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La tuile et le miroir : éveil et conditions.

La rencontre entre Baso et Nangaku

La question de la tuile et du miroir fait allusion à la première rencontre entre Baso et Nangaku. Cette histoire est ultra connue dans le Chan mais la comprendre est plus subtile. En effet elle parle de la pratique et de l’éveil. L’éveil est-il séparé de la pratique ? Y a-t-il éveil sans pratique ? La pratique mène-t-elle forcément à l’éveil ? L’éveil dépend-il de conditions ou apparaît-il comme par miracle ?

Les koans n’ont pas de réponse définitive, ils doivent être compris par notre pratique, intégrés dans notre expérience et parfois changer notre vision. Ce petit exposé est destiné seulement à vous inciter à mener une réflexion sur votre chemin à l’intérieur du samsara et du nirvana, une réflexion sur votre esprit et ne prétend pas à résoudre entièrement la question.

Baso était assis en zazen quasiment jour et nuit. Nangaku en le voyant eut immédiatement l’intuition que Baso était un grand vaisseau du Dharma et décida d’aller lui parler. Il lui demanda :

  • En pratiquant la méditation assise, qu’aspires-tu à atteindre ?
  • Devenir Bouddha.

Nangaku prit alors une tuile, s’assit sur le rocher en face de lui et commença à frotter la tuile.

  • Que voulez-vous faire en polissant cette tuile ? demanda Baso.
  • Je la polis pour en faire un miroir, répondit Nangaku.

Alors Baso tout amusé lui dit :

  • Comment peux-tu espérer en faire un miroir en polissant cette tuile ? 
  • Si je ne peux pas faire un miroir en polissant une tuile, comment peux-tu espérer devenir un Bouddha en restant assis jour et nuit ?
  • Que dois-je faire ? demanda alors Baso
  • Dans ton étude de la méditation assise, aspires-tu à connaître le zazen, ou aspires-tu à imiter l’assise du Bouddha ? En ce qui concerne la première solution, le Zen ne relève ni de la position assise, ni de la position allongée. Si tu veux apprendre à être assis en Bouddha, sache que le Bouddha n’a aucune posture fixe, ni aucune caractéristiques déterminées. Au sein du Dharma de la non-demeure ne t’occupes ni d’obtention, ni d’attachement. Si tu t’assois en Bouddha, tu tues le Bouddha. Si tu t’attaches à la position assise, tu n’atteindras pas la vérité absolue, l’éveil complet.

Alors à partir de quelles perspectives pouvons-nous approcher la relation liant la pratique de zazen et l’éveil, car sans pratique pas d’éveil ? Notre but ultime est-il la pratique de zazen ou bien de nous éveiller totalement ? Voici quelques réflexions comme moyens habiles pour vous inciter à comprendre votre propre sentier.

Dans le bouddhisme ancien

Par bouddhisme ancien on entend le bouddhisme au temps du Bouddha. C’est bien avant l’apparition du bouddhisme mahayana et son enseignement sur le bodhisattva. Là nous sommes dans le monde des bhiksus et des maîtres de maison, laïcs. Il y a le monde monacal, la sangha des disciples de Bouddha, et le monde laïc, c’est le temps des arhats, le temps des moines se retirant seuls dans la forêt pour méditer. Les moines pratiquent la Voie enseignée par le Bouddha, l’enseignement unique disponible à cette époque, et les laïcs nourrissent et prennent soin des conditions matérielles des moines, car ceux-ci ne peuvent posséder que ce qui leur est offert.

Les arhats aspirent à l’éveil, c’est à dire à l’illumination définitive, complète, et permanente. Au cours de leur vie ils vivent de multiples illuminations passagères mais qui ne constituent pas l’extinction finale de tout désir et de tout attachement. Gautama Shakyamuni lui a réalisé cet éveil avec tous les êtres dit-il. Il est devenu le Bouddha, c’est à dire l’Eveillé, ce qui est un titre, son nom n’a pas changé mais il a dépassé – au-delà – le monde commun, est au-delà du samsara et réside dans le nirvana quoique pas tout à fait complet car il possède toujours son corps humain et enseigne à des êtres vivant.  A sa mort et la disparition de son corps viendra le nirvana complet, appelé le paranirvana, qui sera alors sa disparition finale ; il ne renaîtra plus dans les six mondes du samsara. Ceci est également l’objectif des arhats. Pour cela ils développent au cours de leur vie de multiples pratiques, et accumulent les actions de bien en évitant tout mal, tout cela destiné à libérer leur esprit et le rendre disponible au Dharma. Cela les conduit-ils forcément à devenir des Bouddhas pour eux-mêmes ? Leurs actions, comme polir la tuile, sont-elles alors la cause directe de leur éveil ?

