il réalise que son monde est le monde de son esprit, et qu’il purifie son esprit. Aussi au cours de sa carrière va-t-il parcourir et s’élever dans les dix terres des bodhisattvas. Au début, le plus important, l’esprit d’éveil, c’est-à-dire l’esprit que vous possédez, votre propre esprit, celui qui vous a poussé à venir pratiquer cette sesshin. Même si vous ne réalisez pas exactement pourquoi vous êtes venus, soyez certains que l’esprit d’éveil vous y a amenés. Mao Tse Toung disait : « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine”. L’esprit d’éveil est comme un ouragan de feu. C’est la première terre des bodhisattvas. Dans la dixième terre, le bodhisattva a développé la sagesse d’éliminer n’importe quelle passion douloureuse.

Le chemin des bodhisattvas est celui de la vie d’un être humain conscient de son humanité et de l’humanité de tous les êtres. Rien n’est séparé de notre vie, tout est là. Maître Etienne Mokusho Zeisler qui a reçu la transmission du dharma de Niwa Zenji avec Maître Stéphane Kosen Thibaut disait : « Le zen c’est la vie ». En essayant de vous parler du sutra des dix terres du bodhisattva, je vous parle en fait de votre vie et de la mienne, avec notre pratique de zazen. La sagesse grandit, s’élargit avec les phénomènes de la vie, il ne faut négliger aucun enseignement où que nous nous trouvions, quoi que nous fassions, quelles que soient les circonstances auxquelles nous sommes confrontés. Cela sur le chemin qui prendra toute notre vie, celui de l’amour, de la compassion de tous, pour les générations futures.

ZAZEN 2

Dans l’Eihei Koroku, Maître Dogen dit :

«Le courage d’un pêcheur est d’entrer dans l’eau sans éviter les dragons du fond de l’océan. Le courage d’un chasseur est de parcourir la terre sans éviter les tigres. Le courage d’un général est de se trouver en face d’une épée nue brandie devant lui et de regarder la mort juste comme la vie. Quel est le courage des pratiquants de la Voie du zen? »

Le courage d’un bodhisattva est de se jeter dans la vie sans éviter les phénomènes, ni les démons, ni les anges non plus. Le courage d’un bodhisattva est de parcourir son existence et son monde sans peur ni de la vie, ni de la mort. Bodhi est le chemin des Bouddhas, sattva est soit un être, soit une grande pensée. Le bodhisattva est donc celui, l’être, qui veut obtenir la pensée indestructible et inébranlable comme une montagne de diamant des qualités de la Voie des Bouddhas. Il parcoure alors l’étendue des dix terres, qui l’amèneront à être un Bouddha, ainsi pourra-t-il sauver l’humanité.

Le bodhisattva Trésor de Diamant s’adressa alors à l’assemblée et leur dit :

« Fils des Bouddhas, que votre décision soit ferme, sans confusion, vaste comme la dimension absolue, ultime comme l’espace, sans limite future, répandue par tous les champs purs, destinée à la protection de tous les êtres et protégée par tous les Bouddhas : décidez d’accéder aux terres de sagesse des Bouddhas du passé, du présent et de l’avenir! »

La première terre est appelée celle de la Joie Suprême, dans laquelle est engendré l’esprit d’éveil. Dès que l’être ordinaire quitte la condition d’être ordinaire pour accéder à l’état de bodhisattva et décide d’atteindre la réalisation de l’éveil, il naît dans la famille des Bouddhas et s’établit dans la terre de la Joie Suprême. L’irruption dans la vie de l’esprit d’éveil est un véritable bouleversement, comme les nuages qui disparaissent et le ciel bleu qui apparaît, comme l’eau boueuse de la rivière qui devient claire en atteignant le grand lac de la non-peur, comme le chaos des phénomènes qui s’estompe dans notre esprit et qui laisse apparaître le silence et la détermination. C’est cet esprit-là qui pousse les êtres à pratiquer zazen, qui leur donne le courage de continuer cette pratique spirituelle, non seulement pour eux-mêmes mais pour l’humanité entière. C’est kinshin, l’esprit de joie, l’esprit d’énergie.

Alors me direz-vous : mais c’est quoi l’esprit d’éveil, comment le reconnaître, comment s’il surgit dans notre esprit ne pas le laisser passer comme si de rien n’était? C’est un peu comme les gens qui demandent : c’est quoi le grand amour? L’amour, l’esprit d’éveil ne se trouve pas dans les magazines, ni même dans les sutras. C’est une expérience de soi-même, à la fois magique et toute simple, celle de la vie de tous les jours, si vous la voyez à travers votre cœur. Regardez les enfants par exemple lorsqu’ils jouent, ils ne pensent pas qu’ils sont en train de jouer, ils sont tout à leur jeu, si vous sautez dans la rivière pour aider quelqu’un qui se noie, vous ne réfléchissez pas, si le vent vous parle, si le bruit des vagues vous parait si proche, si la beauté d’une île vous touche, et si vous ressentez soudainement de l’amour pour tous, vous ne pouvez l’expliquer. Aussi par exemple si vous marchez dans la rue, une femme, ou un homme vous sourit, vous lui souriez aussi, et au moment où vous vous retournez sur elle ou sur lui, cette personne se retourne aussi sur vous, votre journée est pleine de joie, vous vous sentez exister réellement avec le monde qui vous entoure, tout vous sourit. Vous-même devenez transparent, plus aucune barrière n’existe entre votre monde et vous-même, tout vous parait familier, proche, amical. C’est ainsi que le bodhisattva est touché par la grande compassion, lui-même, le monde, ensemble. Tout est esprit d’éveil.

Si vous travaillez toute la journée, et qu’à la fin vous allez voir la mer, pour vous c’est possible je l’espère sur une île, vous êtes joyeux parce que vous avez quitté la sphère de ces mondes, vous êtes joyeux parce que vous vous trouvez proche de l’océan de tous les Bouddhas, de naître à la grandeur de l’espace, vide, vos peurs disparaissent, car l’idée de vous-même, de votre ego dit on généralement, vous a quitté, vous devenez dans l’instant universel. Votre courage en vous-même et dans le monde vous grandit, et vous êtes joyeux. Les phénomènes qui vous habitaient et vous poursuivaient inlassablement comme des vautours ont disparus : tout est vacuité, tranquille, calme. Vous demeurez alors dans la terre de la Joie Suprême, la terre de votre esprit libéré.

