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Exotérisme et Esotérisme

Quelques conseils ou enseignements pour cette sesshin d’été. Il y a toujours un enseignement dit exotérique, la question de l’enseignement exprimable, les règles, l’enseignement sur la posture, et il y a aussi un enseignement ésotérique non exprimable, intérieur. Par exemple on peut dire : une sesshin nous sommes tous réunis, on pratique ensemble. On peut également dire : chacun est assis en Bouddha parmi les Bouddhas.

Alors sur le plan relatif pendant l’organisation du samu, lorsqu’on distribue les choses à faire, vous ne parlez pas entre vous. Ensuite ne regardez pas les autres s’ils lèvent la main ou non, ne cherchez pas à vous réfugier mais au contraire sortez-vous en immédiatement par le satori et jetez-vous dedans en levant la main. C’est beaucoup plus facile sinon les questions apparaissent, des fois un certain mal à l’aise. Il vaut mieux y aller tout de suite. Aussi à la fois concentrez-vous non pas sur votre moi, mais sur ce que vous avez à faire. C’est à dire que dans cette sesshin je voudrais que chacun se sente lui-même responsable de toute cette sesshin. Il n’y a pas de visiteurs. On dit souvent suivre, suivre … , que chacun se sente responsable et d’une certaine façon maître de cette sesshin et donc doit faire ce qu’il doit faire. Mais pas seulement.

Il faut aussi qu’il aie le regard ouvert et ne s’en tienne pas uniquement à la boîte de ses propres responsabilités mais voie également tout ce qu’il y a à l’extérieur de la boîte et donc voie tout. Dans le dojo bien entendu, l’inspiration, l’expiration, et la vigilance. Ne vous laissez pas aller au ronron, à la routine sinon vous ne voyez plus véritablement le point central du zazen que vous pratiquez dans votre vie.

Il y a aussi l’enseignement ésotérique, le Dharmakaya. Et donc là c’est plus de l’enseignement de soi-même à soi-même. Il ne s’agit pas seulement de regarder à l’extérieur tout ce qu’il faut faire mais vivre toute cette sesshin à l’intérieur, sentir votre présence à l’intérieur, présence de la pratique, présence du corps, de l’esprit, toujours disons neuf. Tout ceci peut paraître simple mais cela fait beaucoup de choses à considérer. Souvent quand on a des responsabilités d’une chose ou d’une autre, dans le zen, si on ne voit que ça on risque de s’épuiser. Il faut donc comprendre que dans tout cet enseignement-là il faut revenir à sa propre pratique, revenir à soi-même, s’enseigner soi-même, non dans un mouvement égoïste mais dans l’enseignement absolu.

Dans toute cette semaine il n’y a aucun temps à perdre, tout est interdépendant, le zazen, le samu, dormir, y compris des fois l’apéritif, garder cette balance interne : tout ce qu’il faut faire à l’extérieur et le Bouddha à l’intérieur. Il ne faut pas l’oublier car sinon il est difficile de savoir ce qu’on fait vraiment ici. Donc la sesshin contient à la fois les zazens, et ce qu’il y a autour, c’est un tout, une tranche de vie. A l’intérieur comme à l’extérieur, il faut vivre cette tranche de vie complètement. C’est l’occasion. Il faut donc rentrer dedans complètement, ne pas fuir ni se cacher, mais que chacun se sente responsable de toute cette sesshin. Et en même temps à l’intérieur aussi abandonner ça, aller au-delà de ces deux pôles.

Après son expérience d’éveil, Bouddha a passé sa vie à enseigner. C’est justement la caractéristique d’un bouddha, il enseigne. Et donc il a beaucoup parlé. D’un autre côté devant toute l’assemblée des bhiksus lorsque Bouddha a fait tourner une fleur dans sa main et que Mahakashyapa a souri rien n’a été dit, et pourtant on ne peut pas dire que rien ne se soit passé. A partir de cette rencontre on dit également que l’enseignement du zen est au-delà des écritures. Bien sûr au début ce fut une tradition orale, il n’y avait pas de Mac, d’imprimante, et donc tout l’enseignement était oral. Mais en même temps il y avait les présences entre Bouddha et ses amis. On peut donc voir qu’il y a en fait deux enseignements, deux dimensions : à la fois la dimension relative et la dimension absolue.

Si on désire pénétrer le cœur de la pratique, on peut dire aussi l’âme de tout ce que l’on vit, il faut voir clairement et vivre ces deux dimensions. On peut appeler la dimension relative la dimension exotérique et il y a aussi la dimension ésotérique. Alors exo- est vers l’extérieur, comme les exo planètes en dehors du système solaire et eso- c’est lorsque tout est vu à l’intérieur de soi-même. Alors bien sûr ésotérique dans le bouddhisme shingon cela a des aspects très, très ésotériques : il y a à la fois les sutras qui sont vus comme des mantras, qui sont récités en pratiquant des mudra, et tous les mandalas. Par rapport à cela le zen est très simple. On parle d’exotérisme lorsqu’on tourne son regard vers l’extérieur et ésotérisme est lorsqu’on tire un enseignement qu’on voit à l’intérieur.

L’enseignement relatif est destiné aussi bien à soi-même qu’aux autres et tout l’enseignement de Bouddha était destiné essentiellement à aider les gens, les aider à abandonner leurs attachements. Lorsque l’on lit l’enseignement de Bouddha, il faut toujours se rappeler qu’il a enseigné pour aider les gens à abandonner leurs attachements. Alors qu’est-ce qui fait partie de l’enseignement relatif ou exotérique ? Il s’agit de comprendre quels sont les aspects relatifs dans l’enseignement et quel est l’enseignement absolu. C’est à dire un peu comme : « Il ne faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. » Dans tout enseignement, dans toute vision, dans le zen il faut à la fois voir le côté absolu et le côté relatif. C’est une grande richesse d’esprit de pouvoir dans l’instant voir à la fois le côté relatif, qui peut changer, qui dépend des causes et des conditions, de la culture, de l’histoire qui s’est développée dans le zen, une tradition japonaise, impériale, chinoise en remontant, taoïste, confucéenne, tout l’aspect de l’enseignement qui a changé au cours de l’histoire et qui est donc relatif et forme la tradition que nous suivons et respectons tout en sachant que l’enseignement absolu est au-delà des écritures, et des phénomènes.

Par exemple les explications sur la posture, les règles, les préceptes précis, tout ce qui est du domaine du Vinaya, les innombrables préceptes pour les moines de la tradition hinayana, tout cela fait partie de la dimension relative, la dimension dans laquelle il y a des objets, où le corps est vu comme un objet. La dimension ésotérique quant à elle est la dimension du sujet. Tout est vu à l’intérieur de soi-même et non pas comme des choses extérieures. C’est à dire que la Voie des Bouddhas n’est pas un chemin extérieur à suivre, un ensemble de pratiques à faire, un ensemble de règles auxquelles il faut se soumettre mais une voie de vie et de connaissance intérieure et inexprimable. Dans cette dimension-là l’enseignement ne reste pas au-niveau de quelqu’un d’autre, de ses mots, il s’agit de la résonnance et de l’influence intérieure qu’elle a sur notre pratique et sur notre vie.

C’est à dire que à un plat de nouilles, objet extérieur, correspondrait tout le processus interne de digestion. En ce sens je disais : ne regardez pas la pratique des autres mais continuez votre pratique à vous. Par exemple on peut enseigner par les mots, les écritures la Voie vers l’éveil, c’est la partie exotérique, mais on ne peut pas enseigner l’éveil lui-même qui est expérience de soi-même et du monde. C’est la partie ésotérique.

Si vous reprenez l’épisode de la fleur avec Bouddha, si vous enlevez la partie ésotérique, la partie inexprimable, magique, le truc de la fleur ne veut strictement rien dire, vous pouvez écrire tout un sutra : « Il a fait tourner une fleur entre ses doigts, que personne n’a rigolé, que Mahakashyapa a souri, etc » mais comment allez-vous décrire le regard échangé. Comment parler de toucher l’âme d’une personne ? Donc dans la transmission il y a toute cette partie ésotérique. Ce qui est à mon avis essentiel c’est de bien voir dans tout enseignement du zen et de sa pratique ce qui est relatif et ce qui est absolu.

Si vous n’avez que le relatif, vous pouvez faire de la méditation pleine conscience mais ce que nous pratiquons, le zazen, contient également cette dimension intérieure absolue, ésotérique, magique, l’enseignement du Dharma : vous pouvez pas toucher. Cette conscience-là, que vous pouvez aussi appeler corps-esprit, est justement ce qui donne sens et vie aux mots, aux écritures et à toute compréhension éveillée de nous-mêmes comme participants du Dharma. C’est comprendre la Voie par le corps-esprit, pas seulement par l’esprit.

Dans le bouddhisme magique, comme le shingon, l’enseignement ésotérique va passer par les mantras, les mudra, les mandalas. Dans le zazen on peut dire que l’illumination silencieuse du zazen, par cette conscience hishiryo du corps-esprit, sans paroles, sans écritures, très intérieure, révèle de façon inaudible le Dharmakaya. Sur le plan exotérique on explique la posture et tout ce qu’on peut mais la profondeur de l’illumination silencieuse, l’éveil, fait partie du monde sans paroles. Dans un enseignement il y a l’enseignement du Dharma, ultime, et l’enseignement des préceptes, qui est un enseignement précis, pratique, comme l’enseignement des six paramitas : si vous ne vous mettez pas en colère, si vous faites preuve de patience, si vous pratiquez le don, vous vous débrouillez pour pratiquer ce qu’on appelle la sagesse, tout cela si vous le pratiquez très sincèrement est toujours le chemin de l’éveil. Cela va vous aider à approcher, parce que cela va mettre votre âme en paix, vous allez vous sentir dans le droit chemin, vous ne serez pas gêné par les souillures, cela permet à l’enseignement inaudible d’apparaître.

Si en zazen vous tournez vos pensées, vous êtes dans le monde exotérique de l’observation des pensées, du corps, c’est bien mais la posture tranquille, immobile du corps-esprit elle fait partie du monde de bouddhas.