Si vous plantez une graine dans la terre, cet acte n’est pas suffisant pour qu’elle devienne un grand arbre. En ce sens on peut dire que planter une graine n’est pas la cause directe et unique d’avoir à la fin un arbre. Si vous buvez trop, vous êtes saoul, le faire de boire est alors une cause directe. Si vous avez faim, vous mangez et vous n’avez plus faim, c’est automatique, une cause, une conséquence. Dans le cas d’une graine, il faut que bien d’autres conditions soient remplies pour qu’à la fin elle devienne un arbre. Ces conditions sont multiples : il faut de l’eau, du soleil, une température convenable, que la terre possède les éléments qui le feront grandir, que ce ne soit pas un désert mais une terre fertile ; pour qu’il donne des fruits il faut des abeilles pour poloniser les fleurs. Et toutes ces conditions doivent être remplies. S’il en manque une seule, la graine ne donnera pas un arbre. Il n’y a donc pas une seule cause qui aurait une conséquence automatique, mais de multiples conditions qui créent alors la possibilité que l’arbre grandisse. La possibilité est créée, seulement la possibilité, et non une conséquence automatique.

Il en va de même avec la pratique. Celle-ci n’est pas la cause de l’éveil et celui-ci n’est pas la conséquence directe de la pratique. Mais sans pratique, pas d’éveil. La pratique est donc une des conditions qui permettent l’apparition de l’éveil, mais seulement une condition parmi plusieurs conditions. Polir la tuile est une condition nécessaire pour que le miroir apparaisse, une condition parmi d’autres mais elle n’est pas suffisante. L’apparition du miroir n’est pas la conséquence immédiate d’une cause comme polir la tuile.

La quatrième vérité du Bouddha est l’enseignement habile sur l’Octuple Sentier. Les trois dimensions à pratiquer :

  • Sila. La discipline, l’éthique, le comportement, arrêter de perpétuer ce qui nous empêche de voir la réalité. Il s’agit donc d’une observation de soi, en paroles, en actes et en moyens d’existence, dans nos rapports avec autrui.
  • Bhavana (samadhi). C’est le développement, l’observation de soi par rapport à soi. Arrêter toute idée créant de la souffrance, l’empêcher d’apparaître et faire apparaître le positif. Il faut faire un choix qui demande efforts, présence d’esprit et recueillement.
  • Prajna. La motivation, tout est fait pour développer prajna, voir les choses correctement, c’est à dire non plus à partir des habitudes du samsara. Lorsqu’on a compris ce qui nous maintient dans le samsara, on peut alors développer une autre vision, celle d’un Bouddha. La motivation, la volonté peuvent apparaître.

A partir de là les choses dans notre vie vont se développer. Tout ce que nous pouvons faire est juste de créer les conditions de l’apparition de l’éveil. Tant qu’on n’a pas vécu l’éveil, on continue dans le samsara, on continue dans le monde du moi. Dans ce monde-là, il faut continuer à polir notre tuile.

Le sentier octuple est représenté par une roue à huit rayons. S’il manque un rayon la roue ne tourne pas. Il s’agit donc de pratiquer les huit actions justes, de les pratiquer toutes. Si on ne pratique pas ne serait-ce que l’une d’entre elle, la roue du Dharma reste coincée et l’apparition de l’éveil incommensurable impossible. Sans la pratique des huit rayons de l’octuple sentier, pas d’éveil. Mais la pratique de ces huit conditions justes ouvrant la porte de l’éveil n’est nullement la cause directe et obligatoire de l’apparition de l’éveil.

L’éveil apparaît mais si vous lui courez après, si vous vous attachez au désir de l’obtention de l’éveil, alors c’est impossible. Si vous restez attachés à l’assise en elle-même, ou si vous restez obsédés de devenir Bouddha, vous ne le deviendrez jamais. Il faut laisser les choses se faire, tout en continuant nos bonnes pratiques destinées à remplacer la soif, le désir, l’attachement par l’apaisement de l’esprit, de remplacer l’ignorance par la sagesse, abandonner l’idée que l’on se fait de soi et nos habitudes ancrées dans le samsara, abandonner l’avidité. Avec déjà tout ça, cela représente un travail énorme, changer son esprit, accepter de changer sa vie, sinon on reste piégé dans le samsara, piégé dans notre esprit égocentriste et jamais nous ne deviendrons des êtres éveillés.

