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Grand sage, petit sage.

Un poème taoïste dit : Le grand sage vit dans la rue, le petit sage entre dans la montagne.

Je crois que lors d’une journée de zazen comme celle-ci, propice à une intimité intérieure bien calme, dans un petit dojo, on pourrait quasiment dire entre nous, il s’agit que tout le monde se rende bien compte par lui-même pourquoi il est venu, et retrouve ce grand désir de réalisation de bonheur simplement satisfait et ce sentiment de liberté ouverte et sans limite. Aussi laissez derrière vous vos pensées récurrentes, votre agitation, vos préoccupations et plongez sans retenue, laissez-vous aller au satori, soyez tout bonnement assis. Abandonner votre manteau de roi ou vos guenilles de mendiant, a dit Etienne.

Pendant cette journée où vous n’avez rien d’autre à faire que zazen, ça change, alors soyez attentifs à tout ce que vous faites, attentifs à votre respiration qui vous aère l’esprit, à la posture belle et noble de votre corps qui embellit et anoblit votre esprit, à vos mains comme une grande cuillère qui ouvrent votre esprit à l’accueil, à l’amour et à la compassion de tous, ainsi qu’à votre ventre, vos épaules, calmes, tranquilles, qui chassent toute peur de votre esprit. Le langage du corps devient celui de l’esprit, ils se lient dans une seule et même intimité. Alors détachés de tout lien vous pouvez sans être dérangés vous regarder dans votre propre miroir et vous voir de l’intérieur.

Vous entrez dans la montagne, vous êtes un petit sage, pour une journée c’est très bien.

Mais peut-être n’êtes-vous pas venus uniquement pour cela, mais parce que vous désirez trouver cette liberté dans votre vie elle-même, avec les autres êtres humains, tenir dans vos mains la réponse qui n’existe pas à cette question : pourquoi ? Comment puis-je créer et protéger en moi la confiance que j’ai dans le sens de ma vie ? Comment puis-je réaliser le sens de ma vie, m’éveiller à moi-même et au monde qui m’entoure, sans être limité par mes propres émotions négatives ou mon égoïsme. Voir la vie et la mort, sans peur.

C’est juste comme ça, la vie et la mort sont exactement la vie sacrée des Bouddhas, la vie libre des bodhisattvas. Tous les jours. Nous devons devenir éveillés et attentifs tous les jours, 24 heures sur 24, car si notre esprit éveillé pendant zazen, dans le calme de la montagne, ne se transporte pas également dans nos vies, alors de qui nous moquons-nous ? Que faisons-nous ici alors ? Nous sommes ici pour obtenir un éveil panoramique, la sagesse au-delà qui nous accompagnera tous les jours, sera bénéfique à la fois pour nous-même et élèvera l’humanité vers le bonheur. Ainsi le grand sage, le bodhisattva, vit dans la rue, dans le monde. Il quitte sa montagne pour plonger dans la vallée et aider tous les êtres qu’il rencontre, là est la source vive de sa liberté. Réaliser la voie du bodhisattva tous les jours, voilà la grande voie ouverte à chacun. La vallée est la montagne, chaque jour est la Voie, le samsara est le nirvana, voilà le miracle.

Donc, le grand sage vit dans la rue, il est la montagne de tous les êtres.

C’est très simple à comprendre intuitivement si vous remarquez l’évidence, le chemin qui monte sur la montagne, le chemin du satori, est le même que le chemin qui descend de la montagne, le chemin de la compassion. La Voie du nirvana, celle de l’extinction des passions nocives, de l’ego renfermé, des expédients salvifiques, est la même que celle du samsara, le chemin du monde de l’endurance, de la vie et de la mort aussi. Bien sûr alors vous pouvez vous dire, ça m’est égal je n’ai pas besoin de prendre un aller et retour, je prends juste un aller pour le nirvana, un billet aller pour le satori et c’est bon. Beaucoup de personnes croient que le zen c’est ça : un billet aller pour l’ambiance cool, le monde heureux, sans angoisses. Au pire la voie la plus égoïste laissant l’humanité derrière soi, au mieux la voie du petit véhicule, celle de l’arhat, celle du petit sage qui reste tout heureux, béat sur sa montagne.