Les vœux du bodhisattva ne sont plus généraux, ni plus flous, et aussi un côté ésotérique apparaît. Le premier vœu qui est de sauver tous les êtres, si vous le prenez au sens littéral, est impossible à réaliser. Connaître tous les dharmas, tous les phénomènes de la vie, dans une seule vie courte comme la notre, il nous faudrait un temps infini, devenir Bouddha également, et abandonner tous nos attachements, si vous le prenez au pied de la lettre, vous allez mourir. Il s’agit là d’avoir une compréhension intérieure de compassion pour tous, de sauter dans les phénomènes, dans les dharmas de la vie sans avoir peur et de comprendre soi-même comment se libérer de tout ce qui nous dérange en nous-mêmes, comment comprendre notre partie d’ombre pour l’éclairer un peu, la connaître, vivre avec, sans l’éradiquer complètement sinon nous ne serions plus humains. Les vœux du bodhisattva ne sont pas des préceptes stricts, c’est intérieur, des vœux de comment mener sa vie, quelle vision de la vie nous avons. Si on ne s’en tient qu’aux préceptes, on va devenir dogmatique. Par exemple la réalité ultime de sauver tous les êtres est un vœu. Un vœu c’est un désir, une énergie vivante qui dirige la direction que l’on prend. Et l’illumination silencieuse de zazen est en elle-même l’éveil.

On peut dire, oui, l’éveil c’est ésotérique parce que comment allez-vous créer cela. Nous n’avons pas de langage pour l’exprimer. Il reste une partie de mystère dans l’illumination silencieuse car les objets disparaissent. Il ne reste que le sujet et dans l’instant il vit. Il ne faut pas s’attacher aux recettes. C’est un bon mode de vie de suivre les préceptes hinayana, sila. C’est lié à l’enseignement inaudible du Dharma. On peut dire ce n’est pas la même dimension, ou on peut dire c’est la même dimension. La liberté d’esprit est de comprendre les deux et de se laisser soi-même ouvert aussi bien à faire attention aux règles de vie qu’être entièrement disponible et abandonné pour que puisse se manifester cet enseignement inaudible du corps-esprit.

Sur les aspects extérieurs et intérieurs de notre pratique.

Par exemple si on pose la question : pouvez-vous véritablement exprimer la différence qu’il y a entre une sonate pour piano de Brahms et des gammes ? A la base ce sont toutes les mêmes notes. Ainsi l’enseignement de Bouddha est un enseignement pour aider les gens, les pratiquants – on parle bien sûr des pratiquants parce que ceux qui n’en ont rien à secouer et bien ils en ont rien à secouer. Mais Bouddha n’a jamais décrit, expliqué l’éveil lui-même. Après il a essayé d’expliquer les bonnes pratiques, les bonnes pratiques de vie qui peuvent permettre d’avoir une vie plus libre, ne pas rester attaché à une forme ou une autre de souffrance, d’avoir une connaissance plus accrue de soi-même et de notre monde. Il n’a jamais dit ce qu’était l’éveil. Alors on parle de la Voie, Do, Tao, mais à la base le mot utilisé était l’éveil. Comme ils n’ont pas trouvé de mot qui correspondait à cela ils ont utilisé Do, la Voie. Vous voyez bien le koan où on dit que l’idiot regarde le doigt qui pointe la lune mais pas la lune. Ca c’est déjà pas mal parce que il y a beaucoup de personnes qui font autre chose : ils disent regardez ça c’est mon doigt. Et donc tout l’enseignement est l’enseignement du chemin vers la réalisation intérieure, ésotérique de l’éveil. L’éveil c’est central.

Un petit peu d’histoire : vous savez qu’autour de l’an 800 au Japon c’était très dominé par les écrits de Confucius, comment se comporter dans la société japonaise de l’époque. Déjà à cette époque Kukai était allé en Chine pour retrouver les racines du bouddhisme ésotérique. Comme au 13ème siècle Dogen ira en Chine pour trouver les racines du zen soto. Quand Kukai est revenu du Japon en 806, évidemment il a dû publier un catalogue de tous les sutras, mantras et dharani qu’il avait pu copier en Chine et ceci devait être donné à l’empereur. Il n’a avait pas de séparation entre le bouddhisme et l’Etat, l’Etat impérial dominait totalement l’organisation du bouddhisme. Ceci peut nous aider à comprendre un peu comment cela se passe encore aujourd’hui. Kukai a donc publié ce catalogue de ces documents importés, le Shorai Moku Roku, et en a fait une préface et a donné des explications. Il dit : « Il y a plusieurs façons de pratiquer le samadhi, il y a plusieurs façons de pratiquer l’éveil. Il y en a qui sont rapides et il y en a qui sont lents. »

Il parle du vajra des trois mystères qui est l’arme capable de détruire toutes les illusions. Pour lui les trois mystères sont les mantras, les mudra et les mandalas. Ceci est l’enseignement ésotérique. Il dit : « Les pratiquants qui concentrent leur esprit sur un enseignement extérieur – faisant vraisemblablement allusion à toutes les règles du bouddhisme hinayana -, s’ils font ça alors leur but sera très, très lointain. Et s’ils ne suivent qu’un enseignement extérieur tout cela leur prendra des kalpas. Lorsqu’ils exercent leur corps-esprit à travers un enseignement intérieur, l’éveil, alors ils atteindront immédiatement la réalisation. »

Dans le zen soto l’enseignement ultime est l’illumination silencieuse de zazen. C’est l’enseignement le plus subit. On pratique donc cet enseignement de l’éveil, le zazen est l’enseignement de l’illumination silencieuse, est en lui-même l’éveil direct, l’irruption subite du Dharmakaya. Ce n’est pas la même chose que de penser qu’avec des bonnes pratiques on va atteindre le sommet de la montagne avec le chemin caillouteux, la soif, les efforts et la souffrance pour finalement un jour lointain s’asseoir finalement sur cette saloperie de montagne. La pratique de l’illumination silencieuse est en elle-même l’éveil. Comme dit Daichi : « Lorsque tout mot est oublié, cela apparaît clairement devant vous. » C’est totalement intérieur et là demander quoi fait partie du monde des objets, du monde extérieur qui est entièrement oublié dans l’instant.

Le Dharmakaya apparaît à travers toutes les actions de la vie quotidienne. La vie quotidienne qui je vous le rappelle, pour les moines et les nonnes, contient évidemment la pratique de zazen et d’autres choses. Il ne faut pas mettre en opposition zazen et la vie quotidienne. La vie quotidienne contient la pratique de zazen. C’est à travers tout cela, d’abord à travers l’illumination silencieuse, que cela apparaît, que le Dharmakaya apparaît. Et là évidemment petit à petit on se rend compte qu’aussi il n’y a pas seulement tout ce qu’on veut, pas seulement le moi qui commande tout ce qu’on fait mais qu’on peut voir dans chaque action de la vie quotidienne la réalisation, l’apparition, la mise en pratique du Dharmakaya qui en lui-même n’est ni existence, ni non-existence. Aussi bien avec l’illumination silencieuse que dans les actes de la vie quotidienne, on peut se voir aussi comme avoir le sens de notre vie dans le fait de manifester le Dharmakaya. C’est le Bouddha vivant.

Bouddha lui aussi était quelqu’un de vivant, normal, comme nous, si bien que la lignée du zen qui remonte à Bouddha est à la fois une lignée de Bouddha vivants qui manifestent le Dharmakaya et en même temps une lignée de simples êtres humains. Et là vous avez le relatif qui pénètre l’absolu et l’absolu qui pénètre le relatif. Arriver à créer à l’intérieur de vous-même la paix entre l’extérieur et l’intérieur, entre le masculin et le féminin, entre la forme et la réalité. C’est mieux que de se promener en disant : regardez, ça c’est mon doigt !

On va retrouver cette notion d’absolu et de relatif dans la transmission, dans le kesa, dans les bols, la pratique et même dans toutes les actions, l’éruption de l’absolu dans toutes choses alors que nous vivons dans un monde relatif. En termes plus simples par exemple : vous n’allez pas pouvoir décrire la foi mais vous la voyez dans les manifestations que vous faites. Vous ne pouvez pas tenir ou expliquer l’absolu mais vous pouvez en être touchés dans chaque chose de votre vie. Et donc moi je pense que c’est là, c’est comme ça que notre vie prend un sens réel.

J’ai parlé du Dharmakaya, mais peut-être tout le monde ne sait pas ce que ce terme veut dire. Traditionnellement dans la vision du bouddhisme il y a trois corps de Bouddha. Il y a le corps de la réalité absolue, c’est la dimension de la vacuité, de l’éveil, c’est le corps du Dharma. C’est un corps sans forme, un peu le corps du Dharma. Le Dharma est à la fois l’ordre de toutes choses et le principe dynamique contenu qui fait que toutes choses évoluent dans l’impermanence. Le corps de tout cela, la non-forme de tout cela – c’est bizarre de dire un corps car c’est un corps sans forme – est l’essence du Dharma, le cœur du Dharma. C’est ce qu’on appelle le Dharmakaya.

Les deux autres corps du Bouddha sont appelés ensemble Rupakaya. Ils sont le corps formel, le corps perceptible, le corps dans la vie. L’un est le corps cosmique, ésotérique. L’autre le corps-esprit vivant. Il y a deux corps qui représentent l’un le bonheur du bodhisattva, le bonheur de connaître et de pratiquer des perfections de sagesse, tout ce qui nous amène à la maturation complète de notre bouddhéité. Donc c’est le bonheur de l’éveil, des facultés éveillées chez quelqu’un, c’est le corps heureux de Bouddha, le corps heureux du bodhisattva, le corps heureux de pratiquer zazen, le corps de félicité.

C’est bien d’accepter ce corps-là, d’accepter d’être content de se rendre compte que nous avons la chance de pratiquer cette ascèse spirituelle, cette discipline spirituelle et encore plus de chance quand on la partage comme maintenant entre nous tous. Il ne faut pas oublier de se réjouir et de remercier ce corps de jouissance et de félicité, c’est le Sambhogakaya.

Le troisième corps de Bouddha, perceptible, formel, est celui qui se manifeste dans les différents domaines du samsara, c’est le corps de compassion pour tous les êtres. Le Sambhogakaya est d’être heureux de son corps de Bouddha et le Nirmanakaya est l’incarner ultimement et le manifester dans tous les différents domaines de notre vie. C’est le corps qui bénéficiant de la félicité du Sambhogakaya se jette dans le samsara par compassion pour tout le monde.

Donc dans les trois corps de Bouddha nous avons à la fois le Dharmakaya, qu’on peut appeler en termes psychanalytiques le Soi ou la totalité de ku, l’essence de toutes choses, comme avant le big-bang. C’est notre corps ésotérique. Et comme le Bouddha était un homme comme nous, un homme au sens général, il a un corps réel qui manifeste la joie de sa pratique de zazen, le Sambhogakaya, et a aussi son corps réel où il s’incarne pour les autres. Et ce corps-là est une forme, une apparition, c’est une forme illusoire, il n’y a pas d’ego dans ce corps-là. J’interprète comme je pense. Donc le corps cosmique, le corps de bonheur et le corps de compassion. Voilà ce qui fait le Trikaya, les trois corps de Bouddha.