Alors le bodhisattva Trésor de Diamant prononça ce poème :

« Ceux qui tiennent leur esprit comme la foudre,

Ont une foi profonde dans la sublime sagesse des Bouddhas

Et savent que la terre de l’esprit n’a pas de soi,

Ceux-là peuvent écouter ces sublimes enseignements. »

Les enseignements du monde, les enseignements de la terre et de l’océan, des nuages et des montagnes, des pics et des abîmes, des sources pures, et du rire des enfants, de l’amour des hommes et des femmes, du tabac qui fait de si bons cigares à la fumée au goût puissant de forêts et de miel, des chansons, de la clarté du jour et de la profondeur secrète de la nuit.

Mais vous savez que vous n’êtes pas seuls. Que pourrait être cette Joie Suprême pour vous, alors que vous voyez tant d’êtres perdus dans les horreurs du samsara, dans les difficultés inextricables de leur esprit et de leur vie. Le grand désir de partager cette libération intérieure vous habite. Ainsi le bodhisattva commence-t-il par la grande compassion et forme-t-il de grands vœux pour l’humanité, forme-t-il le vœu de sauver tous les êtres et de les amener au bonheur.

ZAZEN 3

Fils des Bouddhas, établi dans la terre de Joie Suprême, le bodhisattva peut former de grands vœux, faire preuve d’un courage indestructible et déployer de telles activités que l’on dit qu’il a atteint la compréhension de la très grande et très pure décision. La décision d’offrir sa vie. C’est parce qu’il a compris la vacuité de toutes choses et de tout être que le bodhisattva offre sa vie, transpercé par l’esprit d’éveil il a compris que de toutes façons il l’avait déjà donnée, aussi rien ne l’arrête dans les grands vœux qui vont être le moteur de son esprit et donc de son existence.

Il forme le vœu d’instruire tous les êtres et de les convertir en leur enseignant les pratiques des bodhisattvas pour qu’ils les reçoivent, les appliquent et que leur esprit s’en trouve élargi et entièrement libéré comme l’espace et l’immense vacuité de toutes choses. Ainsi libérés des labyrinthes de leur esprit compliqué, qu’ils puissent s’ouvrir à une dimension infiniment plus étendue que le temps si raccourci de leur vie, et voir d’où ils viennent et où ils vont sur notre terre. La plupart des gens se limitent à essayer de tirer le plus pour eux-mêmes dans leur vie, tout en se croyant immortels, tout en croyant qu’ils sont uniques et très spéciaux, sans voir qu’ils proviennent de la terre et du ciel.

Prenez la pluie par exemple. Elle tombe des nuages formés eux-mêmes de l’évaporation des océans. Les rivières s’y jettent et se mélangent à leurs eaux profondes. Celles-ci surgissent du cœur des montagnes comme en Suisse, des sources pures dont l’origine se perd dans les creux de la terre et coulent dans les vallées. Mais au cœur des montagnes, les ruissellements cachés des eaux de pluie forment les rivières souterraines. C’est un cercle, un anneau. Le cercle de la vie humaine n’est pas différent, l’anneau de la Voie des Bouddhas et des Patriarches non plus. Aussi le bodhisattva forme-t-il le vœu qu’avec lui-même tout cet univers lié par ses cycles incessants s’éveille également, avec lui, simultanément. Son vœu dépasse de loin sa propre personne et devient un vœu universel, son éveil devient universel, et sa joie en est suprême. Aussi réside-t-il dans la terre de la Joie Suprême.

Nous naviguons dans toutes sortes de mondes : des mondes grossiers, des mondes subtils, des mondes lumineux et des mondes perdus dans les ténèbres, des rêves, des phantasmes, les mondes de la clairvoyance et de la folie. Le bodhisattva forme le vœu de les connaître tous par sa sagesse et sa clairvoyance. Et donc il ne se retire pas de ces mondes pour s’en protéger ou s’en délecter, mais il y plonge pour les connaître, pour qu’aucun aspect des hommes ne lui soit étranger et qu’il puisse alors en toute connaissance de cause les aider. Un bon médecin connaît toutes les maladies et les médecines, les organes et le sang, sinon qui pourrait-il guérir? Le bodhisattva fait le vœu de posséder tous les dharmas, tous les phénomènes, de façon à ce qu’aucun d’eux ne l’arrête sur le chemin de sa libération et qu’il puisse par sa compassion infinie ouvrir le chemin pour tous les êtres. Ceci également lui donne un courage et une énergie immenses et une Joie Suprême l’habite tous les jours.

Aussi parfaits que soient les Bouddhas, le bodhisattva est pénétré du désir profond de devenir également un Bouddha. Purifier son esprit, atteindre la sagesse, être animé d’une foi en sa propre action de bien, ne pas douter qu’il fasse pousser des racines solides d’amour et d’humanité, de voir tout et de réaliser cet esprit d’éveil qui l’habite, dans toutes les occasions de sa vie, pour le bien de tous.

La terre de la Joie Suprême est la terre de l’espoir, celle de l’aspiration profonde à la libération et au bonheur de tous.

Le bodhisattva ressent cet espoir immense de changer le monde, de se lancer dans cette pratique religieuse, qui relie les êtres, de donner son cœur pour sauver tous les êtres. La première terre est la plus importante de toutes. Les racines qui y seront plantées grandiront dans les terres suivantes.

Donc pour garder en vous le courage nécessaire à continuer zazen ici, plantez-vous fortement dans cette terre-la. Plantez vos genoux dans cette terre, élevez votre colonne vertébrale sur cet appui inébranlable, poussez votre tête vers le ciel avec l’énergie qui monte de tout votre corps. Mais également soyez plein de compassion pour vous-même et tous les êtres, relâchez vos épaules, n’essayez pas de porter l’univers entier sur elles, mais lâchez aussi. Ouvrez votre ventre, ouvrez le devant de votre corps, la Joie Suprême vous rend sans peur, vous pouvez vous ouvrir sans peur au monde extérieur, car le bodhisattva ne craint pas pour lui-même, il repose déjà dans la terre de Bouddha. Ayez confiance, vous faites partie de la lignée de tous les Bouddhas, les Patriarches et les Maîtres.

