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La vie spirituelle quotidienne

Zazen 1

J’apprécie énormément Katagiri Roshi, un grand maître, plein de compassion, au langage proche et réel, sans aucune arrogance, mais bien au contraire émane de lui une humilité naturelle qui est un grand enseignement. Aussi tout ce que je vais essayer de vous faire entrevoir durant cette petite sesshin est inspiré de son esprit ou directement traduit de son nouveau livre posthume « Each moment is the universe », chaque instant est l’univers.

Nous pensons généralement que nous pouvons nous échapper de la souffrance et trouver la liberté en satisfaisant notre désir d’obtenir quelque chose ou au contraire d’éviter quelque chose d’extérieur, par exemple des situations que nous voyons séparées de nous-mêmes. Peut-être même ressentons-nous que quelque chose est toujours manquant dans notre vie, que nous sommes en manque de quelque chose et que pour vivre en paix il nous faudrait acquérir des qualités ou des objets qui sont extérieurs à nous-mêmes. Mais dans le courant de notre vie, nos désirs, nos besoins, ce que nous voudrions vraiment ne pas avoir à affronter, apparaît et disparaît d’instant en instant, ainsi nous ne pouvons jamais nous attacher vraiment à ce que nous voudrions, il n’existe rien sur quoi nous pourrions nous reposer et en conséquence nous ne pouvons jamais être véritablement satisfaits. Et pourtant toujours nous voudrions tenir dans nos mains, dans notre esprit la chose fondamentale, la base du réel, le point d’accumulation, de résolution de notre vie, l’aspect pur et clair de notre existence. Mais comme nous pensons que nous en sommes séparés, alors nous essayons de l’accrocher de façon objective.

C’est impossible, nous faisons partie de l’impermanence, nous ne sommes pas assis sur la berge à regarder le torrent en pensant que si le courant était plus calme, il serait plus facile de le traverser, nous sommes dans le courant du torrent, le torrent c’est nous. Alors acceptons simplement notre désir profond de nous libérer de cette souffrance et apprenons à toucher la profondeur de la vie humaine, au-delà de nos idées, de nos désirs particuliers et de nos sentiments. Ainsi pourrons-nous trouver une satisfaction réelle. A chaque instant essayons de réaliser la profondeur de notre vie, où que nous soyons, quoi que nous fassions, quelles que soient les circonstances, nous avons une chance de réaliser la vérité. Comme notre vie change tout le temps, alors nous avons des chances innombrables de toucher cette vérité. Lorsque vous la touchez, alors tout devient vivant de façon rafraîchissante, c’est la flexibilité, la disponibilité, la fluidité de la vie, c’est la liberté.

Bien sûr si vous recherchez tout cela d’un point de vue égoïste, vous manquerez toutes ces occasions. Si vous cherchez à vous échapper de la souffrance, vous ne pouvez trouver la paix, car c’est impossible, le démon de mujo crache continuellement du feu, impossible d’arrêter la vie. Nous devons trouver la paix et l’harmonie au milieu même de la souffrance humaine. C’est cela le véritable point de la vie spirituelle, trouver la profondeur de l’existence au sein même de notre propre existence.

Alors quand ? Et comment ? Nous avons notre vie commune de tous les jours, c’est le monde dualiste, au travail, dans les journaux, dans nos rapports avec les gens, tout cela parait bien loin du monde de l’unité, de l’éternité, du silence aussi, de l’impermanence et de la vacuité. Et de plus il nous est impossible de nous arrêter, tout est action, souvent de plus en plus vite. Comment retrouver une sécurité spirituelle au milieu des embouteillages ? Comment arriver à vraiment concevoir, à être intimement envahi par le sentiment profond que tous les êtres, quels qu’ils soient sont à chaque instant connectés les uns aux autres dans l’unité du Tao ? Comment réaliser cela dans nos cœurs, à chaque instant ? On dit toujours ici et maintenant, bon ok, mais qu’est-ce que cela change ?

Dans le chapitre du Shobogenzo, « Kai-in zammai », le samadhi de l’océan, Dogen dit que lorsque vous nagez à la surface de l’océan, vos pieds touchent le fond de l’océan. Ainsi devons-nous nager en surface, tout en ayant nos pieds ancrés au fond de l’océan. Ceci est appelé vivre sans réserves. Et ceci à chaque instant, car seul l’instant présent est l’existence, le reste n’est qu’illusion de notre esprit, sans existence. A chaque instant agir avec cette pratique spirituelle, et ainsi l’immensité de tous ces instants formera la vie religieuse, c’est-à-dire la vie qui nous relie à tout.

Zazen 2

Prenons alors l’instant. Je vous donne trois exemples.