Le Dharmakaya est donc l’essence de toutes choses. Il n’y a pas d’objet, comme dans l’éveil il n’y a pas d’objet. On ne va pas tout à coup voir une lumière spéciale, on ne va pas changer de corps, simplement il n’y a pas d’objet. N’oubliez pas le corps de félicité. Bien sûr la pratique de zazen demande des efforts, surtout si on pratique tous les jours, faut dire. Là cela demande de vrais efforts alors il ne faut pas oublier le corps de félicité, de jouissance, le bonheur de connaître cette dimension. Et le fait aussi que nous ne pratiquons pas que pour nous-mêmes, que nous avons un corps qui est aussi une forme du Dharma, qui est là, par compassion pour tous les êtres. Voyez là c’est le corps pour les autres. Le Sambhokakaya c’est la joie que nous avons nous-mêmes. Il faut les deux parce que c’est la joie que nous avons nous-mêmes qui permet que les phénomènes qu’on doit se taper dans le samsara, par compassion pour tous, ne soient pas de plomb mais soient la manifestation de notre compassion qui vient de notre félicité qui déborde. A ce moment-là on porte les trois corps de Bouddha. Là on a tout.

Il ne faut pas oublier la joie d’être éveillé, plutôt que d’errer dans les brumes des vallées profondes de la vie.

J’espère que chacun comprend vraiment que dans la Voie du Bouddha et des Patriarches, que nous portons en nous-mêmes sinon nous ne serions pas là, il n’y a aucun chemin qui soit extérieur à nous-mêmes. Il s’agit d’une voie de vie intérieure. L’enseignement général du zen, ce que l’on peut digérer de toute notre pratique, ne peut pas rester au niveau de quelqu’un d’autre, au niveau de ses mots, ni de sa présence. Bien sûr quelqu’un d’autre peut aider en donnant des indications. Mais si l’on parle d’enseignement véritable il s’agit plus de la résonnance intérieure, de l’influence de notre pratique. Il faut aussi laisser entrer l’enseignement de toutes choses, pas seulement des mots. Et donc pour intérioriser cet enseignement véritable il faut s’ouvrir intérieurement à laisser faire cette sorte d’alchimie interne, faite de ce qui nous est apporté, de notre réflexion profonde, de la résonnance de la posture de notre corps, de notre respiration, de nos efforts. Tout cela est l’enseignement.

L’enseignement de quelqu’un d’autre peut simplement être une aide pour suggérer où pourrait se trouver le chemin qu’il faudrait prendre, comme une carte de géographie, comme un GPS qui va vous montrer comment aller dans une région connue, mais il n’est pas prouvé que la dimension de l’éveil se trouve dans une dimension connue. Il y a des fois où on est en voiture, on regarde le GPS, il y a juste le triangle sur la route où est la voiture et tout autour il n’y a rien. L’éveil chacun doit rentrer dans une dimension qu’il va être le seul à connaître, chacun.

Par exemple lorsqu’on en revient au début : la première vérité de Bouddha, la noble vérité de la souffrance. Ceci va avec l’origine de la souffrance, comment sortir de la souffrance, la cessation de la souffrance et le mode d’emploi, le chemin octuple. C’est un enseignement qui est là pour donner espoir aux gens, un enseignement compassionné. Ca c’est exotérique. Maintenant à l’intérieur de nous-mêmes comme bodhisattvas nous comprenons également que la souffrance est inhérente à notre existence. Penser obtenir une fin permanente de la souffrance cela n’existe pas. En ce sens si vous voulez il n’y a pas d’espoir puisqu’on ne peut pas supprimer la souffrance existentielle qui est une chose inhérente à la vie. Même quelqu’un qui réussit à avoir son minimum vital, c’est à dire à manger, à pouvoir s’habiller contre le froid, avoir un endroit où dormir, même lorsque tous ces besoins vitaux sont normaux et qu’il les possède, il va rester un endroit en lui-même où son existence ne va pas forcément être complète.

L’enseignement exotérique de Bouddha est de dire : bon, je vous dire comment sortir de la souffrance, je vous dis par où il faut passer pour trouver la sortie. Alors l’être humain croit qu’à la fin du couloir ou du labyrinthe il y a une sortie et qu’il ne rentrera plus jamais à l’intérieur. Il va sortir du labyrinthe et un moment la souffrance existentielle va le rattraper. Alors l’enseignement intérieur de chacun est de le savoir et d’une certaine façon de passer au-delà. Jusqu’à quand on va dans la vie se lever à cinq heures et demi du matin pour pratiquer zazen ? Dans la société civile à un moment donné les gens prennent ce qu’on appelle leur retraite, ce qui n’a rien à voir avec le travail qu’ils peuvent fournir. C’est seulement qu’à ce moment-là leur travail ne leur ramène plus le revenu d’un travail. Mais dans la pratique de la Voie, la retraite cela n’existe pas. La souffrance existentielle existe toujours mais la libération est d’aller au-delà. C’est pour cela que nous avons ce mantra : au-delà, au-delà, au-delà de s’attacher à la souffrance ou à la joie, tout en vivant la joie et la souffrance.

A partir d’un certain moment, vous voyez, on ne sait plus vraiment quoi dire, il reste que chacun fait face à sa propre vie. Soit il y trouve un enseignement, soit il meure idiot. Mais même si l’on devient très perspicace sur son propre corps-esprit, sur la résonnance du Dharma en nous-mêmes, la compréhension du Tao, on meurt quand même. Et donc si ça représente une souffrance on est absolument certain qu’on ne peut pas sortir de cette souffrance, on ne peut pas s’échapper. On commence à voir que ce rapport à la souffrance, par exemple, ou à la joie est dans notre propre esprit. Donc il n’y a pas de Voie extérieure ; il y a la Voie de son propre esprit. L’éveil est notre esprit, entièrement lui-même, il n’y a plus d’objet extérieur. Tout le reste, tous les autres enseignements sont pour nous faire voir à quel point nous sommes attachés aux choses. Ca va d’être attaché à sa pipe ou à sa bagnole, qui est le niveau le plus ridicule, jusqu’à l’attachement à sa vie. Vous voyez qu’on ne sort pas de la souffrance existentielle mais que dans son esprit on peut l’acclimater, la digérer, vivre avec au-delà, à condition d’avoir une pratique continue.

Au niveau de Bouddha et de Mahakashyapa l’un et l’autre sachant intuitivement tout cela, Bouddha étant sorti d’une vie de plusieurs années d’ascétisme, Mahakashyapa n’étant pas de première jeunesse non plus et s’astreignait à toutes les règles exigeantes des arhats, ils connaissaient donc bien tout ce domaine de la vie. Alors au milieu de cet océan de leur vie Bouddha a fait tourner une petite fleur, voilà.

L’enseignement exotérique est l’enseignement des bonnes pratiques, du chemin octuple de Bouddha et l’enseignement ésotérique intérieur révèle directement la réalité ultime de l’enseignement du Thatagata. L’un décrit les processus qui aident à la réalisation de l’éveil et l’autre dévoile immédiatement l’éveil.

Dans le zen il y a une composante fondamentale également dont je voulais vous reparler, parce qu’on parle toujours de la même chose : pourquoi la transmission, la lignée du sang, est essentielle dans le zen et qu’est-ce que c’est. Alors comme vous le savez, lorsque Mahakashyapa a regardé le Bouddha et a sourit avec cette petite fleur dans les doigts du Bouddha, le Bouddha a prononcé cette phrase. « Je possède la vérité ultime de l’œil de la vraie Loi », ce qui est évidemment totalement subjectif, quelqu’un d’autre aurait pu dire : oui, oui, c’est ça, mon œil. Mais par son expérience le Bouddha pouvait reconnaître immédiatement l’esprit éveillé et a dit : je suis éveillé. C’est le premier qui l’a dit. Il a dit : « Je le transmets, cet œil, cette vision du monde, à Mahakashyapa. »

Pourquoi à une seule personne ? Evidemment là je vais vous dire ce que je pense : cette transmission-là, ésotérique on peut dire, est actualisée dans la réalité par ce face à face. On peut être face à face avec quelqu’un, lorsqu’il s’agit de face à face réel, intime, d’esprits qui se rejoignent dans l’instant sans mots mais totalement, cela ne peut être que dans le face à face. Bien sûr on peut faire face à tout le monde mais ce n’est pas la même chose que le face à face essentiel avec un autre être comme soi-même. Alors c’est tombé sur quelqu’un qui était là, ce n’est pas un hasard puisque l’esprit de Bouddha et l’esprit de Mahakashyapa étaient déjà sur la même longueur d’ondes. C’est parce qu’instantanément Mahakashyapa a compris, décelé, intégré cet instant, aussi bien avec son amour du Bouddha que son humour à lui, qu’il a sourit. Et ce lien de transmission s’est actualisé immédiatement. Donc dans toute la chaîne de transmission qui va suivre il est question d’un face à face avec une personne qui est instantané et au-delà de ce que nous pourrions appeler le temps. On est obligé de prendre un langage un peu mystique parce qu’on n’a pas véritablement de mots pour exprimer complètement.

Il y a deux choses dont je voudrais parler. C’est d’une part cette chaîne de transmission et aussi le fait que tout est actualisé à chaque instant. La transmission n’est pas qu’une chaîne temporelle d’une personne à une autre au cours de l’histoire, oui ça l’est, mais également toute cette chaîne existe et est présente à chaque instant. Par exemple le fait que nous pratiquions zazen aujourd’hui, on peut dire que c’est à la fois grâce à tous les patriarches et tous les Bouddhas du passé que tout cela est arrivé jusqu’à nous mais si on parle de l’instant de maintenant on peut voir clairement que dans le monde de l’existence d’aujourd’hui, de maintenant, ils sont tous actualisés par le fait que nous pratiquons zazen, nous, vivants, maintenant.

Il y a la chaîne de transmission objective et il y a l’actualisation de l’esprit et de savoir ce qui est transmis. Est-ce qu’on peut savoir ce qui est transmis ? Que l’on regarde les choses d’une façon ou d’une autre, toute cette lignée du sang de la transmission dans le zen est la colonne vertébrale de la continuation de cette pratique au cours des âges. Par exemple si vous prenez la ville de Paris, la ligne de la colonne vertébrale sont les Champs-Elysées, si vous prenez Istanbul c’est le Bosphore, à Genève plus modestement on pourrait dire le pont du Mont-Blanc, la colonne vertébrale du zen c’est au cours des âges cette transmission. C’est à la fois plusieurs maillons de cette chaîne de reconnaissance mutuelle, de face à face et c’est aussi à la fois un maillon unique. Alors à l’intérieur de ce monde de faces à faces chaque transmission est unique. C’est normal, c’est comme ça, chacun par la transmission pense qu’il est unique et il est unique. Chacun possède la transmission unique de son maître. Dans cette transmission il y a non seulement la transmission du Dharma, il y a aussi les ordinations, tous les faces à faces. Dans ces faces à faces une forme d’unité, de réunion, on peut dire si vous voulez des âmes. Par exemple on peut la voir comme une chaîne de seaux d’eau pour éteindre le feu, dans ce cas on voit la chaîne. Mais si vous parlez par exemple de la chaîne du froid, elle est en unité totale parce que si à un instant on n’a pas la même température alors tout pourrit.