Ainsi le bodhisattva Trésor de Diamant dit-il :

« La Voie la plus sublime des bodhisattvas

Qui font le bien de tous les êtres

Se trouve dans cette première terre »

ZAZEN 4

Alors le bodhisattva Lune de Libération voulut savoir ce qu’était la deuxième terre et quelles étaient ses pratiques. Aussi le bodhisattva Trésor de Diamant lui dit-il : le bodhisattva qui veut accéder à la deuxième terre cultive dix qualités spirituelles qui expriment la profondeur de l’aspiration qu’il a exercée dans la première terre. Par la pratique de ces qualités il va purifier cette terre de Bouddha, aussi est-elle appelée la terre Immaculée. Ces dix qualités sont la droiture parfaite, la douceur, la capacité d’entreprendre, la bonté, la grandeur, bref des qualités de droiture et de compassion. Il s’agit non pas tellement de savoir ce qu’elles veulent dire exactement, de les analyser, mais de les pratiquer soi-même.

Dans son œuvre très poétique, écrite en chinois, l’Eihei Koroku, Dogen dit :

« Lorsque vous créez un étang, ne soyez pas en attente de la lune. Lorsque vous avez construit un étang, naturellement la lune viendra. »

C’est une parole très facile à comprendre. Lorsque vous pratiquez toutes ces qualités, lorsque vous pratiquez zazen pendant lequel toutes ces qualités sont naturellement réalisées, ne soyez pas en train d’attendre que la réalisation de l’éveil que vos possédez arrive. La lune existe de toutes façons, l’univers entier est éveillé, qu’il y ait votre étang ou non, l’univers entier est éveillé, que vous pratiquiez ces qualités ou non. Construisez votre étang et la lune viendra s’y refléter, continuez votre pratique et la réalisation de l’éveil viendra naturellement, continuez la pratique de ces dix qualités spirituelles, et votre esprit se purifiera.

Le dharma ne dépend pas de la pratique des gens mais se dépose sur eux lorsqu’ils pratiquent zazen, comme la neige couvre les montagnes, comme le kesa recouvre le corps. Les montagnes ne font pas la neige, c’est la neige qui fait les montagnes. Donc il ne s’agit nullement de pratiquer ces dix qualités dans un esprit de soif, pour obtenir quelque chose, mais de les pratiquer à partir de notre esprit d’éveil et de Joie Suprême, pour purifier les champs de la deuxième terre, les champs des êtres, la terre des êtres, pour la rendre Immaculée, sans souillure. C’est un peu comme enlever les détritus d’une plage pour en voir le sable propre, une étendue pure, immaculée.

La première qualité est donc la droiture parfaite. A vrai dire la droiture c’est déjà pas mal, pas besoin forcément qu’elle soit parfaite. Avoir l’esprit droit, pratiquer l’esprit droit est une qualité essentielle. D’ailleurs facile à comprendre, le corps droit, l’esprit droit. Ayez donc une posture bien droite, redressez-vous, redressez votre esprit. Ne vous laissez pas attraper par un esprit de mendiant, ni attraper par un esprit de roi. L’esprit droit élimine les vues fausses et le bodhisattva s’établit dans la Voie correcte. Ne négligez donc jamais votre posture, portez-y une douce attention, sans forcer, mêlez intimement l’énergie et la compassion dans votre corps en mêlant intimement l’effort et l’abandon. L’énergie dans la colonne vertébrale, la nuque, la tête, l’abandon, la douceur et la compassion dans les épaules, le ventre et le reste du corps.

La douceur et la bonté, la délicatesse aussi. Comme une plage de sable fin et une eau claire, la fumée de l’encens qui s’élève, personne ne bouge jusqu’au tintement de la cloche. Lorsque vous rentrez dans le dojo, faites le délicatement, ne vous faites pas remarquer, asseyez-vous en silence, n’imposez votre présence à personne, ne parlez pas. Une fois au dojo de Genève quelqu’un qui n’aimait pas le zen nous a déposé des journaux arrosés d’essence devant la porte et y a mis le feu. Les pompiers sont arrivés avec leurs grosses bottes, sont entrés partout, dans le dojo aussi, avec leurs voix fortes : alors qu’est-ce qui se passe ici? Puis la police également, regardant partout, avec tout leur attirail. Bien intentionnés certes, mais peu délicats. Les pratiquants du zen ne dérangent pas la vacuité du silence et doivent faire preuve de délicatesse dans leurs actions. C’est une façon de laisser le Bouddha passer devant soi, de se retirer un peu, de ne pas montrer son ego, de laisser la place, de ne pas souiller la terre Immaculée. De permettre également à chacun d’emprunter paisiblement la Voie des trois trésors, le dharma, le Bouddha, le sangha, avec un profond respect pour la pratique de chacun.

Droiture du corps et de l’esprit, bonté naturelle envers tous, ceci pour un zen profondément humain où tous les êtres sont rassemblés et forment un esprit avec leur terre, leur océan et leur ciel. Ancré dans l’esprit d’éveil et emmené par la Joie Suprême, les bodhisattvas de la deuxième terre se lancent alors dans ces pratiques de bien.

Ainsi le bodhisattva Trésor de Diamant termina-t-il son homélie par ces vers :

« Les bodhisattvas de la deuxième terre peuvent tous manifester

La puissance des pouvoirs extraordinaires dans toute leur variété,

Leurs vœux sont infinis :

Démesurément libres, ils sauvent tous les êtres.

Ces pratiques les plus sublimes que cultivent les bodhisattvas

Les bienfaiteurs de tous les mondes,

Ne sont autres que les qualités de la deuxième terre

La terre Immaculée. »

ZAZEN 5

La troisième terre est la Terre Radieuse, la terre du rayonnement de la connaissance transcendante. Le bodhisattva se tourne vers la sagesse des Bouddhas, il voit qu’elle est sans souci, inégalée, et il atteint la cité de l’absence de peur. Et là, à condition qu’il ne rebrousse pas chemin, il pourra sauver d’innombrables êtres prisonniers de la souffrance. Aussi purifie-t-il la troisième terre en cultivant les qualités de la non-régression, de la fermeté, de l’absence de convoitise, de l’immensité et de la grandeur. Aussi le bodhisattva Trésor de Diamant dit-il à Lune de Libération : « Fils des Bouddhas, l’esprit de ce bodhisattva n’obéit qu’à un sentiment d’amour immense, illimité. Il ne déteste rien, ni personne; il n’a pas d’obstacles ni d’émotions négatives et dans tous les mondes il demeure dans la compassion, la joie et l’impartialité. » Et cela sans revenir en arrière. Il prend donc la décision ferme de pratiquer la Voie de la libération de tous pendant toute sa vie, jusqu’à sa mort.