Quand j’étais enfant à Lausanne, un équilibriste avait tendu un fil d’acier au-dessus d’une place, pas question de tendre dessous un filet pour le rattraper si jamais il tombait. Et il avait traversé en l’air, avec tous les gens qui se mordaient les doigts de peur qu’il ne vacille. Si jamais il avait perdu la conscience intégrée à chaque instant de son équilibre et s’était senti séparé de la présence du câble sous ses pieds, de tout l’espace dans lequel il se mouvait, tout cela de façon directe et intuitive, pour penser à lui-même perché sur ce fil, penser par ailleurs au vide en-dessous de lui, ou aux gens qui le regardaient, et cela ne serait-ce qu’un seul instant, il aurait perdu l’équilibre. Mais non il avançait tranquillement en communion totale avec l’espace, le câble, son corps, son attention immédiate. Tout son univers était présent avec lui-même.

Même chose si vous regardez un surfeur sur sa planche au milieu d’une vague énorme, éviter naturellement la crête de la vague qui se casse, faire des virages avec tout son corps, il vit entièrement dans l’instant. Du moment où il se sent séparé de ce monde immédiat et lié à lui-même, au moment où une réflexion lui traverse l’esprit, c’est trop tard il se ramasse le flot énorme et se trouve emmené dans les tourbillons.

Dans la musique, j’avoue que je rentre directement dedans si c’est du rock à la papy, Gene Vincent, Eddie Cochran, Elvis Presley, ou du blues, du R&B, du country blues, toute cette musique-là me pénètre immédiatement. Son rythme m’est naturel. Mais par ailleurs la musique sud-américaine me reste extérieure au début. Quand finalement j’arrive à chaque instant à me laisser emmener, à la laisser entrer librement en moi, alors petit à petit cela vient, si je ne contrôle plus le rythme de mon corps, il s’adapte de façon un peu gauche, je ne suis pas cubain, mais ça roule mieux. Je m’oublie alors au profit de ces rythmes et y éprouve alors du plaisir. Cela devient fluide, et je me sens libre alors qu’au départ je me sentais franchement coincé.

C’est la même chose dans la vie de tous les jours, si nous ne sommes pas ancrés dans le présent, qui est notre existence réelle, alors nous vivons comme suspendus en l’air, confus, et la souffrance apparaît. Nous sommes hors du rythme, nous avons peur de la vague, du vide, que le fil lâche, que la planche casse et du coup bien sûr cela arrive. Nous ne pouvons ignorer ni le passé, ni le futur, mais nous ne pouvons pas non plus ignorer que ces manifestations ne sont que des images crées par notre conscience. Alors que devrions-nous faire ? Comment pouvons-nous voir le temps réel de notre vie qui est maintenant ?

Il faut constamment, c’est ça qui est difficile, il faut constamment réaliser la profondeur de la vie humaine. Acceptez le fait que quoi que vous fassiez, à chaque instant vous avez la chance de réaliser la vérité. Ce n’est pas simplement dire bêtement il faut vivre ici et maintenant. Si vous touchez les instants de votre vie, cela est toucher la vérité. Si vous touchez ces instants, alors vous ne le savez pas, car aucun sentiment de vous-mêmes n’est présent. Voir sa vie du point de vue de chaque instant, et non le voir d’un point de vue dualiste comme nous le faisons dans la vie de tous les jours, est voir que nous manifestons à chaque instant le domaine de l’éternité, celui de l’unité, de l’impermanence, et de la vacuité. La vacuité devient constamment un nouveau moment de la vie ainsi passé et futur s’évaporent et notre vie de chaque instant devient alors l’éternité. Chaque instant est un pivot, un point de singularité et dans cet instant la souffrance n’apparaît pas. A chaque instant vous pouvez toucher le silence. L’espace est là, le filin est là, l’air est là aussi, mes pieds sur l’acier, rien n’est séparé de moi-même, tout existe lié au même instant. Mais si vous voulez vous échapper, alors tout se désagrège, se sépare et vous vous retrouvez comme un étranger.

Même si vous réalisez le fonds de la souffrance, vous pouvez y trouver votre transparence et la vacuité. Dans l’instant l’impermanence se tourne en vérité. C’est l’expérience de la sagesse, qui est une connaissance très profonde en nous-mêmes. Mais vous ne pouvez rester planté sur cette vérité, parce que vous êtes en plein milieu du torrent de l’impermanence, à chaque instant en unité avec cette impermanence.

Alors il faut pratiquer tout cela. En le pratiquant vous pouvez finalement trouver cette vérité, car cette vérité n’est pas séparée de votre vie. Et même si vous atteignez cet éveil, la souffrance sera toujours partie de votre vie. Mais c’est comme ça, ok. Comme tous les phénomènes qui existent jour après jour, votre souffrance prend sa racine dans la nature originelle de l’existence, alors vous devez l’accepter et offrir votre corps et votre esprit à cette existence ultime, dit Katagiri. Alors votre souffrance retourne à la vacuité et la liberté par rapport à cette souffrance apparaît.