Il est important de dire à chacun que la transmission du zen n’est pas quelque chose qui va concerner uniquement une personne. Récemment il faut voir au-delà que de penser que c’est une transmission qui concerne uniquement Maria Teresa, Ionut et Kalman. Tout le monde baigne dans la transmission. Bien sûr à l’intérieur il y a des rôles des fois un peu différents. Lorsqu’il y a trois personnes qui reçoivent la transmission, ou quatre personnes, ou deux personnes, chacun d’eux reçoit la totalité de la transmission et non un tiers ou un quart ou la moitié. De même, qu’il y ait une personne qui reçoive l’ordination de moine ou qu’il y en ait quinze, chacun bien sûr reçoit la totalité de la transmission des préceptes de l’ordination de moine.

Dans tous les cas Il y a le moment où l’on se regarde, il y a ce face à face. Si vous voulez savoir quelle est la différence entre un mondo et un dokusan : bien sûr dans un mondo on est face à face mais tout le monde est là. Dans le dokusan il y a le face à face, seuls. Il n’y a aucun moyen d’éviter le regard du face à face.

De façon générale si vous réfléchissez aux situations qui sont face à face – en fait toutes les situations sont face à face, être face à face c’est ne pas s’échapper, ne pas faire semblant de ne pas voir – vous voyez qu’il y a bien sûr le face à face avec soi-même dans une transparence avec soi-même. C’est la première étape de Dogen, se connaître soi-même. Il y a aussi le face à face avec les autres, le face à face avec la sangha, le face à face avec les gens qu’on rencontre au travail, dans la rue, au magasin, on peut les voir ou ne pas les voir. Il y a le face à face avec tout ce qui nous entoure, tout cela est très lié au face à face avec soi-même. C’est pour cela que Dogen commence par dire qu’il faut se connaître soi-même. Du moment que vous vous connaissez vous-même plus rien de vous-même ne vous coince, ne vous arrête. Ainsi naturellement vous pouvez vous abandonner vous-même, pas toujours mais souvent.

Il y a également tout cela dans la transmission. C’est à dire que dans le face à face avec quelqu’un s’il n’y a pas cette intimité partagée du regard et de l’esprit on est alors face à face à un mur. Ici en zazen justement on est face à face à soi-même. Je vais vous donner une image : si vous voyez la transmission à l’intérieur du zen ou si vous la voyez vue de l’extérieur. Quelqu’un est assis au bord d’une rivière et il regarde le courant de la rivière qui passe. Il regarde aussi les bateaux. Il voit une chaîne de bateaux qui descendent, des fois comme des chalands avec un remorqueur et plusieurs péniches, des fois avec un bateau locomotive qui tire des barques. Et donc il voit tout ça qui passe. Maintenant supposez que vous soyez assis dans un bateau, quand vous regardez la rivière ou le fleuve, le bateau s’en va au gré du fleuve et le fleuve est alors immobile. Là il n’y a pas de courant entre la source, le fleuve et l’océan. On dit : la source est immobile.

Ainsi à la place de regarder de l’extérieur chacun peut regarder de l’intérieur, à l’intérieur de toute cette transmission. Donc ne regardez pas cette transmission seulement comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, regardez-là de l’intérieur sinon vous risquez de pratiquer zazen en attendant quelque chose de quelqu’un d’autre, vous risquez d’attendre d’être éveillés par quelqu’un d’autre et dans ce cas comment allez-vous devenir maître de vous-même ? Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de transmission officielle, objective, qui est en fait une colonne vertébrale, un squelette avec autour les muscles, le sang, la viande dans les sanghas, tout ceci est vivant, tout ceci participe de cette transmission universelle. Et tout cela est mélangé avec vous-même, alors il faut voir que c’est mélangé avec vous-même, sinon cela restera une activité et il vous sera très difficile de l’intégrer comme une partie intégrante de votre vie.

Au début il faut passer par le fait que la pratique, les sanghas, beaucoup de choses paraissent extérieures, le maître superman, mais il fat vivre tout cela nous-même. A ce moment-là on passe de pratiquant extérieur, visiteur, sravakas, les auditeurs, qui comprennent des choses dans le zen seulement grâce à ce qui leur est dit et non directement à l’intérieur d’eux-mêmes. Alors si vous voyez tout cela à partir de l’intérieur de vous-mêmes, le sens de toutes les transmissions prendra un tout autre sens. Il ne s’agit plus à ce moment-là d’un organigramme mais de la source du fleuve, de l’océan, un élément intérieur, lié à toute notre pratique.

Dans le zen il faut être ouvert à des aspects ésotériques, il faut comprendre entre les lignes. Pour apprécier véritablement une exposition de peintres surréalistes, il faut comprendre cet esprit. Sinon quand vous voyez le tableau de Magritte où il est écrit : ceci n’est pas une pipe, vous dites : mais qu’est-ce qu’il veut dire, il peint une pipe et il dit ceci n’est pas une pipe, ça veut rien dire. Mais si vous regardez à l’intérieur, vous pouvez voir ce tableau et le goûter. Voilà c’est un peu la même chose, Mahakashyapa a sourit. Il y a tout un monde qui accompagne une certification dans le monde réel. L’important est de ne pas considérer uniquement que les transmissions concernent les autres. A partir de là comme toujours vous devez comprendre par vous-mêmes.

Je termine ce que je voulais vous dire sur la transmission. Qu’est-ce qui est transmis ? Dogen qui est très important dans le zen que l’on peut déjà appeler moderne a dit : « Le Bouddha-Dharma a été transmis et ceci a toujours signifié que le Bouddha assis ou l’assise de Bouddha a été transmis. » Et Maître Deshimaru également dit : « Le vrai bouddhisme et le vrai maître est celui qui transmet directement le zazen de personne à personne. » Vous savez combien Maître Deshimaru, également Etienne et bien d’autres, ont insisté sur zazen. Alors je ne peux pas vous parler de la transmission sans vous parler de la transmission à l’ère moderne. Il faut être très délicat sur cela en choisissant le point de regard que l’on va porter.

A l’époque moderne beaucoup de choses sont différentes de dans le temps. Depuis le début du XXème siècle avec Kodo Sawaki l’enseignement qui était uniquement dans les monastères a passé de plus en plus dans le tissu social et de très nombreux laïcs ont rejoint les sanghas qui avant n’étaient faites que de moines et de nonnes. D’autre part notre époque moderne est plus connue que l’époque très ancienne. Pour plusieurs patriarches nous ne savons pas quand ils sont morts. A l’époque moderne on connaît presque tout. Mais comme nous sommes ensemble aujourd’hui je ne voulais pas échapper de parler des transmissions des temps modernes.

D’abord Kodo Sawaki a prononcé la phrase suivante : « Ce n’est pas important que le maître soit vivant ou mort pour que cette relation se crée, relation qui est complètement personnelle. » On l’appelle I shin den shin, ou face à face, d’esprit à esprit. Il y a un certain nombre de choses qu’il faut comprendre, je dirais avec grande amitié, avec empathie, amour. Par exemple vous savez tous que Kodo Sawaki a donné l’ordination de moine à Maître Deshimaru avant qu’il parte et c’est par la suite que Maître Deshimaru a obtenu la transmission formelle du Dharma. Qu’est-ce que tout le monde considère ? Que Maître Deshimaru est le successeur de Kodo Sawaki. Après cela il a été reconnu formellement mais vous voyez que d’une façon générale dans la transmission l’aspect direct de la relation complètement personnelle, par exemple entre Kodo Sawaki et Deshimaru, est essentielle. La question de la reconnaissance objective des documents est qu’il est important qu’elle ait lieu sinon la lignée de sang partirait en eau de boudin. De la même façon les moines les plus proches de Maître Deshimaru, ses disciples les plus intimes, nul ne peut nier qu’ils portent la transmission de Maître Deshimaru. Il s’est trouvé que Maître Deshimaru est mort quand il devait mourir. Et donc restait la question des documents, de sceller officiellement, objectivement de façon à ce que la ligne du sang continue. Le relation qui s’était créée entre ses grands disciples et Deshimaru est une relation complètement personnelle, de transmission personnelle. Ensuite ceci a été objectivé par Niwa Zenji.

Vous comprenez déjà que les deux sont importants. De façon à ce que la lignée du sang soit protégée par les reconnaissances des pairs, maîtres et patriarches mais la transmission intime face à face est complètement personnelle. Ces deux aspects n’ont pas à être opposés, c’est à dire ne pas avoir à leur sujet un point de vue dogmatique. De la même façon certaines transmissions du Dharma ont été données par reconnaissance disons entre frères et sœurs et non dans une relation stricte de maître à disciple. Il est vrai que dans notre lignée moderne du sang l’objectif et le mystique sont mélangés. Alors selon les sensibilités certains attachent plus d’importance au mystique et d’autres dans la tradition japonaise peut-être plus d’importance à l’aspect objectif.

Une chose qui est claire est que nous remontons tous à Deshimaru. En ce qui me concerne et qui concerne Maria Teresa Shogetsu, la transmission objective est claire : Maître Kosen, Stéphane, Maître Myoken, Yvon, et Maria Teresa et moi-même. La lignée du sang objective qui doit être respectée intérieurement, tout à fait, complètement, sans aucun doute et remerciée. Intervient aussi la question mystique, la relation qui est complètement personnelle. Des fois ces deux aspects coïncident, des fois c’est un peu différent. Yvon a pratiqué des années avec Deshimaru et par la suite a eu cette relation complètement personnelle avec Etienne Mokusho. Comme disait Kodo Sawaki, il n’est pas important que le maître soit vivant ou mort, et donc pour moi dès le début cette relation complètement personnelle avec Etienne Mokusho m’a pénétré complètement. En termes ésotériques, mystiques, de relation complètement personnelle, mon esprit se rattache à Etienne Mokusho. Mais il n’y avait pas, puisqu’Etienne est mort très jeune, le tampon. Il n’y avait pas la possibilité d’avoir une continuité objective. C’est la raison pour laquelle Yvon a demandé à Stéphane, Maître Kosen, d’avoir la bonté et la compassion d’authentifier par ses tampons la mission de la Mokusho en Hongrie. C’est un peu le même processus que lorsque Maître Niwa Zenji a eu la bonté et la compassion d’authentifier la continuation de la mission de Deshimaru en Europe. Sur ces choses il faut être très clair.