Alors Trésor de Diamant prononça-t-il ces vers :

Quand le bodhisattva de la troisième Terre

A vu la sagesse des Bouddhas

Il a compassion de tous les êtres

Et il repart sans cesse à la recherche de la sagesse pour les aider

Le dharma authentique est la seule chose qu’il vénère.

Le bodhisattva de la troisième Terre

Voit un grand nombre de Bouddhas

Qu’il honore et écoute avec détermination

Il abolit le mal de la méprise en devenant de plus en plus pur

Comme l’or bien travaillé qui ne perd rien en quantité.

Un jour un jeune moine assis au bord d’un étang remarqua une araignée qui était tombée à l’eau, et qui bougeait ses pattes pour éviter de se noyer. Plein de compassion le moine lui approcha un brin d’herbe, ainsi l’araignée fut sauvée de la noyade. Des années plus tard, ce moine vivait dans un monastère de la forêt et lors d’une de ses promenades dans une vallée qu’il ne connaissait pas, il tomba par mégarde dans un grand trou dans la terre. Sous le choc il s’évanouit et lorsqu’il se réveilla enfin il put voir combien ce trou était profond, il n’apercevait qu’une lueur au-dessus de lui et pouvait juste entrevoir un petit bout de ciel. Les parois de ce puits étaient lisses comme du verre et il n’y avait aucune prise sur les murs pour s’accrocher et remonter à la lumière du jour.

Désespéré et songeant qu’il allait pourrir dans ce trou à rats, il regarda plus attentivement autour de lui et vit qu’il n’était pas seul dans ce trou, mais qu’au contraire des êtres innombrables partageaient son sort et étaient serrés les uns contre les autres dans tous les coins de cette caverne profonde.

Il arriva que l’araignée passe par là et regardant dans le trou, elle reconnaisse le jeune moine qui lui avait sauvé la vie de l’étang en lui tendant un brin d’herbe. Remplie alors de compassion et voulant payer sa dette de vie au moine, elle fit couler un long fil d’araignée, tout fin mais solide comme un brin d’acier, le long de la paroi du puits jusqu’au moine. Immédiatement le moine accrocha le fil, rempli de l’espoir immense de se sauver et s’appuyant avec les pieds contre la paroi il commença à se hisser vers la lumière. A mi-chemin, le moine se retourna pour regarder derrière lui et vit alors accrochée au fil une longue colonne d’êtres qui avaient saisi également le fil et grimpaient derrière lui. Le moine fut alors traversé par la peur, se disant : si tout le monde s’accroche à ce fil, il va casser. Et la peur de retomber lui-même dans le puits l’envahit. Peut-être se dit-il même : c’est un fil juste pour moi, c’est moi qui ait sauvé cette araignée dans le passé, tous ces gens n’ont pas à essayer d’en profiter et surtout pas de risquer que tout casse. Le moine dans cet instant oublia tous ses vœux de bodhisattva, et fut envahi du désir de se sauver lui-même, en abandonnant l’humanité.

Au moment même où le moine eut cette pensée, le fil cassa et tout le monde retomba au fonds du puits sans espoir. L’histoire ne dit pas si l’araignée s’en alla ou non, car un instant ne revient jamais, il s’agit de sauver les êtres à chaque instant, aucun de ces instants ne pourra être rattrapé, changé, recollé. Dans la troisième terre le bodhisattva cultive la qualité de non-régression, de façon à n’abandonner aucun être sur la Voie de la libération, mais bien de les sauver tous, qu’ils puissent s’accrocher tous au fil de l’araignée, avec une grande confiance dans sa solidité.

J’arrêterai ici cette explication – dit Trésor de Diamant –

Du contenu de la troisième terre des bodhisattvas

Dont les pratiques suprêmes conviennent

A ceux qui œuvrent au bien de tous les êtres.

ZAZEN 6

Alors Lune de Libération au grand cœur intrépide s’adressa à Trésor de Diamant : « Fils des Bouddhas, voudriez-vous proclamer toutes les pratiques et les caractéristiques du passage de la troisième à la quatrième Terre. » La Terre des Flammes de la Connaissance.

Pour accéder à la Terre des Flammes de la Connaissance, le bodhisattva s’exercera aux dix portes de la claire compréhension des enseignements, c’est-à-dire qu’il examinera toutes les sphères et les dimensions de son corps, de son esprit, de sa vie et des mondes qui peuplent son univers. C’est-à-dire, les êtres animés, la dimension absolue, les mondes, l’espace, la conscience, le monde du désir, de la forme, la foi et l’esprit vaste, la compréhension de l’esprit grand.

Dans cette observation totale, par quoi commencer, car il faut bien commencer par quelque chose d’abordable, de relativement facile, car si je vous dis concentrez-vous sur l’observation de l’espace, qu’observerez-vous? Tout cela commence donc par l’observation de son propre corps, de son propre esprit, de son propre monde, le monde de sa conscience. Et pour cela zazen est une bonne porte qui vous ouvre sur vous-même et sur le monde. La porte secrète et magique du rapprochement intime de son corps et de son esprit est l’observation de la respiration. Pourquoi?

D’abord prendre conscience de sa respiration est se rendre compte à chaque instant que nous sommes habités par le mouvement de va et vient de la vie. Vous remplissez vos poumons, l’oxygène purifie votre sang, des tas de petites bulles microscopiques réjouissent vos cellules, votre corps s’amuse avec la vie. Pensez alors à votre bonheur tout naturel, je respire, je suis vivant. Et suivez délicatement votre expiration, vos poumons se referment un peu, vous descendez dans votre corps, votre diaphragme, votre ventre, vos organes internes présents vous parlent mais sans mots, silencieusement, juste par leur présence. Vous êtes ici, vivant, à chaque instant. Où est votre esprit? Où est votre corps? Votre esprit habite intimement votre corps et votre corps constitue la présence de votre esprit. Cette présence puissante, intérieure, de votre corps-esprit, est là. Naturellement vous oubliez votre ego, vous ne vous polarisez plus sur lui, obsédés par vos désirs, tendus sur vos refus, vous entrez dans le monde de la forme et de la non-forme, de l’intérieur et de l’extérieur.