Pratiquez alors de vivre dans l’instant, petit à petit et comme en zazen, la souffrance bien que présente disparaît également.

Zazen 3

Dogen dit : nous nageons à la surface mais nous avons les pieds ancrés au fond de l’océan. Seulement nous ne faisons attention qu’à la surface, qu’aux vagues de notre vie et nous essayons de les maîtriser. Mais pour maîtriser la surface de votre vie, vous devez maîtriser la profondeur de votre vie. A chaque occasion il y a la possibilité essentielle de rendre la profondeur de votre vie plus mûre, d’augmenter votre maturité.

Je vous traduis le passage de Katagiri : « La profondeur de la vie humaine est directement connectée à la surface de la vie de tous les jours. La vie de tous les jours parfume la profondeur de la vie, l’immense océan où tout est connecté, et rend votre vie plus mature. Alors une nouvelle vie apparaît des profondeurs et surgit à la surface. Ainsi en prenant soin de votre vie de tous les jours, vous n’en rendez pas seulement la surface plus mature ; vous rendez aussi la profondeur de votre vie plus mature. Ceci est le point le plus important ! »

Pratiquer continuellement la vie religieuse, approfondir son existence n’a rien à voir avec la vie commune des gens qui la laissent se passer en la regardant. A chaque instant nous devons agir. Nous ne pouvons attendre tranquillement sur notre cul que l’unité nous envahisse, nous devons faire quelque chose, nous devons créer. Alors chaque jour, à chaque instant, essayez de penser : Où se trouve la possibilité d’atteindre ce moment véritable ? C’est sûrement difficile mais nous devons le faire. Nous devons nous retrouver frais à chaque instant. La souffrance apparaît, dans l’instant suivant soyons à nouveau frais, alors la souffrance disparaît dans le monde du dharma. Mais l’instant suivant elle réapparaît, une nouvelle. Alors il faut avancer pas après pas. Si vous faites cela alors vous devenez humbles et majestueux. Tous les Bouddhas et les Patriarches ont avancé de cette façon. Il faut avoir confiance.

Lorsque vous avez une grande confiance, stable, de chaque jour, ceci est appelé la vie spirituelle. Alors chacun doit se concentrer, faire attention, être attentif, à faire constamment cet effort d’approcher et de pénétrer ce moment. Ce moment est juste l’activité en elle-même, une dynamique totale, aucune séparation n’apparaît, tout ce que vous avez à faire est d’être juste présent.

Pour cela zazen est une discipline efficace. Restez présents à chaque instant de zazen. Alors il y en a qui pensent à leurs trucs, comme ça le zazen passe plus rapidement, ou dorment inconsciemment, ça va plus vite aussi. Réalisez quand même que vous ne voulez pas que votre vie se passe plus rapidement sans que vous y fassiez attention. A quoi cela servirait-il ? Au CERN je viens de changer de bureau. Encore souvent sans faire attention je prends la route me menant à l’ancien bureau : mauvaise direction, cet instant m’a échappé, comme s’il ne faisait pas partie de ma vie. Mais justement pour être satisfait de son existence, il ne faut pas la manquer, les trous d’existence n’apportent aucune satisfaction profonde, mais ça arrive alors être attentif au moment d’après, le moment présent. L’existence spirituelle, totale disons, est beaucoup plus difficile que de croire que tout cela viendra en pratiquant zazen quelques fois dans la semaine, et encore si rien d’autre n’est pas plus pressant. Cette vie-là, spirituelle, provient du fond de l’existence qui vous habite, c’est avoir les pieds fortement ancrés au fond de l’océan, tout en nageant à la surface au milieu des vagues.

Il y a donc deux façons de manifester sa vie de tous les jours : la façon commune et celle du bodhisattva. Ouvrir sa vie, voir en face l’image réelle de sa vie. Vivre ce n’est pas la même chose que passer son temps à ceci ou cela. L’autre jour nous étions avec Marie au magasin des téléphones car elle avait pété le sien. Il y avait une affiche : nous n’avons plus d’iPhone 4. Tous les iPhone 4 avaient été vendus. Il y a une différence entre savoir quoi dire ou jouer avec un téléphone. Il y a une différence entre baser sa vie sur le fond de l’océan spirituel, ou la laisser ballotter au gré des vagues, pour un être humain.

Une fois un disciple demanda à son maître qui était un grand maître du sabre :
– Maître que faut-il faire pour apprendre l’art de l’épée ?
– Il faut de l’attention.
– Uniquement cela ? demanda le disciple.
– Non, il faut de l’attention ou de l’attention.
– Que cela ?
– Non, il faut de l’attention, de l’attention et de l’attention.