Par la suite Yvon et moi avons une relation complètement personnelle qui n’aurait pas existé si elle ne prenait pas sa source dans la relation complètement personnelle que nous avions eue avec Etienne. Et donc Yvon Myoken a décidé de ratifier cette situation-là en me donnant la transmission objective et tampons. Mais également de façon ésotérique celle-ci n’aurait jamais eu lieu si Etienne n’avait pas existé. Les documents sont secrets et donc je ne vous dis pas ce qu’il y a dessus. Depuis des années j’ai pratiqué dans différentes sanghas avec bonheur et remerciement, et respect total mais je proviens d’une relation personnelle avec Etienne et c’est pourquoi tout ce que j’ai essayé d’enseigner ou de dire, la source de tout cela est là. Donc à Genève, la source de l’enseignement provient de là, et tous ceux qui y pratiquent ont été imbibés au cours des années de cet esprit. Pour ceux qui l’ont connu l’esprit d’Etienne était particulier, un mélange de beaucoup de choses. Comme je ne suis pas immortel, nous avons décidé que cette transmission devait continuer, où qu’elle soit, à Genève ou en Colombie, avec des gens plus jeunes, eux-mêmes étant dans ce bain, partageant cet enseignement et cet esprit. Et donc maître Myoken a décidé de donner également la transmission officielle à des personnes de Budapest, de Bucarest et de Genève aussi. Les transmissions du Dharma ne peuvent pas être entachées qu’un quelconque élément karmique si bien qu’ayant la transmission et ayant pratiqué avec Maria Teresa pendant des années il était impossible que la transmission vienne de moi, ceci aurait laissé un doute dans son esprit sur la vérité. Cela c’est donc passé comme cela. Maintenant il y a quatre successeurs du Dharma transmis par Maître Myoken, dont on peut dire que trois sont les successeurs Maitreya, de l’avenir, ceci par la reconnaissance universelle d’autres lignée, de la Sotoshu par Fausto, Maître Taiten, de la lignée Suzuki par Rosenblum Roshi, directement de Maître Deshimaru par ses grands disciples, Barbara Kosen, et de l’AZI par Philippe Coupey. C’est ce qu’on appelle maintenant la lignée Deshimaru-Zeisler. Voilà quelle est ma vérité, vous pouvez être d’accord ou non, cela ne change rien au fait que pour moi j’établis cette vérité. Si ce n’est pas clair pour vous vous viendrez en dokusan.

« Soyez sûrs une fois pour toutes, dit Dogen, que les vrais maîtres ont tous transmis la même chose : le vrai zazen de personne à personne. » Et tous ici que ce soit moines, nonnes, bodhisattvas, laïcs, tous vous avez hérité du vrai zazen.

Le premier enseignement d’Etienne Mokusho est sur la question de la posture. Lui-même quand quelqu’un lui avait demandé à la radio qu’est-ce qui l’avait poussé à pratiquer zazen, qu’est-ce qui l’avait frappé, il avait dit qu’il avait été frappé à l’intérieur par la posture de zazen. Dans le même interview, son dernier interview réalisé à Toulon, après la sesshin de Biabaux, ils lui avaient demandé : alors dites-nous le zen c’est quoi ? C’est là qu’Etienne avait répondu : « Le zen c’est la vie. Et si vous n’aimez pas le terme zen, dites la vie. » Evidemment sans vie, il n’y a pas de zen, c’est une pratique vivante. Sans la pratique du zen, il n’y a pas de zen. On peut jouer avec la philosophie, mais essentiellement il n’y a pas de zen réalisé, vivant. Parallèlement la vie sans le zen, c’est toujours la vie mais ce n’est pas le zen.

Il y a donc une différence entre deux visions. La première serait de voir la pratique du zen, même régulière, même de tous les jours, comme une activité dans notre vie, une activité qui serait alors forcément en concurrence avec d’autres activités. Tout le monde connaît les autres activités : le travail, depuis les congés payés il y a les vacances, les loisirs, le sport. Là c’est une situation dans laquelle il faut choisir au milieu du spectre des différentes activités de notre vie, c’est une question d’organisation. Des fois dans les sanghas les gens mettent plus d’énergie dans l’organisation, dans le travail, les vacances, les loisirs et quand ils ont fait ça, comme par hasard, il ne reste plus beaucoup de temps pour cette activité concurrente qui est la pratique de zazen.

Il y a une différence fondamentale entre cela et une autre vision où la pratique du zen passe d’être une activité dans notre vie à une activité de notre vie. C’est à dire que notre vie est inséparable de la pratique du zen. A ce moment-là, dire le zen c’est la vie est évident. Cela veut dire que la pratique de zazen est notre vision d’une éthique zen, toute cette vision de nous-mêmes, de notre vie, de nos activités, la façon dont on voit les autres, les choses, n’est absolument pas séparée de notre action de pratiquer zazen et donc tout cela fait intégralement partie de notre vie. Cette pratique et cette éthique zen, à la place d’être une activité à l’intérieur de notre temps, constituent alors notre vie elle-même. C’est à dire quand nous mangeons, nous dormons, ce sont les activités que tout le monde considère normales parce qu’il est vivant, le pratiquant de zazen considère lui sa pratique de zazen comme quelque chose d’inhérent, d’évident, de normal de sa vie au même titre que les autres car il est vivant. Là le zen n’est plus une activité dans la vie, mais est l’activité, la vision de notre vie elle-même.

Si on prend un petit peu de recul, aller au travail tout le monde trouve cela normal.  Moi aussi j’ai passé des années et des années à travailler énormément, alors qu’en fait on pourrait se dire que travailler toute sa vie pour des choses qui n’ont pas forcément une importance extrême pour toute l’humanité est un peu drôle. Mais enfin aller au travail, pour ceux qui ont du travail aujourd’hui il faut le dire, c’est normal. A ce moment-là pratiquer zazen, retrouver la sangha, c’est normal aussi. Il est surprenant de constater que pour beaucoup toute activité de leur vie est normale sauf la pratique du zen qui reste une activité particulière et qui des fois passe en dernier. Pourquoi ? Il est intéressant de se demander là ce qui donne un sens à notre vie. Si le zen reste une activité particulière ce n’est pas à partir de là que nous pourrions trouver un sens à notre vie. Je ne suis pas certain que l’on puisse vraiment trouver un sens à sa vie dans le travail, la reconnaissance que l’on peut avoir se termine toujours un jour ou l’autre, la situation économique peut basculer d’un coup, les amis, les proches peuvent mourir, un jour on arrête plus ou moins le travail rémunéré, ça arrive à tout le monde, c’est pas seulement les autres, cela arrive à tout le monde. Alors là quelle est véritablement l’activité de notre vie ? Quand on a tout on n’a pas besoin d’aller chercher l’activité de notre vie, surtout par exemple en Suisse un pays extrêmement privilégié, ou à Genève une ville parmi les plus chères du monde, au niveau de vie le plus élevé au monde, est-ce que les gens sont véritablement intéressés à comprendre quelle est l’activité véritable de leur vie.

Quand tout cela devient l’activité de notre vie on peut commencer à parler de la vie du bodhisattva, qui n’est pas un être exceptionnel, différent des autres, et pas forcément totalement accompli comme les mahasattvas. Le bodhisattva continue sa pratique soutenue, continue, régulière, comme l’activité de sa vie, il s’occupe de ce qu’il doit faire et il arrête d’avoir une vision dans laquelle il passerait toujours en premier. Donc il fait tout ça, il passe un peu derrière. Et c’est sa vie, voilà. Evidemment pour quelqu’un qui considère que c’est moi d’abord c’est dur. Ne parlons pas de toute cette dimension du moi, chacun la connaît mais ne la regarde pas forcément en face. D’une façon ou d’une autre on a pas forcément au début de sa vie, qui est faite de potentiel, d’espoir, de nouveauté, de tout ce qu’on essaie de construire, que l’on voudrait, toute la vie est centrée sur cet enthousiasme, mais bien sûr au cours de la vie ça change. La vie ce n’est pas seulement quand on est jeune. Quand on est jeune on pense que le reste c’est pour les vieux cons et c’est normal.

Quelqu’un qui a le désir existentiel de ne pas passer sa vie en vain, de développer sa conscience vers plus d’universel et non pas courir après les miettes de son ego, qui désire sortir de ses notions purement personnelles qui se transformeront en sa prison, si il a ce désir-là qui est en principe le désir de chaque pratiquant du zen, alors on se trouve un peu dans une situation bizarre où à la fois un être a tout ce désir immense de spiritualité, de sens de la vie, d’universel et en même temps il considère que la pratique de zazen qui est le pilier de toute cette éthique est une activité quasiment secondaire. Il y a là une contradiction. Personne ne peut s’accaparer les trois trésors sans une pratique continue. C’est assez marrant d’ailleurs, beaucoup de gens développent des efforts louables pour programmer leurs vacances, discutent au travail sur le temps où ils pourraient être en vacances, mais beaucoup moins sur le temps pour la pratique de zazen alors même qu’ils nourrissent à l’intérieur cet espoir immense d’existence réelle, de vie.

Comment abandonner son point de vue complètement individuel qui interdit à toute personne d’entrer dans la vision du zen ? Quelqu’un qui reste sur son point de vue purement individuel, c’est comme ça, ne peut rien comprendre au mahayana. Alors comment peut-il passer de ce point de vue purement individuel à un point de vue universel, voire religieux au sens large, ou mushotoku ? Eh bien, par la pratique, quelle qu’elle soit et dans le zen c’est la pratique de zazen. Je ne dis pas que la pratique de zazen doit passer toujours, toujours en premier il y a une différence entre devoir tenir compte des circonstances de la vie et s’échapper en reléguant le zen dans le réduit au fond du couloir. Chacun doit voir ça, soit il voit le zen comme l’activité de sa vie, s’il le désire, s’il ne le désire pas qu’il fasse autre chose. Maintenant s’il le désire il faut que ça suive. Comme je dis il y a les circonstances inévitables, l’activité du bodhisattva est très large dans le cercle des activités, il faut s’occuper de tout le monde, tout cela fait partie du zen. La vie quotidienne contient toutes les choses et le zazen. Autre chose est d’essayer d’avoir le beurre et l’argent du beurre ou de s’échapper, car à ce moment-là le zen n’est plus dans la vie. C’est soit une organisation compliquée, soit un changement de vie, soit des efforts, mais Bodhidharma, Eka et tous les autres, ne croyez pas que tout cela est venu forcément tout seul sans réaliser que la Voie est faite d’efforts. Et bien sûr surtout pour les moines, qui en demandant l’ordination ont accepté que le zen soit leur vie.