Naturellement votre esprit se calme, son rythme suit votre respiration à la place de vagabonder partout, de tout toucher, de sauter comme un singe énervé dans sa cage. Alors vous pouvez développer une vue claire. C’est comme les télescopes pour observer les étoiles lointaines ou les microscopes pour observer l’infiniment petit, si vous bougez les lentilles sans arrêt il est impossible de distinguer quelque chose, si vous voulez voir les étoiles ou des cellules, il faut rester immobile. Ainsi en protégeant le calme et le repos de votre esprit, celui-ci ne vous aveugle plus et vous pouvez vous voir clairement vous-même. La lune se reflète dans l’eau pure de l’étang. Jetez-y un petit caillou, une petite pensée personnelle, les eaux se troublent, la lune disparaît, l’esprit pur et transparent, originel, d’un être humain se trouble et disparaît immédiatement comme les rayons de lune dans l’eau à la moindre vaguelette.

Tout ce que nous savons du monde passe par notre esprit, notre monde est donc celui de notre esprit. Si notre esprit est lumineux, notre monde est lumineux, s’il est obscurci par nos sentiments, nos pensées négatives, il devient opaque, nous naviguons dans le brouillard et finirons par nous cogner partout. Aussi est-il très intéressant de rendre son esprit limpide. C’est comme la naissance du monde. Juste après le big-bang la température de l’univers était extrêmement élevée, une très grosse fièvre, et donc l’univers était très agité. Les particules élémentaires qui le composaient bougeaient librement entre elles, prenaient toute la place avec leurs mouvement aléatoires, si bien que les rayons lumineux se cognaient partout, la lumière était prisonnière, impossible d’observer quoi que ce soit d’un peu lointain, l’univers était opaque. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui nous ne pouvons pas remonter avec nos observations dans cette région temporelle, car le monde y était opaque. Ensuite la température de l’univers est descendue, les particules se sont calmées, de l’espace vide s’est créé et la lumière a pu passer, l’univers est devenu transparent, visible, observable. C’est la même chose avec notre esprit, tant que nos pensées se bousculent, impossible de voir quoi que ce soit sur soi-même.

Donc, calme et silence du corps, de la respiration et de l’esprit, s’observer soi-même, la Terre des Flammes de la Connaissance.

Bien sûr connaître son propre esprit est une chance extraordinaire, si vous connaissez votre esprit, alors vous ne vous laisserez abuser par rien, ni personne. Vous saurez clairement quoi faire, comment mener votre vie, la clarté de la lumière du bodhisattva ne sera plus obscurcie par vos illusions, attachements, désirs inassouvis. C’est une merveille, alors toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes. Aussi Trésor de Diamant dit-il :

 

« La sphère spirituelle de ce bodhisattva est toute pure et jusqu’au plus profond de son cœur il ne s’en départit plus. Ses illuminations, ses réalisations sont claires et incisives. Ses racines de bien croissent et se multiplient. Il s’écarte de la souillure et des eaux troubles du monde. Ses doutes résolus, il ne tombe plus dans l’erreur : il possède toutes les qualités relatives à la clarté et à l’émancipation. Débordant de joie et de félicité, il est l’objet de la protection et de la pensée des Bouddhas, et les innombrables plaisirs de sa volonté connaissent tous l’accomplissement parfait. »

ZAZEN 7

Tout cela nous amène à la Terre Invincible, la terre de la pureté de l’esprit, la cinquième terre. Chacun peut voir le bodhisattva comme invincible. Si les peurs ont disparu, si la foi est une amie vivante, si la détermination est puissante, et si l’amour de tous est grand, alors oui, le bodhisattva est invincible. Comme son courage et sa liberté intérieure. Un ancien maître s’est dit : à partir de maintenant je ne me laisserai abuser par personne. Tout cela est vrai, mais aussi agir avec un esprit pur, porter attention à ne souiller ni son esprit, ni l’esprit universel de l’humanité.

Un jour dans un temple un moine dit à son apprenti moine : « Il fait une chaleur insupportable ici, va me chercher du vent frais sur la montagne d’en face. » Le petit prend un grand sac et s’en va grimper sur la montagne. En chemin, il est pris d’une envie de dormir, il a sommeil, aussi se couche-t-il sur le bord du chemin et s’endort profondément. Quand il se réveille, il fait presque nuit, il n’a plus le temps de monter sur la montagne et de redescendre à temps au monastère. Que faire? Si je rentre le sac vide, je vais avoir un problème. Et tout à coup il se dit : j’ai trouvé. Il se lève, adapte le sac à son derrière et pète, pète et re-pète dedans jusqu’à ce que le sac soit rempli. Ensuite sac sur l’épaule il se dépêche de rentrer au temple où le moine l’attend : « Je t’attends depuis des heures, vite sors le vent du sac! »

Entendu dit le petit moine et il ouvre le sac. Quelle bouffée! Pouah!

Le moine : Le vent d’aujourd’hui, quelle puanteur. Alors le petit moine sans se démonter lui répond : « C’est la chaleur, le vent d’aujourd’hui aussi sent le renfermé.

Garder en toutes occasions la pureté de l’esprit. Maître Mokusho Zeisler disait : ne soyez pas comme ces gens qui aiment à se cacher sous leur duvet pour sentir leurs propres pets!

La pureté de l’esprit est liée à l’égalité de l’esprit. Ne vous perdez pas dans des catégories, mais voyez grand, large, infini. « Quoi que vous décidiez de faire, vous devez toujours rendre la route devant vous complètement ouverte, ainsi tout le monde peut l’emprunter. Si la route est étroite et périlleuse, que les autres ne peuvent l’emprunter, alors vous-mêmes n’aurez aucune place pour y mettre les pieds. » a dit Huang Long à un homme d’état de la période Song en Chine.