Le zen n’est pas cette voie là, le chemin du bodhisattva n’est pas celui-là. Il ne s’agit pas en fait d’un aller et retour, ni même d’aller quelque part, mais de vivre et de réaliser la voie du bodhisattva où nous sommes, pas ailleurs, et maintenant, pas plus tard, en transformant chaque acte de notre vie en un acte de Bouddha. Agir comme un bodhisattva, comme un Bouddha dans chaque chose, avec attention, compassion, liberté. Réaliser cela en toutes choses est une vraie transformation de sa vie, tout est alors nouveau, tout est alors inventif comme un jeu dont les règles sont infinies et inventées au fur et à mesure. C’est une grande liberté, vivre à chaque instant renouvelé est une grande liberté, ainsi le bodhisattva marche et vit une liberté constamment renouvelée, dynamique, changeante, intéressante et amusante, sa propre liberté, et non une liberté définie par rapport à la disparition de contraintes. Il est alors entièrement disponible pour être la montagne de tous les êtres. Et bien sûr il est où ils se trouvent, dans la rue, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours, dans le monde des phénomènes, tout en étant un Bouddha à l’intérieur de lui-même. Tout en étant un compagnon du zazen sur la grande montagne, ami de sa confiance, de son courage et de sa foi. Il ne pratique plus zazen pour obtenir quelque chose pour lui-même mais pour augmenter la conscience du bien dans l’humanité, naturellement et simplement.

Il y a une histoire d’un laïc. Je prends exprès un laïc, car pour les moines traditionnels des temps passés ou les curés d’aujourd’hui, nous sommes tous en fait pour eux des laïcs. Le grand bodhisattva Vimalakirti était lui-même un laïc. On peut très bien être un grand bodhisattva dans sa vie et être un laïc, du moins je le pense et ça me va très bien.

Il s’agit de Pang le laïc, qui vécut en Chine au 8ème siècle. Un jour il était assis dans sa chaumière, à méditer, à composer de la poésie et à s’adonner à des rêveries typiquement chinoises, et tout à coup exaspéré il déclara : « Que c’est difficile ! Etudier est aussi difficile que faire sécher les fibres de cinq tonnes de chanvre en les étendant au soleil ! ». Sa femme lui répondit : « Facile, facile. C’est aussi facile que de toucher le sol de ses pieds quand on sort du lit ». Alors leur fille leur dit : « Etudier n’est ni difficile ni facile. Quand j’ai faim je mange. Quand je suis fatiguée, je me repose ».

Et puis un jour, Pang décida un pas décisif dans sa vie. Il fit donation de sa maison à un temple, jeta toutes ses affaires dans la rivière. Bon on ne sait pas si sa femme et sa fille apprécièrent beaucoup sa libération de l’asservissement matériel, mais il semble que sa fille l’aida dans sa nouvelle vie errante. Dans ses voyages, il connut les figures les plus importantes du Chan en Chine. Il finit par rencontrer Shitou et suivit son enseignement en temps que laïc.

Un jour Shitou lui demanda :- Dis-moi comment as-tu pratiqué le Chan depuis que tu es arrivé sur cette montagne ?
Pang eut un mouvement de recul en disant :
– Il n’y a vraiment rien que les mots puissent révéler sur ma vie quotidienne.
– C’est précisément parce que je sais cela que je te pose la question aujourd’hui.
Alors Pang fut si ému qu’il composa ce poème :

Mes activités quotidiennes n’ont rien d’extraordinaire
Je suis simplement et naturellement en harmonie avec elles
Ne saisissant rien, ne rejetant rien
Nulle part je ne rencontre entrave ou conflit
Mon pouvoir surnaturel est une activité merveilleuse :
Aller chercher de l’eau et porter du bois.

Quoi que l’on fasse cela est semblable à chercher de l’eau et porter du bois, c’est l’esprit du zen tourné vers la vie de tous les jours. Lorsque Shitou, reconnaissant l’éveil de Pang, lui demanda s’il voulait rester dans son monastère, Pang aurait répondu : « Je ferai ce qui me plaira ». Par la suite il reprit ses voyages, rencontra Mazu pendant deux ans, puis le quitta en déclarant que la famille des êtres était la source de sa force.
Le grand sage vit dans la rue et chaque jour dans la vie d’un bodhisattva il y a un miracle.

La plupart des gens pensent que la vie religieuse doit être différente de la vie de tous les jours, qu’elle doit être plus sacrée, ou supérieure à la vie quotidienne. Mais la vie du bodhisattva n’est rien d’autre que notre vie de tous les jours. Sans la vie de tous les jours, nous ne pourrions pas être des bodhisattvas, il n’y aurait pas de bouddhisme, pas de zen. Alors bien sûr les gens pensent : « Ah bon ! Alors c’est la même chose, je ne vois pas pourquoi dans ce cas je devrais me casser à vivre une vie spirituelle ! » Et ils continuent à râler lorsqu’ils vont chercher de l’eau ou vont porter du bois, au lieu de voir que c’est merveilleux et qu’ils sont libres à chaque moment, chaque jour. Changer son esprit. Faire justement de la vie de tous les jours, la vie d’un Bouddha, trouver le diamant déposé dans la doublure de notre veste pendant la nuit par l’homme riche et réaliser que nous sommes des bodhisattvas et agir ainsi.