Ceci est donc dans la vision du bouddhisme ancien, ou l’éveil est l’illumination et l’extinction définitive des passions. C’est le but des arhats, aussi toutes les pratiques sont très serrées, les préceptes très austères, il s’agit de vraiment polir sa tuile de façon approfondie, sinon pas d’éveil, rien n’apparaît. Mais le seul fait de polir sa tuile ne suffit pas à ce que l’éveil apparaisse.

Dans le bouddhisme Mahayana

Le bouddhisme mahayana est apparu au début de notre ère, il est donc bien postérieur au bouddhisme ancien d’Inde. Il ne se situe pas dans une contradiction du bouddhisme originel mais plutôt dans une extension de celui-ci. Par exemple la théorie de la relativité d’Einstein est une extension de la théorie newtonienne de la gravitation mais n’entre nullement en contradiction avec elle.

Dans le mahayana, l’éveil, l’extinction, n’est plus considéré comme un état permanent et statique mais comme un état dynamique. En ce sens il ne s’agit plus de l’abandon total du samsara au profit du seul nirvana, celui-ci étant sans retour et définitif. Le bodhisattva ne s’échappe plus totalement dans le nirvana, mais continue ses pratiques au sein du samsara dans le but d’aider tous les êtres. Il ne peut l’abandonner totalement que quand tous les êtres auront réalisé leur libération et leur nature de Bouddha. Mais il n’est plus attaché ni au moi, ni aux phénomènes. Il a donc un pied dans le nirvana et un pied dans le samsara, au point où ne s’attachant ni à l’un ni à l’autre, il ne fait plus de différence entre les deux. Il trouve le nirvana à l’intérieur du samsara, tout autant que pour lui le nirvana n’est pas un état figé.

Comment un bodhisattva peut-il voir alors la question de la tuile et du miroir ? D’abord il n’y a pas de contradiction avec la vision du bouddhisme originel. Quand les conditions sont réunies alors l’éveil peut surgir. Les conditions sont très multiples au point où il n’est pas évident de les maîtriser toutes, les divagations de notre esprit, notre façon de voir la vie selon les phénomènes que nous affrontons. De plus ces conditions changent constamment, et nous-mêmes aussi changeons constamment, comme une nouvelle naissance à chaque respiration. Il n’y a pas une situation fixe où le pratiquant polit sa tuile et une autre, fixe également où il se fond dans l’éveil. Tout fait partie d’une dynamique constamment en mouvement. Néanmoins pratiques et éveil sont des processus réels dans le cours des jours. Le bodhisattva ne s’y attache alors pas, car son vœu primordial est de sauver tous les êtres alors même qu’il sait bien qu’il n’y a personne, aucune identité propre à sauver de quoi que ce soit.

Les bonnes pratiques sont toujours les bonnes pratiques, il n’y en a aucune à négliger pour que les conditions soient remplies. Elles ne sont pas pratiquées dans le but d’atteindre l’éveil, ce qui aurait pour conséquence de nous en éloigner, mais simplement en elles-mêmes, comme faire le bien est juste faire le bien, boire le thé est juste boire le thé, et pratiquer zazen l’est sans but recherché.

Donc le bodhisattva ne polit pas sa tuile dans le but d’atteindre l’éveil. Il ne pratique pas pour devenir Bouddha. Faire le vœu de devenir un être éveillé ou un Bouddha pour aider vraiment tout le monde n’est pas la même chose que de pratiquer dans le but affirmé de le devenir. On peut dire : « Je fais le vœu de devenir Bouddha et donc je fais pour le mieux pour créer les conditions qui permettront que cela arrive, pour que la vision du Dharma naisse en moi, c’est ce que j’espère vraiment, c’est mon voeu. Et sur le plan humain cela me rendra plus ouvert à toute l’humanité.»

Dogen disait : « Si vous creusez un étang ne le faites pas dans le but que la lune s’y reflète. Creusez-le et de toute façon la lune s’y reflètera. » Par translation : « Si vous polissez votre tuile, ne le faites pas dans le but d’atteindre l’éveil. Polissez votre tuile et de toutes façons l’éveil surgira. »

A la fin c’est un koan. La tuile n’est pas le miroir et le miroir n’est pas la tuile. Mais aussi aucune séparation entre polir la tuile et le miroir. On va le voir avec Dogen. Soulignons que l’important n’est pas seulement les textes ; la vision du bouddhisme ancien, du mahayana ou de Dogen, aussi percutante soient-elles ne peuvent remplacer votre expérience propre. Celle-ci couvre le fait inaliénable que c’est à vous à réaliser les conditions favorables, et toutes, sans en manquer une seule, toutes les conditions favorisant le réalisation de l’éveil originel, non pas personnel, mais originel.