Chacun connaît lui-même bien ses pensées, sa motivation. Contrôler son esprit, ses doutes, avoir une grande confiance en son propre bodhisattva, être un homme ou une femme sincère de la Voie, avec compassion et emprunt de vérité et ne pas laisser le juste et le faux se confondre dans notre esprit, est une discipline qui demande une attention constante. Non seulement ici, mais tous les jours, à chaque instant de notre vie quotidienne, pour la transformer en terre de bodhisattva. La Voie des Bouddhas n’est pas une magie extérieure à nous-mêmes, c’est cette grande affaire sur nous-mêmes pour nous libérer. Il ne s’agit pas tellement de faire des choses extraordinaires, mais de s’enseigner soi-même. Les habits sales se lavent, mais il n’existe pas de lessive pour l’esprit impur. Pourquoi le bodhisattva doit il garder précieusement la pureté de son esprit? Pour discipliner les êtres, pour les instruire, les faire grandir, faire grandir leur esprit au-delà de leurs propres labyrinthes. Pour qu’ils poussent comme une tige de lotus au-dessus de la boue de l’étang, et s’ouvrent comme des fleurs magnifiques. Le bodhisattva pratique la pureté de l’esprit par pouvoir salvifique pour sauver les êtres, mais lui-même n’a aucun doute sur la pureté des Bouddhas et des Patriarches, n’a aucun doute que l’essence de toutes choses, de tous êtres, est pure, sans taches et que donc lui-même repose et cultive la Terre Invincible.

Ainsi Trésor de Diamant conclut-il son homélie sur la cinquième terre des bodhisattvas en disant :

Le sage établi dans la terre Invincible

Honore les Bouddhas par centaines de milliards et d’eux il entend le dharma.

Comme l’or poli avec un joyau merveilleux,

Ses racines de bien redoublent d’éclat et de pureté.

Comme les étoiles dans le ciel reposent

Sur le vent sans que le vent les fasse vaciller,

Comme la fleur de lotus d’où l’eau se détache,

Le grand être agit au sein du monde.

Voilà la voie du réel et du vrai la plus élevée

Que l’on puisse trouver chez les hommes,

Il s’agit d’Invincible, la cinquième terre des bodhisattvas.

ZAZEN 8

Fils des Bouddhas, le bodhisattva qui, ayant accompli toutes les pratiques de la cinquième terre veut accéder à la sixième terre, la terre de Présence Manifeste examinera l’égalité de tous les phénomènes, qui sont sans caractéristiques propres, sans naissance, sans fin, de tous temps purs et libres, semblables à l’écho, au reflet de la lune dans l’eau, au reflet dans un miroir, aux mirages, à la magie, et sont à la fois réels et irréels. Alors lorsque le bodhisattva voit ainsi que tout est parfaitement pur et harmonieux, aussi bien transitoire que permanent, que rien ne possède de moi en propre, il parvient alors à entrer dans la Terre de la Présence Manifeste. Sur cette terre le bodhisattva se trouve intimement convaincu de la vacuité de toutes choses. Tout ce qui existe dans les trois mondes n’est autre que l’esprit.

L’ignorance est la croyance au moi, à l’ego, à l’existence propre et unique des êtres et des choses. Dans notre univers, rien ne se crée de lui-même, mais tout se transforme. Il y a à la fois l’impermanence de toutes ces transformations et la permanence, où rien ne se perd et rien ne naît de lui-même. Bien sûr nous disons, nous naissons, nous vivons et nous mourons, c’est vrai, au sens de ces mots c’est incontestable. Mais de quoi naissons-nous ? De quoi vivons-nous? Nous mourons, que devenons-nous, notre ego disparaît, notre corps se transforme, nos cendres ou notre pourriture nourrira la terre, nous nous transformons à nouveau. Où nous trouverons-nous? Où nous trouvions-nous avant notre naissance ? Pas de différence, l’océan avant la tempête est semblable à l’océan après l’apaisement de la tempête, rien n’a changé, seul un phénomène passager, une perturbation, une vague.

Le bodhisattva réalise pleinement la présence évidente, manifeste, de tout cela et cultive la sixième terre. Tout en réalisant cela le bodhisattva n’abandonne pas les êtres, les êtres vivants pris entre leur naissance et leur mort, se débattant dans les péripéties de leur vie. Mais d’autre part, la totalité des êtres est déjà sauvée, il suffit d’ouvrir les fenêtres de notre esprit, de ne pas voir toujours nos conditions personnelles, que nous croyons uniques, spéciales, très importantes, mais de nous voir nous-mêmes dans le grand mouvement des transformations de l’univers. Permanence et calme, tranquillité de toutes choses, tourbillon de l’anneau des vies et des morts, tout cela s’impose comme une présence manifeste. Ce que nous croyons d’autre se trouve seulement dans notre esprit, dans les mondes de notre esprit.

A la fin il ne reste qu’un zafu vide sous le ciel étoilé. Un jour un moine demanda à son Maître : « Que reste-t-il lorsque le vent a arraché toutes les feuilles des arbres? » Le Maître lui répondit alors : « Le corps pur reflète le vent précieux. » A la fin notre vie est courte, il ne faut pas perdre de temps et pratiquer comme si le feu brûlait sur nos têtes. Portant en lui-même le sentiment de vacuité de tous les phénomènes, et sachant par conséquent qu’en fait il n’y a rien à pratiquer, le bodhisattva continue sa pratique par compassion pour tous les êtres humains et les aider à progresser vers leur libération et leur bonheur. Chez les bodhisattvas cette compassion immense est également présente comme une évidence dans leur cœur.

ZAZEN 9

Plus le bodhisattva progresse plus il se rend compte que la réalisation de ses vœux prendra des kalpas. Jusque là il fournissait de grands efforts pour être à la hauteur de sa tâche et porter cette responsabilité. Aussi se demande-t-il : n’est-ce point une illusion que de croire qu’un être humain puisse en sauver une infinité d’autres? Est-il vraiment possible d’atteindre la réalisation de la sagesse de l’éveil illimité et parfait? L’abîme profond entre ses capacités limitées et cette dimension infinie lui apparaît illusoire. Aussi pour s’élever entre la sixième terre et la septième terre, sa pratique deviendra nécessairement spontanée, immédiate et évidente. Toutes ses questions disparaissent, à chaque instant ce bodhisattva est capable de pratiquer l’ensemble des vertus. La Voie des Bouddhas devient son art de vie quotidien. De façon naturelle jamais il ne s’en écarte. Dans cette terre émergent toutes les qualités d’un Bouddha auxquelles il accédera dans les huitième, neuvième et dixième terres.