Donc ne cherchez pas Bouddha en dehors de votre vie. Personne ne peut saisir ce que c’est réellement sa vie et sa mort juste en réfléchissant intellectuellement. La signification de notre vie, la signification de Bouddha est contenue dans notre vie de tous les jours elle-même, dans chaque instant que nous vivons. A condition d’être attentif à ce que nous vivons, sans perdre constamment notre temps à regretter le temps passé, à appréhender l’avenir, ou à laisser les moments s’écouler passivement. Chacun peut s’éveiller à cela, il n’y a rien de vraiment spécial, juste être vraiment là où nous sommes. Dans le chapitre Shoji, la vie et la mort, Dogen rappelle : « Il y a une façon très simple de devenir Bouddha. Ne pas commettre le mal, ne pas s’attacher ni à la vie, ni à la mort, montrer une compassion sincère et profonde pour tous les êtres vivants, être libre d’esprit sans détester dix mille choses et sans les désirer, l’esprit sans penser et sans chagrin : ceci est appelé Bouddha. Ne recherchez rien d’autre ».

Et alors zazen dans tout ça ? Me direz-vous. Eno, le sixième patriarche, n’avait fait que piler du riz à la cuisine, c’est ce que l’histoire raconte. Mais il devint un moine par la suite, concrétisant l’appel de la Voie, ce qui est très important dans la continuité de la pratique du zen. Pour être capable de vivre dans l’instant, il faut abandonner beaucoup certaines choses, entre autres choses la peur par exemple, il faut être capable de faire abstraction de son ego, pour être libre et disponible également. Car ce qui limite la liberté – qui est une chose complètement naturelle, car en fait ce sont les prisonniers qui parlent de liberté mais si vous êtes libres, pour vous la liberté a disparu, il n’y a que la vie du moment – est bien notre ego, ce que nous rejetons car nous ne voulons pas le vivre, ce que nous voulons posséder car nous voulons le vivre, et de plus ne pas vouloir mourir. En zazen chacun peut abandonner tout cela naturellement. Le grand sage pratique cela tous les jours dans ce qu’il fait, disponible alors pour le bien et la joie de tous. Avec la pratique de zazen, nous pratiquons Bouddha et petit à petit nous devenons de grands sages, pratiquant la voie du bodhisattva tous les jours, pour le bien et la joie de tous. Nous pratiquons à partir de Bouddha et à partir de cela nous changeons notre vision de notre vie et de notre monde.

Le grand sage vit dans la rue, il est la montagne de tous les êtres. Nul besoin de se retrancher dans la montagne, nul besoin de se cacher sous quoi que ce soit, même pas sous un kolomo ou un kimono, au contraire accueillir tous les êtres, les aider à s’ouvrir à cet éveil, les aider à réaliser qu’ils le possèdent bien sûr déjà, et avec compassion les accompagner au départ sur la Voie, leur vie.

Souvent on parle de chercher la Voie, mais si vous êtes venus aujourd’hui acceptez dans votre esprit que vous avez été appelés par la Voie. Chacun d’entre nous vit tous les jours dans le monde, avec le travail, les autres, nous rencontrons chaque jour beaucoup de gens. Touchés par la posture de zazen, par le désir vital de mener une vie spirituelle, seule apte à satisfaire nos besoins les plus profonds, nous pouvons alors également accepter d’être appelés par la réalisation de la Voie, du bodhisattva, dans notre vie de tous les jours. Là se trouve notre équilibre, l’extinction de nos contradictions, la paix avec nous-même et le champ libre pour nos actions, qui naturellement avec notre pratique seront bénéfiques pour tous y compris pour nous-même.

Par cette union de notre vie de tous les jours et de la pratique de zazen, l’enseignement de nous-même à nous-même trouvera un terrain propice et sans aucun doute nous deviendrons de grands sages, possédant à la fois tous les phénomènes et la Voie de Bouddha, aptes à aider tous les êtres que nous rencontrerons, sans retenue. C’est le bodhisattva des temps modernes, alliant en lui-même le monde d’aujourd’hui et l’enseignement de tous les Bouddhas, de tous les patriarches et de tous les maîtres, apte à agir pour le bien, maintenant.

Aussi je crois fermement que cela vaut la peine de continuer, encore et encore, jusqu’à la réalisation complète de notre être humain, sans laquelle les générations futures risquent de voir les nuages noirs s’amonceler sur l’humanité. Persévérez donc sans relâche, avec courage, avec foi et laisser vous guider par l’esprit du bodhisattva tous les jours.

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