Pratique et éveil chez Dogen, et dans le zen soto

Ecoutons Dogen. Il dit dans le Eihei Koroku : «Le vrai Dharma qui a été transmis authentiquement de personne à personne à travers les bouddhas et les patriarches s’incarne dans l’action de s’asseoir, cad zazen. »

Dans le Bendowa, il parle de la transmission: « Pour les Bouddhas et les Patriarches, qui ont tous reçu le suprême Dharma face à face et réalisé l’éveil parfait, il y a une méthode merveilleuse, sublime et dénuée de toute intentionnalité. À travers cette seule méthode est transmis le Dharma de Bouddha à Bouddha. C’est la pratique du samadhi et pour cela zazen est la porte d’entrée principale. Ce Dharma est présent en chacun, mais si on ne le pratique pas, il ne se manifeste pas, et si on n’en fait pas l’expérience, il ne peut être réalisé. » Car l’éveil n’a rien de personnel et n’est pas l’attribut de quelqu’un. Il s’agit de l’éveil originel.

Dogen pratiquait zazen de tout son être, louait ses mérites et recommandait à tous de le pratiquer, voyant dans zazen la réalisation et l’accomplissement libre de toute intention du Dharma du Bouddha. C’est-à-dire qu’on ne cherche pas à obtenir l’éveil à travers zazen. Pour Dogen, pratique et réalisation sont identité, c’est la spécificité du zen soto amené par Dogen.

Dans le Bendowa il affirme : « Considérer que la pratique et l’éveil  ne sont pas une seule et même chose est une opinion des gens hors la Voie. Selon le Dharma du Bouddha, la pratique et l’éveil ne font qu’un. Puisque, en ce moment même, la pratique est au sein de l’éveil, la pratique englobe la totalité de l’éveil originel C’est pourquoi on enseigne à ne pas attendre l’éveil en dehors de la pratique. »

Puisque la pratique est en soi éveil, l’éveil perd sa notion de but final, ce qui était très important dans le monde des arhats. Puisque l’éveil est inhérent à la pratique, la pratique n’est pas un commencement et l’éveil n’est pas considéré comme un but de la pratique.  Zazen est l’action d’un Bouddha, s’asseoir sans intentions est en soi manifester notre nature originelle de Bouddha. L’éveil originel est donc une condition pour que zazen soit vraiment zazen, sinon cela reste une méditation destinée au bien-être seulement. Si on oublie la pratique, l’éveil surgit et si on oublie toute notion d’éveil la pratique se réalise.

Alors ?

Il ne faut ni se perdre ni s’attacher aux visions des bouddhismes ou de Dogen, mais de revenir à sa propre pratique, sa compréhension, sa propre étude et en maîtriser nous-mêmes les conditions. Quant à l’éveil il apparaîtra de lui-même, comme le reflet de la lune dans l’étang que vous aurez creusé. Mais bien évidemment si vous ne creusez pas l’étang, jamais la lune ne viendra s’y refléter. Et si vous creusez l’étang uniquement quand cela vous plait, de temps en temps, quand vous n’avez rien d’autre à faire, cela mettra un temps infini. Creuser l’étang est simplement une condition, et non pas la cause, du reflet possible de la lune. Encore faut-il que l’eau soit claire, à vous de la clarifier, ou qu’il n’y ait pas de nuages, à vous aussi de les labourer, que personne ne patauge dedans quand la lune se découvre. Maintenant à cet instant si vous êtes occupés ailleurs par vos activités mondaines, vous ne verrez rien non plus.

Il faut que toutes les conditions soient réalisées, pas seulement quelques-unes à notre convenance.

La Voie du Bouddha, la Voie de l’Eveil à la réalité et donc du bonheur ne peut être usurpée facilement : il faut une grande détermination et s’y dédier de tout son cœur, de tout son esprit, avec son corps également. Sans fin, car tout étant en constante mutation, en changement, au gré de phénomènes mentaux et extérieurs virevoltants, il nous faut constamment recommencer notre marche héroïque vers la vision éclairée de tous les Bouddhas, de tous les Patriarches, et de nous-mêmes, ceci tant que nous n’avons pas rejoint l’éveil originel, notre nature réelle et originelle de Bouddha vivant.

Bibliographie:
“Les maîtres Zen”, par Jacques Brosse, Eds Albin Michel, Spiritualités vivantes, ISBN
2-226-12228-1
« L’univers du Zen », par Jacques Brosse, Eds Albin Michel, ISBN 2-226-14292-4
« The golden age of Zen », Image Books Dobleday, ISBN 0-38547993-X
« L’éveil originel chez Maître Dogen », par Katia Kôren Robel, https://www.zenazi.
org/fr/book/l’éveil-originel-chez-maître-dôgen-katia-kôren-robel

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