Maître Tokusan était assis en zazen au bord de la rivière. Un disciple arriva et s’approchant du bord de la rivière, il lui cria :

« Bonjour Maître! Comment allez-vous? »

Tokusan interrompit son zazen et avec son éventail fit signe au disciple : « Viens … viens   ! » Et il se leva, tourna les talons et longea la rivière, suivant le cours de l’eau …Le disciple, à cet instant, s’éveilla.

Son monde alors devient simple. La force de sa sagesse lui permet de se manifester dans le samsara tout en restant lui-même dans le nirvana; la sagesse de vivre au milieu du monde tout en demeurant constamment dans les lointaines solitudes; de rester éteint dans la paix du nirvana tout en retournant brûler dans le samsara; de renaître dans les trois mondes par la force de ses vœux sans être souillé par les choses vulgaires; de gagner la sphère des Bouddhas en faisant sembler de rester dans la sphère des démons. Il se déplace librement, son refuge est lui-même, ses émotions négatives se sont éteintes, ses racines de bien sont grandes, il possède la force de la sagesse et la douce compassion de tous les êtres. Bien qu’assis sur la montagne, il demeure dans la vallée qu’il illumine comme un soleil.

Un maître se promenait dans la montagne. A son retour, un de ses disciples lui demanda :

« Maître, où êtes-vous aller vous promener?

– Dans la montagne » répondit le maître.

Le disciple insista :

« Mais quel chemin avez-vous pris, qu’avez-vous vu? »

Le maître lui répondit :

« J’ai suivi l’odeur des fleurs et j’ai flâné selon les jeunes pousses. »

Il faut se laisser guider par le dharma du Bouddha, faire confiance aux herbes et aux fleurs, aux arbres qui poussent sans but, sans égoïsme, naturellement, inconsciemment. La véritable sagesse est au-delà. Si dans les premières terres, c’est-à-dire au début de la pratique on peut croire que l’on va acquérir une sagesse au-delà, celle-ci en fait vient naturellement, sans forcer. C’est comme les arbres, si vous les arrosez chaque jour, vous ne les voyez pas grandir, mais au bout d’années leur tronc est immense. En face du dojo de Genève, il y a un séquoia. Au cours des années nous ne l’avons pas vu grandir, mais aujourd’hui il est immense, bien plus haut que les immeubles. La sagesse, c’est la même chose, un jour vous la possédez alors que vous ne vous en êtes jamais aperçu.

La Voie de la libération dépasse également les avantages mondains de se sentir libre, elle dépasse le fait de vivre intérieurement dans le nirvana, elle est un état d’être, libre et disponible, sans entraves dans la confiance et la réalisation de ses vœux de bodhisattva. Pour vous-même, ainsi que pour tous vos semblables, sachez ce qui pourrait vous satisfaire entièrement, votre ilot de stabilité, de tranquillité intérieure, votre foi.

Une fois je mangeais à côté d’un ami physicien qui regardait constamment les cours de la bourse. A un moment il s’arrêta, le journal de la bourse dans ses mains, et relevant le regard il dit comme ça : en fait tout cela ne me satisfait pas. Je lui demandais alors : qu’est-ce qui pourrait te satisfaire pleinement? Il resta sans voix car il ne savait pas. Continuez tous zazen, pas seulement une année, pas seulement cinq ou dix ans, vingt ans, mais toute votre vie et inexorablement vous saurez et serez libres comme l’oiseau qui vole. Ne perdez pas votre temps, notre vie est courte. Regardez le passé, il a passé comme un flèche, l’avenir aussi passera aussi vite, décidez aujourd’hui d’atteindre les terres élevées des bodhisattvas qui ne retournent pas en arrière, les terres de Bouddha et emmenez avec vous tous les êtres sur la Voie de la libération intérieure. C’est la grande affaire de notre vie, ce qui nous satisfait pleinement.

ZAZEN 10

La huitième terre, la Terre Immobile. Alors le bodhisattva Lune de libération répéta sa requête :

« Nous autres ici réunis, nous voici au comble de la paix.

Veuillez nous décrire les pratiques de la huitième terre,

La terre à laquelle le bodhisattva est prêt à accéder. »

Alors le bodhisattva Trésor de Diamant lui adressa ces paroles : « Fils du Bouddha résider dans la terre Immobile est semblable à celui qui veut aller en bateau sur la mer. Les efforts, il les fournit avant d’arriver au bord de l’eau, car une fois là il n’a plus qu’à se laisser pousser par le vent. Une fois sur l’eau, il parcourt en un jour ce qu’en cent ans il n’aurait pu parcourir à pied. ». Ainsi le bodhisattva établi dans la huitième terre renonce à toutes les pratiques avec effort en acquérant toutes les qualités du sans-effort : il en a fini avec les soucis. Il marche sur la terre indestructible.

Dès la première terre le bodhisattva s’est engagé avec tout son cœur, tout son courage, toute sa foi. Il n’a rien refusé de la Voie et s’y est tenu. Ensuite la transformation s’est opérée naturellement, inconsciemment, la liberté a remplacé la Voie de la libération, la vie simple remplace la recherche de quoi que ce soit.

Pourquoi cette terre est-elle dite immobile? Car le bodhisattva est pénétré du néant de la naissance de toutes choses. Un voleur la nuit entre dans une maison, il n’y a aucune lumière, tout est tranquille, les habitants sont partis ou dorment. C’est une belle maison, se dit-il, il doit y avoir beaucoup de choses à s’approprier et il se réjouit déjà de se remplir les bras avec les merveilles qu’il va découvrir et pouvoir emmener avec lui. Sans faire de bruit il tâtonne, passe sa main sur les murs et comme rien ne bouge dans la maison, alors il s’y risque. Trouvant l’interrupteur il allume la lumière, persuadé de voir des trésors. La lumière s’allume, il cligne des yeux et ne peut le croire : la maison est entièrement vide, il n’y a rien à voler, toutes les pièces sont nues, il n’y a que de l’espace vide, tout est immobile. Du coup sous le choc, son esprit s’arrête, aucune pensée ne surgit, la terre est Immobile.