Dans la vie nous pouvons avoir souvent l’impression de marcher sur une route large, nous marchons en fait en ligne droite, mais aucun pas de côté n’a réellement d’importance, aussi nous n’y prêtons guère attention. Si nous marchions sur une route étroite entre deux précipices, nous passerions alors notre temps à faire attention à chaque pas, surtout au début. Et puis avec cette discipline peu à peu notre confiance deviendrait telle que sans peur nous marcherions tout droit quels que soient les alentours. Pratiquer, pratiquer et pratiquer, encore et encore.

Zazen 4

Il y a une différence fondamentale entre les deux façons de manifester sa vie de tous les jours : la façon commune et celle du bodhisattva. La façon commune est d’utiliser nos talents pour satisfaire nos propres désirs individuels, comme par exemple des petits bourgeois qui s’occupent uniquement de ce qu’ils possèdent. Les personnes qui recherchent une vie spirituelle vont dans la direction de vouloir sauver les êtres, et pas seulement de se satisfaire eux-mêmes. Il s’agit d’ouvrir sa vie. La vie spirituelle n’a pas de but particulier, comme dans le sport, la compétition, les professions, il s’agit juste d’ouvrir son cœur et de devenir intime avec la vérité. C’est très vague, il n’y a rien à montrer.

La pratique du zen est basée non seulement sur le fait de suivre la voie spirituelle d’activités justes chaque jour, d’être attentifs, mais sur l’union constante de la sagesse et de la compassion. Tout ce que nous disons sur l’attention prend son sens dans la vie du bodhisattva pour que celle-ci devienne claire et transparente pour qu’il puisse être libre de lui-même et ainsi aider les autres. Ceci ne doit jamais être oublié, la voie spirituelle ne peut se limiter à une forme de perfectionnisme de la sagesse. Celle-ci doit toujours aller main dans la main avec l’amour et la compassion.

Comment alors me direz-vous une voie spirituelle a-t-elle un pouvoir quelconque pour aider tous les êtres sensibles ? Si je pratique une voie spirituelle, sincèrement, comment cela a-t-il une influence ? Lorsque l’apparition de votre existence réelle apparaît dans le fonctionnement de votre vie de tous les jours et que vos actions journalières sont justes car elles manifestent la vérité, alors apparaît dans le temps et l’espace un bodhisattva. Cette forme réellement aide les gens. Les aider à retourner à la vacuité, à la source de leur vie. Ensuite les moyens d’action diffèrent selon les personnes. Il n’y a pas forcément de résultats immédiats, ce n’est pas comme placer son argent dans une banque off-shore pour en retirer des bénéfices tout de suite ou partager son pique-nique. La pratique spirituelle ne se mesure pas forcément en résultats, c’est une question d’être.

Le vœu du bodhisattva est d’avoir entièrement confiance en sa pratique spirituelle, dans le fait qu’il puisse changer le monde, mais pas forcément demain matin. C’est une dynamique de vie, voilà. Pour quoi ? Pour le bien, pour le bien de tous.

Lorsque vous pratiquez vous-mêmes une voie spirituelle, l’origine de cette énergie spirituelle et vitale imprègne tous les actes de votre vie, mais vous ne pouvez pas comprendre cela de façon objective parce que pour comprendre la vie spirituelle, il faut faire un avec elle. Ce n’est pas seulement de l’enseignement, de Bouddha ou de maîtres, c’est la vie. Jour après jour, instant après instant, en ne laissant aucune trace de vous-mêmes, prenez soin de votre propre pratique.

Dans le zen chacun s’adresse à lui-même, disait Etienne. La Voie, c’est votre vie, c’est à vous à la pratiquer, à vous à faire attention, à vous à faire grandir en vous la sagesse et la compassion, à vous à savoir comment vous pourriez dans cette vie-là sauver tous les êtres, ne demandez pas à quiconque ce que c’est que Bouddha, la réponse ne se trouve pas ailleurs que dans votre propre corps, votre propre cœur et votre propre esprit. Comme le vieux tenzo du Tenzo Kyokun, c’est à chacun à faire sécher ses champignons, pour tous les moines du monastère et dans l’esprit et le plus de possibilités pour tous les êtres. Il n’existe personne en dehors de vous qui puisse le faire.

Alors, ayez confiance en vous-mêmes, pratiquez encore et encore, grandissez dans la sagesse et la compassion pour l’humanité entière, renouvelez d’instant en instant le vœu de sauver tous les êtres, et faites pour le mieux comme un être humain semblable et de cœur avec tous. C’est la vie des bodhisattvas, la plus haute, celle qui de plus est la seule qui puisse réellement vous satisfaire au plus profond de vous-mêmes.

Donc, allez-y sans peur !

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