On parle de la posture du corps-esprit parce qu’en fait l’efficacité de la posture du corps pendant zazen, l’efficacité sur le plan simplement physique s’accompagne de l’esprit de couper avec l’attachement à toutes nos conceptions. Si l’on considère l’efficacité, que l’on en tire quelque chose, qu’il y ait comme une leçon, celle-ci provient de l’esprit. Ce ne peut être le corps tout seul. On se posait la question de comment abandonner son point de vue complètement individuel pour passer à un point de vue plus universel où intervient justement l’esprit, la spiritualité, la compassion, la considération pour les autres. Il faut alors abandonner la croyance à l’existence propre de son moi. Tant qu’on est collé sur le fait de croire que moi, moi, moi, a une existence particulière propre, avec ce que je veux, ce que je ne veux pas, ce que j’aime, ce que je n’aime pas, cette façon de voir les choses, mes idées sur la pratique et sur le zen, tout ce qui fait la croyance au moi, alors là l’horizon sur le plan du zen est bouché. Pas possible d’avoir une vie universelle c’est l’horizon du moi, juste devant le nez. Comment s’ouvrir peut-être à un esprit religieux, de façon non-nommée, si vous voulez, tant que tout est pris par le moi qui fait tache d’huile sur tout ? Quant à mushotoku : impossible à comprendre. Pourquoi est-ce que moi je ferais des trucs sans but ? Cela n’a aucun sens.

De façon plus générale il s’agit de dépasser le monde des croyances, car si on croit au moi on va croire à beaucoup de choses, on va croire à l’existence propre de beaucoup de choses, croire à la séparation entre moi et les autres, croire à la couleur de la peau, aux races, à la justification du droit, de la violence. Il faut passer du domaine du moi au domaine des formes. Oubliez le moi et en simplifiant considérez-vous comme une forme, une forme que prend le Tao, le Dharma, l’ordre cosmique, le divin, la puissance de vie. Ceci s’incarne dans une forme humaine pendant un certain temps. Tous ces éléments existaient avant votre naissance, ils sont rassemblés sous forme humaine pendant votre vie, et rejoindront le monde des non-formes, ku, vacuité, où tout est latent. Si nous voyons au moins un peu ça, à ce moment-là la construction de la croyance au moi ne tient plus debout.

Qu’est-ce que j’étais avant ma naissance ? Alors ceux qui croient au moi vont dire : rien, puisque seul ce moi existe. Mais il n’y a rien qui vienne de rien. Tous les éléments étaient là, éparpillés dans le monde, le monde de la vie, le monde de l’évolution, des atomes, des gènes, la construction perfectionnée de la vie. Tout ceci s’est rassemblé et a poussé pour faire un bébé qui sort. A la limite il n’y a aucune différence entre ses atomes et les atomes des montagnes, des rivières, des arbres, des volcans. On est né du monde du Dharma nous, ou de ce que vous voulez, mais pas du moi. On a passé de 50 cm à 1.70 m par tout ce que l’on a tiré du monde. Et quand l’organisation de cette forme ne fonctionne plus, ou qu’elle déraille, cela ne peut plus tenir ensemble, inexorablement cette forme se dissout, soit elle pourrit, soit elle finit en cendres. Et ça va servir à faire pousser d’autres fleurs.

Si vous voyez ça clairement – parce que ça c’est vraiment la vérité – vous devez admettre bon gré mal gré, vous devez admettre que toute cette croyance au moi est rien, ça n’existe pas, ça n’a pas de place dans le cycle de ce qu’on appelle notre vie. On se dit alors : bon on est des formes du Tao, des formes du Dharma, ça va très bien mais ce qu’il faut comprendre est que cette forme-là est réelle. Nous sommes réels, mais c’est cette forme qui est réelle. Elle est particulière, réelle mais en essence elle n’est pas individuelle.

Alors à quoi ça sert de voir les choses comme ça ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? Oui. D’abord vous voyez la vie et la mort différemment, sinon c’est simplement dans ce monde on vit, on crève. Cela diminue également tous les attachements. Ce n’est plus tout à fait la même chose, on ne peut plus vraiment croire : c’est à moi ! Donc ça ouvre l’esprit, ça le rend plus souple, plus libre. Voilà, c’est comme quand vous débouchez un évier, l’eau peut couler à la place d’avoir un bouchon de merde.

Comme nous voyons les choses avec l’esprit, c’est très important et ça a de multiples conséquences dans la vie. Si on croit stupidement à l’existence particulière de son moi on ne va pas vivre de la même façon que si on a pigé qu’on était une forme du Dharma. Ceux qui croient véritablement au moi ont peut-être une vie matérielle un peu meilleure, pas forcément d’ailleurs, mais ce n’est pas la même façon de voir les choses. Tout cela est dans notre esprit. Justement la posture noble du corps, la respiration tranquille, cette présence dans l’instant en pratiquant zazen influe énormément sur notre esprit et nous permet de voir les choses différemment.

Je vous avais raconté une fois l’histoire de la grenouille, vous ne vous en souvenez peut-être pas donc je vous la refais. Il y avait un oiseau migrateur, une mouette qui venait de l’océan, qui avec un retour de vent tombe dans un puits. Au fond de ce puits vivait une grenouille. Alors que font-ils là au fonds de ce puits, le goéland et la grenouille ? Ils parlent et la grenouille demande au goéland : toi tu viens d’où ? Alors le goéland lui dit :

  • Je viens de l’autre côté de l’océan, j’ai survolé tout l’océan pour venir ici.
  • Ah ! Fait la grenouille. Est-ce que c’est grand ?
  • Oui, ah oui ! dit la mouette. Ce n’est pas grand, c’est immense.

Alors la grenouille fait un petit saut en avant.

  • C’est grand comme ça ? dit la grenouille.
  • Non, non, non, c’est beaucoup plus grand !
  • Hum ?!

La grenouille prend son élan et saute un peu plus loin.

  • Bon alors, dit-elle, c’est grand comme ça ?
  • Non, non, non, là tu n’y est pas, c’est infiniment grand par rapport à ça.

Alors la grenouille réfléchit et va se mettre d’un côté contre le mur du puits. Et là elle prend son élan et elle saute directement jusqu’à l’autre côté du puits. Et là, très fière, elle se retourne vers le goéland et lui dit :

  • Ca doit être grand comme ça !
  • Mais non, c’est beaucoup, beaucoup plus grand !

A ce moment-là la grenouille lui dit :

  • C’est pas vrai ! T’es qu’une menteuse !

L’enseignement suivant d’Etienne parmi les phrases et les enseignements qui m’avaient frappé, peut-être cela n’avait pas eu la même résonnance chez chacun est : « Dans le zen, chacun s’adresse à soi-même. » Ce n’est pas la première fois que vous l’entendez. La seule façon qu’un quelconque enseignement, que ce soit celui des phénomènes, les sutras, des taïshos, la seule façon qu’il puisse être efficace, est qu’il soit considéré par nous-mêmes et que nous les laissions résonner en nous et nous influencent de façon même non visible. S’adresser à soi-même n’est pas s’adresser à son moi. Quand vous donnez des carottes à manger à un lapin, les carottes n’ont en fait rien à voir avec le lapin, mais si le lapin les mange à la fin les carottes ça fait du lapin. C’est à dire que dans l’enseignement c’est tout ce processus de considération, de réflexion à l’intérieur de soi-même, ésotérique, qui fait toute la différence. Sinon c’est le domaine des auditeurs, c’est à dire ceux qui essaient d’apprendre quelque chose uniquement en écoutant quelqu’un d’autre sans que leur corps-esprit, leur réflexion profonde, leur propre miroir les interpellent consciemment, directement, intuitivement.

Avec des exemples c’est plus facile à comprendre. On peut considérer d’une part le côté extérieur, comment faire tout bien comme il faut, et de l’autre part l’enseignement que l’on peut retirer à l’intérieur. Alors les oriokis. Les oriokis vu de l’extérieur c’est très formel, ça doit être hyper bien alignés, un peu comme l’armée où il fallait aligner les casques exactement dans les étagères. En plus c’est compliqué parce qu’il y a toute une signification : comment mettre la cuillère, les baguettes, qui signifie soit qu’on a fini ou qu’on en veut encore. De plus il a été décidé que la cuillère ne s’utilisait qu’avec le grand bol de gauche dit la tête de Bouddha et que les baguettes étaient à utiliser pour le deuxième et le troisième bol, même s’ils contiennent de la soupe ou de la purée. Si on ne regarde que le formalisme des oriokis, il y a plusieurs choses qui apparaissent un peu stupides et peut-être même que certaines d’entre elles le sont, comme la soupe avec les baguettes. Alors soit on se focalise sur ces choses-là, soit on décide que « moi je vais faire comme je veux », par exemple je vais utiliser ma cuillère pour tout parce que je considère que ça ne rime à rien, soit on peut essayer d’en tirer un enseignement. Il faut d’abord comprendre qu’à l’époque de Dogen ils ne mangeaient pas tout à fait la même chose que nous. Le riz était collant, ils mangeaient des shushis, très peu de salade, certainement pas des bananes dans du jus d’orange.

Mais le sens des oriokis ce n’est pas tout ça. Le sens des oriokis est de tenir dans ses mains tout ce qui est nécessaire pour se nourrir, sans rajouter quoi que ce soit, une sorte de set minimal, pour se nourrir. En les posant devant soi on utilise le moins de gestes possibles et lorsque l’on prend un bol toujours dans ses deux mains – ça tout le monde comprend la symbolique de prendre les choses avec les deux mains plutôt qu’avec une seule main – on comprend qu’on ne fait pas les choses qu’avec la moitié de nous-même. De la même façon on fait les choses avec le corps-esprit. Ainsi lorsqu’on prend un bol, on le ramène vers son corps, vers son ventre, vers soi-même, de façon qu’avec notre esprit l’on puisse créer le sentiment que le bol et notre corps ne sont pas séparés et que la nourriture que l’on va prendre non plus. Les oriokis font donc partie de notre dimension corporelle et spirituelle. De la même façon lorsqu’on élève les bols devant les yeux, à la hauteur du sommet du nez, on ne les place pas de travers. On crée un geste d’offrande qui vient de tout notre corps-esprit. On tient délicatement son bol et on sait que ce qu’on mange provient d’une chaîne d’existences pour produire cette nourriture qui a demandé du travail et tirée de la souffrance de vraisemblablement beaucoup d’êtres. Mais on est vivant, donc on mange. On remercie de pouvoir le faire parce qu’on sait que cela vient aussi de la souffrance de plusieurs. On fait le vœu qu’ils aient à manger également et ensuite seulement on mange. Cela n’a rien à voir avec une attitude de basse dimension qui consisterait à se ruer sur la bouffe.