Ne croyez pas que si le bodhisattva entre dans les champs des Bouddhas, c’est fini, il n’a plus rien à faire, il n’a simplement plus rien à chercher. Si heureux, il pense à ses vœux et une compassion immense le pénètre pour tous ses frères et ses sœurs humains perdus dans les errements du samsara, dans les errements de leur vie. Son désir de les sauver de ça grandit encore. Le chemin de la libération est semblable au chemin qui monte sur la haute montagne. Le chemin de la compassion est celui qui en descend, mais c’est le même chemin. Le chemin de l’effort, à la montée et le chemin du sans effort à la descente, est le même chemin. Regardant la vallée il ne reste pas alors sur le sommet de la montagne du satori. Montée, descente, montagne, vallée, satori, compassion, faire, non faire, tout est là, tout est ainsi, rien n’est étranger, ailleurs ou ici, passé, avenir, tout est là dans l’instant présent, c’est la Terre Immobile.

ZAZEN 11

Dans la neuvième terre, la Terre de la Bonne Intelligence, et la dixième, la Terre du Nuage des Enseignements, le bodhisattva accède à tous les trésors, sans oublier son vœu premier ni sa compassion pour tous les êtres. Sa sagesse devient infinie, il comprend tous les karmas, toutes les vies, tous les mondes de l’esprit, toutes les activités, tous les enseignements. Ainsi instruit-il tous les êtres pour qu’ils atteignent la libération. Semblable à un médecin qui connaît toutes les maladies, toutes leurs origines, tous les organes et leurs fonctionnements, tous les muscles, les os et leurs articulations, tous les cerveaux, il peut alors guérir tous les êtres de leurs chaînes.

Bien sûr vous vous dites probablement comme moi : la route est longue. Mais nous avons toute la vie. Même si nous n’y arrivons pas, tant pis, nous aurons déjà amélioré le monde et aidé tous ceux que nous pouvons. Si nous ne comprenons pas tout, tant pis, faisons en sorte de comprendre suffisamment, si nous ne connaissons pas toutes les maladies, cela ne nous empêche pas d’en soigner plusieurs, toujours avec le vœu de les connaître et de les soigner toutes. Si nous ne pratiquons pas tout, nous pratiquons toujours et si nous n’arrivons pas à aimer tout, nous aimons beaucoup. La compassion aussi pour soi-même. Il ne s’agit pas de produire des racines de bien uniquement pour nous-mêmes, mais pour tous les êtres; il s’agit en fait de faire en sorte que tous les êtres produisent des racines de bien. Et ça le bodhisattva ne l’oublie jamais.

Dogen Zenji, dans l’Eihei Koroku dit :

« La pratique n’est pas des pratiques spéciales; la Voie n’est pas la Voie familière. C’est pourquoi il est dit que les Bouddhas ne connaissent aucun dispositif pour aller au-delà, et que les Patriarches ne comprennent pas comment accepter ce qui est juste ici. Seules les personnes qui vont au-delà d’être des Bouddhas peuvent utiliser une clé cassée pour ouvrir un cadenas sans serrure. »

Mushotoku, sans but personnel. A la fin chacun est Bouddha. Il n’y a pas de mots pour expliquer. Il n’y a pas de mots pour expliquer zazen, seulement le silence. Il n’y a pas de mots pour expliquer la vie, ni expliquer la profondeur des vœux du bodhisattva, ni l’amour qu’ils représentent. C’est à vous à trouver vos propres réponses, à l’intérieur de vous-même. Les dix terres des bodhisattvas ne sont pas comme une carte de géographie que vous pourriez consulter et vous dire : je vais passer par là, pas par là ce chemin est sans issue, et puis après lorsque je serai parvenu à cet embranchement, je prendrai à gauche pour arriver au terminus, où je veux me rendre. Les dix terres commencent où la carte finit, où votre billet de train n’est plus valable, à partir du point où vous devez inventer. Vous devez alors vous adresser à vous-même, l’enseignement de soi-même à soi-même. Qu’est-ce que la Voie? Vous êtes assis dessus. Comment? Comme rentrer dans sa propre maison, son intimité, retourner à son éveil intérieur, vivre avec Bouddha, avec soi-même. Ne soyez pas comme quelqu’un qui nage dans la mer et qui dit : mais en fait l’eau c’est quoi? Tous nous parcourons les dix terres des bodhisattvas, c’est notre vie, c’est nous Bouddhas.

ZAZEN 12

La sesshin se termine. Quand j’étais enfant je ressentais toujours une certaine tristesse au cinéma lorsque la fin du film arrivait. Il faut passer aussi à autre chose. Gardez la Voie des Bouddhas et des Patriarches, gardez les vœux du bodhisattva dans vos cœurs, tout en retournant dans le monde. Continuez la pratique sincère chaque jour. La vocation du bodhisattva est de vivre dans le monde pour le sauver, ainsi y retourner maintenant est également l’œuvre d’un bodhisattva.

Comprendre que la Voie est vous-même est encore assez facile, mais l’intégrer, en être certain, le décider, en avoir le courage, demande une longue pratique. Les gouttes d’eau, une par une finiront par remplir un lac, et les vagues aussi petites soient-elles finiront toujours par atteindre le rivage. Soyez confiants, chaque être peut être heureux et compatissant.

Sengzhao dit :

« Bouddha désigne le grand éveil à la totalité de la vérité absolue et de l’essence des choses. La Voie d’éveil du Bouddha est vide et mystérieuse. »

Continuer, continuer et encore continuer est le grand éveil et la libération.

Dans son dernier kusen à La Gendronnière sur le Sanjushichi-Bodaibunpo, les trente-sept Voies de la sagesse, de Maître Dogen, Maître Etienne Mokusho Zeisler a dit :

« Dogen dit : « Une fois que vous êtes dehors, les fleurs tombent même si vous les aimez et la mauvaise herbe pousse même si on ne l’aime pas ». Aussi la Voie est partout, ne négligez rien de cette Voie. Tendez exactement la colonne vertébrale, jusqu’au dernier moment de la sesshin, rentrez le menton, détendez bien les épaules. Tout votre corps, tout votre esprit, chante la chanson de Hannya. Transcender, c’est toucher la Voie et l’esprit de Bouddha avec son corps, avec sa vie tout entière. Alors patientez encore et encore et encore, encore … C’est le satori du zazen, sans fin, éternel. »

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