Parallèlement il n’y a pas lieu non plus de tomber dans une célébration symboliquement stupide. Donc aussi avec les oriokis il faut trouver la vérité de ce que l’on fait, prendre des deux mains la vérité. Chacun recherche la vérité existentielle. Il peut la manifester, la voir dans chaque chose et donc également avec les oriokis. Prendre ses baguettes, avoir ses trois bols alignés n’est pas la même chose que de les avoir de travers. Ce n’est pas une question externe, c’est une question intérieure, d’ordre intérieur. L’enseignement des oriokis ne se trouve pas forcément dans le fait de faire comme ci ou de faire comme ça, ce qui est chiant, c’est tout l’enseignement de soi-même à soi-même. On a des gestes qui donnent une résonance intérieure, quand c’est délicat, quand c’est juste à sa place, quand on fait attention. A ce moment-là on crée une réalité bien satisfaisante pour notre corps-esprit.

Dans le système européen et notamment dans l’excellente éducation française, avec laquelle on m’a cassé les pieds pendant toute mon enfance, il y a aussi les mêmes choses. On ne met pas du Gevrey-Chambertin Premier Cru 2005 dans un verre à dent, on le verse dans un verre à pied, on prend le verre délicatement, on s’essuie la bouche avant de boire – les gens qui ne s’essuient pas la bouche avant de boire sont mal élevés ! – et ensuite on goûte le vin. Si vous avez le Gevrey-Chambertin dans un verre à dents et que vous vous ruez dessus comme si c’était de la piquette, ce n’est pas la même existence. Si vous tenez votre couteau et votre fourchette comme des outils, ce n’est pas la même chose que de manger délicatement. Il y a là aussi cette éducation, cet enseignement du corps-esprit. Quand vous invitez des gens vous mettez la table, qu’elle soit bien en ordre, voilà avec les oriokis on aligne ses trois bols.

Tout enseignement de soi-même à soi-même est plus important que la règle sèche qui n’a pas de signification par elle-même. Alors on n’agit pas toujours ainsi mais lorsqu’on mange avec les oriokis, ou lorsqu’on mange à table avec une bonne éducation, ce qui se perd malheureusement car si vous regardez dans les restaurants comment mangent les gens, ils mangent comme des cochons. Alors c’est bien de pratiquer les oriokis, s’ils le faisaient ils comprendraient comment mettre la table, aligner les choses et manger avec délicatesse car tout ce que l’on mange provient du travail de quelqu’un d’autre. Très souvent ce travail est lié à la souffrance.

Donc quand on voit ça comme ça et qu’on l’accepte, à la place de se dire moi leurs trucs ça m’emmerde, on peut trouver beaucoup d’enseignement calme pour soi-même. C’est à dire que dans toute chose que l’on fait il faut atteindre la vérité. Il y a bien d’autres exemples aussi : sampaï, les sutras, les règles, la question de ce qu’on appelle le maître et le disciple, des choses comme ça où tout l’enseignement n’est pas extérieur mais permet de trouver l’existence réelle de notre corps-esprit. Si on fait ça a quand même une autre gueule, on arrête de perdre son temps à suivre des règles figées, on participe véritablement à la vie de notre corps-esprit avec chaque chose que l’on fait. C’est ça l’attention, la concentration. Donc faites gaffe avec les oriokis, c’est un des enseignements de vous-même à vous-même.

Je continue d’essayer de vous faire part de mon expérience sur ce que veut dire dans le zen, dans la pratique de zazen, dans une sangha avec les autres, avoir cet univers où l’on s’adresse à soi-même. Cela ne veut pas dire se cacher sous son oreiller. C’est aussi avoir une approche du zen libre, empreinte non de règles sèches mais de délicatesse de l’esprit comme avec les bols et la façon délicate de manger.

La troisième posture dans le dojo c’est sampaï. Lorsqu’on pratique sampaï il faut pratiquer sampaï jusqu’au bout, on expire, tout est abandonné. Il ne faut pas rester le cul en l’air en pensant que comme ça c’est plus facile de se relever. Abandonner les préjugés, abandonner ce qu’on pense des choses et aussi laisser le corps s’abandonner jusqu’au bout. Après on lève les mains, les paumes vers le ciel. On peut faire un geste tic-tac rapide avec les mains, on peut aussi trouver une signification profonde, délicate, enveloppée dans notre esprit. En élevant les mains vous élevez votre esprit. C’est un geste de pratique qui influence beaucoup, une approche tranquille de la pratique. Il ne faut pas négliger ce geste d’élever les deux mains. Qu’est-ce que vous élevez ? Qu’est-ce qui va se déposer dans les mains ouvertes ? Vous voyez : tout est dans votre esprit. Si vous balancez sampaï à la va-vite, il n’y a rien, cela ne signifie rien. A la limite pendant sampaï vous êtes déjà ailleurs ; or sur le moment qu’y a-t-il de plus important que sampaï ? Après on passe à autre chose. Sampaï, on se plie totalement, et on lève ses paumes ouvertes.

Chacun peut avoir un sentiment religieux ou non mais il n’en reste pas moins que le corps abandonné, le front contre la terre, une forme de communion directe et élever ses mains vers le ciel c’est à la fois entièrement vide et à la fois élever Bouddha. Tout ça n’est pas fait pour l’extérieur, pas pour montrer comment on fait bien sampaï mais l’enseignement est intérieur. On s’adresse à soi-même.

Si on prend les sutras, pas les sutras en général mais les sutras qu’on récite, l’Hannya Shingyo par exemple. Je laisse de côté ceux qui susurrent l’Hannya Shingyo comme s’ils avaient tellement peur de chanter. La première chose est que les sutras ça se chante, ça ne se murmure pas ça se chante. Il y a des traditions peut-être dans lesquelles on est tellement humble et modeste qu’on n’ose même pas chanter les sutras. Moi je pense que c’est l’occasion de chanter. Peut-être que certains d’entre vous ont la chance de chanter des cantiques dans des églises, avec l’orgue et tous les tuyaux, ici on a juste le mokugyo, le tambour et la cloche, donc le chant du sutra ne peut pas venir de l’orgue, il doit venir de nous-mêmes. Et là quand on chante les sutras, on peut avoir tout le corps qui participe. Le sutra peut résonner à l’intérieur de nous-mêmes, un rythme harmonieux que l’on ressent dans toute cette vibration intérieure, qu’on chante avec les autres. Cette unité avec tous les autres qui chantent en même temps  où chacun reprend cette unité et soutient le sutra. Ça n’a rien à voir avec suivre son rythme à soi. Il serait d’ailleurs pas mal si vous faisiez un petit effort pour chanter les sutras un peu en même temps. Ce qui est important est de s’harmoniser naturellement soi-même avec le rythme de tout le monde et non pas vouloir imposer son rythme à soi.

Ceci nous amène à la question délicate – ça fait vingt ans que ça dure – du mokugyo. Le tambour fait suffisamment de bruit pour que tout le monde comprenne. Dans la musique le piano par exemple existe quelque chose que l’on appelle la respiration. Souvent lorsque vous écoutez une sonate vous comprenez tout de suite à l’intérieur de vous-même que la note ne tombe pas comme un coup de couteau exactement sur la mesure mais il y a une forme suspendue de respiration et la note tombe exactement au rythme du corps-esprit. Alors oui, c’est délicat, oui il faut piger la délicatesse, il faut être ouvert à écouter les autres et pratiquer en soi cette respiration naturelle où les choses tombent exactement au moment où elles doivent et non pas imposer son rythme. Il y a des écoles qui pensent que tout le monde doit suivre au garde-à-vous le rythme du mokugyo. Moi personnellement je ne supporte pas ça. Je pense qu’il faut trouver cette harmonisation de la délicatesse et de la respiration à l’écoute de tout le monde, de soi-même et à partir de là le rythme du mokugyo va se trouver naturellement en harmonie avec cette respiration. Mais faire le mokugyo en considérant que cela doit être : ta, ta, ta ! Comme des sourds, on n’a pas besoin du mokugyo, il suffit de mettre un métronome. Là on est dans le style des leçons de piano, mais pas de la musique du corps et de l’esprit. Là s’adresser à soi-même, c’est s’adresser à cette partie de soi-même en unité avec tous ceux qui sont ici.

Peut-être y a-t-il quelqu’un qui ne comprend pas, je ne suis pas en train de crucifier quelqu’un qui ne comprend pas, je dis que quelqu’un qui ne comprend pas, à la place de se focaliser sur son métronome à lui, il faut qu’il écoute et après ça sortira normalement. Vous comprenez bien que ce n’est pas seulement une histoire de mokugyo, c’est toute une question d’être, de délicatesse. Je parle de la délicatesse car généralement dans l’enseignement du zen on n’en parle pas et pourtant c’est très important. Il faut harmoniser le côté masculin et le côté féminin. Alors faire le mokugyo comme dans une musique militaire est entièrement masculin, il faut s’ouvrir à autre chose : à l’écoute, à la respiration, à la douceur de l’esprit, à un tout petit peu de patience de façon à ce que ça tombe naturellement, doucement selon un rythme qui accompagne. De toutes façons avec le mokugyo vous ne pouvez pas diriger vingt personnes qui veulent chanter à un rythme différent. C’est une illusion. En ce qui concerne le mokugyo, la chose principale est d’écouter, écouter, après ça ira très bien et vous verrez vous-mêmes que votre rythme va couler comme de l’eau de source. Ne tapez pas trop fort c’est un instrument, pas une caisse, car si vous frappez trop fort les deux lèvres du bois du mokugyo derrière vont taper l’une contre l’autre et là c’est horrible. Il s’agit plus de faire résonner le mokugyo que de taper dessus.

Le troisième enseignement d’Etienne qui m’avait beaucoup frappé et encore maintenant est : « dans le zen chacun s’adresse à lui-même. » Vous comprenez bien la différence qu’il y a entre s’adresser aux autres et s’adresser à soi-même. En suivant cet enseignement d’Etienne ne croyez pas que ce que je dis soit uniquement un enseignement adressé aux autres, c’est à dire à vous, mais c’est également un enseignement qui s’adresse à moi-même. C’est à dire que chacun connaît plus ou moins la vérité, plutôt plus que moins. Chacun connaît sa vérité, sa forme de vérité absolue, il le sait, il n’y a pas besoin de le lui répéter tous les jours il le sait. Seulement beaucoup de gens font comme s’ils ne le savaient pas. C’est à dire qu’ils ne suivent pas leur vérité, la vérité. Ils connaissent à l’intérieur d’eux-mêmes la vérité du zen, de la pratique continue, des actions du bodhisattva, de la compassion, de la décision rapide ou de la réflexion profonde. Il serait étonnant que quelqu’un dise : non, non, moi je ne sais pas tout ça, je ne connais pas. Chacun sait ça mais il s’agit d’y faire face, de réfléchir par soi-même, de ne pas jouer les groupies et de penser qu’on pourrait réaliser l’éveil par procuration, à travers quelqu’un d’autre. Alors lorsqu’on dit s’adresser à soi-même il ne s’agit pas forcément de savoir plus ou d’apprendre plus, parce que si on n’est pas totalement décérébré, on connaît la Voie.

S’adresser à soi-même et agir en suivant cela ; s’enseigner soi-même à ne pas s’échapper, ne pas jouer les aveugles. S’enseigner soi-même c’est contrecarrer, c’est à dire se battre contre, la tendance naturelle de chacun qui est de se focaliser sur son moi. Voilà ce que c’est s’adresser à soi-même.

On peut essayer d’éviter le miroir mais tout le monde sait qu’il existe, Vous pouvez vous laver les dents tous les matins sans vous regarder dans la glace, mais là vous vous regardez quand même, vous vous regardez de façon compliquée. Alors que si vous vous regardez directement dans la glace vous vous voyez vous-même. Avec le miroir de la pratique continue de zazen on ne peut plus passer à côté de l’enseignement. J’insiste sur continue. Dans la pratique continue de zazen il y a la pratique de la Voie dans la vie quotidienne qui contient la pratique de zazen. Il s’agit de pratiquer l’éveil. Cela ne sert à rien de penser qu’on n’est pas éveillé, que tout ce qu’on fait ça suffit, qu’on n’y peut rien, qu’on est pris dans un système, il faut pratiquer l’enseignement de soi-même continu. Il faut négocier avec son travail pour venir aux sesshins. Les gens négocient pour leurs vacances, alors négocier pour les sesshins. Tout cela c’est l’enseignement de soi-même à soi-même.

Cela nous amène au dernier enseignement d’Etienne dont je vous parlerai la prochaine fois. Je vais vous le dire, cet enseignement-là, il est le seul à l’avoir dit. Tous les autres ont dit : suivez mon enseignement, soyez des disciples exemplaires, à la limite n’écoutez que ce que je vous dis. En conséquence les gens ne s’enseignent plus eux-mêmes. Ils ne lisent rien, ils écoutent mais ne comprennent rien et à la fin dans la Voie ils finissent par faire exactement ce qu’ils veulent. C’est peut-être l’indice d’une forte personnalité ce qui serait pas mal. S’enseigner soi-même, il faut le faire à partir du Dharma et non à partir de son ego.

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué mais moi je ne parle jamais des questions maître et disciple. Beaucoup aiment bien en parler et c’est très bien il y en a beaucoup qui en parlent. Moi pas. Je préfère l’enseignement d’Etienne qui dit : « s’il vous plaît passez devant, enseignez, devenez maîtres. » Qu’est-ce que ça veut dire ? En tout cas il ne faut pas avoir peur d’enseigner la vérité. Après, les autres en font ce qu’ils en veulent.

Etienne dit : « S’il vous plaît passez devant, enseignez, devenez maître. » Bien sûr quand chacun commence la pratique de zazen désire trouver un ami de bien, un grand frère, une grande sœur, peut-être des parents. Certains trouvent cet ami de bien qu’ils appellent leur maître. C’est comme l’amour, il y a des fois des amours déçues, et des fois on ne trouve pas. Dans le zen soto il y a peu de choses à apprendre, on n’a pas besoin d’un maître d’école mais d’un ami de bien, grand dans notre esprit. Chaque fois qu’Etienne disait quelque chose dans le dojo, je savais immédiatement pourquoi j’étais là. Pourtant on se voyait très peu souvent. De plus, lui c’était plutôt un silencieux. Souvent ça dépassait pas : Ouai, vouai, vouai ! Ce n’est pas une relation de maître à disciple comme on lit dans les livres. Celle qui est décrite est celle des monastères où les disciples, les pratiquants, vivaient tout le temps avec l’abbé, avec leur maître. Maintenant des fois il y a des centaines, des milliers de kilomètres mais ce qui est lié ne peut pas être délié. C’est comme les systèmes liés en physique des particules, cela ne dépend pas de la distance.

Et de toute façon que vous ayez la chance de reconnaître quelqu’un comme votre ami de bien, quelqu’un qui a une place dans votre cœur, qui fait partie de l’énergie de votre vie ou que vous ne trouviez pas, si le maître meurt cela ne fait aucune différence, il est toujours là. Mais dans tous les cas il faut aussi voir, passez devant, devenez maîtres. On croit toujours que les maîtres ce sont les autres, les patriarches ce sont les autres, que les Bouddhas ce sont les autres, encore plus lointains. Etre maître c’est abandonner la croyance au moi et non obtenir une position quelconque, ne pas tirer des mérites pour soi-même. Devenez maîtres veut dire devenir maître de soi-même et non de quelqu’un d’autre. Quelqu’un d’autre peut aussi reconnaître quelqu’un comme maître, mais le maître lui-même doit savoir qu’il est uniquement maître de lui-même. Il peut aider les autres, il peut continuer la transmission, il doit porter les patriarches, doit porter les préceptes et les suivre aussi ; tout cela a à voir avec lui-même.

Donc passer devant ne veut pas dire passer devant quelqu’un, n’ayez pas peur. Un berger par exemple soit il se met devant ses bêtes, ses moutons, dans les passages difficiles et tout ce qu’il montre est qu’il est possible de passer, que s’il peut passer personne ne va tomber. Il peut être aussi au milieu de ses moutons et dans les passages difficiles il passe en même temps. Il peut aussi être derrière son troupeau de façon à s’assurer que personne ne tombe ou est laissé derrière en arrière mais que tout le monde a traversé et que lui traversera en dernier. Donc passez devant, devenez maîtres de vous-mêmes. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je crois que c’est assez simple.

Il y a beaucoup de gens dans le zen qui aiment beaucoup les commentaires d’Etienne du Tenzo Kyokun. C’est là qu’il parle des trois esprits. On en parle très souvent, ça vaut la peine d’en parler. Il y a kishin, l’esprit du ki, l’esprit de l’énergie intarissable, de la source vivante continuelle, de la joie, du bonheur et donc il faut pratiquer cet esprit-là, et non l’esprit dogmatique et l’esprit de la joie de la pratique de zazen, la joie intime du corps-esprit. Il y a daishin, l’esprit grand, l’esprit entièrement grand, universel, cosmique, d’ouverture, au-delà de soi-même, dai, grand, pratiquer dai. Pas parce que soi-même on est grand mais parce qu’on pratique cette grande dimension humaine. Et il y a le troisième esprit, très important pour un maître mais aussi très important pour tout le monde, c’est roshin. Justement roshin est l’esprit d’aimer les autres. On dit des fois roshin c’est l’esprit de la grand-mère. Quand j’étais enfant, que j’avais trois, quatre ans, je ne l’ai vue que quelquefois parce qu’elle est morte, mais ma grand-mère, la mère de mon père, quand j’allais elle achetais une bouteille d’orangeade gazeuse. Je peux vous dire qu’en 1952, 1953, c’était le nirvana l’orangeade gazeuse. C’est l’esprit de la grand-mère, l’esprit des parents aussi. Ce n’est pas qu’un maître voie la sangha comme tous ses mômes mais il les aime comme ses enfants. Ce qu’il désire est que les enfants grandissent, soient indépendants, libres. Les disciples c’est bien joli si vous voulez, mais si on parle de daishin alors il faut que les disciples grandissent, deviennent maîtres d’eux-mêmes. Certains vont occuper une position un peu plus spéciale dans la transmission du zen.

Une fois quelqu’un était allé au mondo avec Etienne et lui avait dit : mais pourquoi toi t’es maître, tu peux t’asseoir sur la chaise – manifestement il sous-entendait : et ne rien foutre d’autre -, et moi je dois aller au boulot tous les jours. Etienne lui avait répondu : « Etre maître c’est mieux que d’être un amateur. » Et donc affirmez tous dans la pratique, pas votre ego, surtout ne vous contenter pas d’être des amateurs mais comprenez daishin, roshin, kishin et comprenez ce que veut dire « passez devant, devenez maîtres ». Ne restez pas cachés dans votre coin, grandir dans la pratique, dans la conscience de l’existence, pourquoi ? Parce que c’est mieux que d’être un amateur. Et tout cela mushotoku, n’attendez rien, juste faites-le.

Bien sûr roshin c’est l’amour, daishin aussi et kishin c’est évident.

Et donc Etienne a dit : « Prenez une posture de zazen qui dure indéfiniment. Pratiquez au-delà des Bouddhas. » Pratiquez pour des kalpas innombrables, pratiquez au-delà de notre disparition, pour les générations futures, pour un jour la paix, la réalisation de l’éveil de tous. Ca c’est dai. Alors un kalpa. Tous les jours un moine montait sur une montagne et il effleurait au sommet de la montagne, légèrement, le rocher de son kesa. Le kalpa ne sera toujours pas terminé, c’est plus long que de raser la montagne. Même en effleurant légèrement le rocher de son kesa. Alors un moine lui demanda :

  • Mais comment peux-tu arriver à faire cela tous les jours ?

Il dit :

  • Mais, hé, hé, chaque jour est différent. Mon voyage sur la montagne est chaque jour différent. Un jour il fait chaud, un jour il fait froid. Un jour je suis les fleurs, un autre, les herbes sèches.

Alors continuez pour des kalpas innombrables au-delà de votre disparition. Et surtout chaque zazen, intérieurement riez, riez un peu de votre mal aux genoux, moquez-vous de votre fatigue et profitez pleinement du samadhi, profitez de la joie du samadhi avec humour.

Quand vous revêtez le kesa, les plis sont jamais les mêmes, ils ne tombent pas de la même façon. Chaque fois vous vous asseyez un peu différemment, il n’y a pas un zazen pareil à un autre, alors il faut découvrir chaque zazen. Des fois vous changez de chemin pour monter sur la montagne, il faut toujours continuer pour des kalpas innombrables.

Alors on dit mushotoku, on dit pour le Bouddha, on dit pour zazen, ou on dit rien. Il faut continuer à vivre le samadhi au-delà de vous-mêmes, on dit aussi pour les générations futures, tout cela c’est continuer.

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