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Dogen Zenji faisait-il la lessive ?

Dogen faisait-il la lessive ? Que croyez-vous ? Issu d’un milieu proche de l’empereur il vécut la majeure partie de sa vie dans des temples, Tiendai d’abord ; ensuite il créa des monastères zen dont le dernier fut Eihei-ji, dans la province de Fukui. S’il la faisait avant, peut-être quand il résidait avec Nyojo en Chine, mais ensuite comme abbé nous supposons qu’il ne s’occupait plus de ces choses du quotidien. Ce que je voudrais dire par là est que sa vie fut très différente de la nôtre, ici au XXIème siècle. L’enseignement de chacun est probablement influencé par sa façon de vivre, son époque, l’influence du monde qui l’entoure et la situation sociale qui prévaut à chaque époque, bien que la racine en soit la même : le Bouddha-Dharma, la connaissance de son esprit, l’abandon de toute croyance dans l’existence intrinsèque et la pérennité des choses et des êtres, et la compassion. Ainsi s’agit-il de tirer de l’enseignement de tous les patriarches ce qui reste d’actualité pour nous, car nous vivons aujourd’hui. Nous ne pouvons pas copier tout ce qu’ils ont dit, mais nous devons trouver notre propre enseignement à partir du leur et de notre vie à nous. Discerner un enseignement utile demande du travail, c’est une Voie de réalisation active et non passive.

A quoi alors sommes-nous confronté dans notre pratique ? Comment devons-voir notre chemin vers la réalisation de l’éveil dans un monde hyper connecté par les réseaux sociaux, où les nouvelles du monde entier nous sont connues dans l’heure voire la minute et où nous nous trouvons dans l’obligation matérielle de travailler dans le monde social ? Et de faire la lessive.

Dans la vie d’un temple les horaires sont bien définis, le choix et la liberté d’agir de façon personnelle sont restreints. Les journées s’écoulent selon un protocole qui peut varier mais qui pour chaque journée est bien défini, souvent même affiché. Les périodes de zazen, la guen-maï, les repas, les cérémonies, le samu, même aller aux toilettes, se baigner, déplier son futon, et même les périodes de repos sont autant de rituels qui cadrent les journées. Ces rituels donnent des repères dans l’espace et le temps et comblent naturellement tout vide qui pourrait s’installer dans notre esprit nous laissant le temps de gamberger. Tout est dirigé dans la direction de la Voie de bouddha, tout est utilisé pour aider à abandonner les réflexes de son Moi et s’ouvrir à une conscience universelle et pacifiée. Par rapport à la réalisation de l’éveil ceci est des fois appelé la Voie facile. Pour la personne elle-même c’est plutôt difficile mais pour la Voie c’est plus facile.

Pour nous qui ne vivons pas dans un contexte de temple à part les périodes de sesshin, où nous n’avons d’autre choix que de suivre le protocole et abandonner notre désir de faire ce que nous voulons à chaque moment, la vie est très différente : nous devons constamment faire des choix, prendre des décisions, nous avons des contraintes, d’innombrables responsabilités envers nous-mêmes et les autres ; nous ne vivons pas dans l’absolu mais principalement dans le samsara, le monde des phénomènes. Tout cela est notre réalité, une alternance entre notre pratique de zazen et le monde auquel nous appartenons. Comment utiliser notre vie quotidienne dans la direction de l’éveil et de la connaissance de notre esprit, car c’est dans notre esprit que nous créons comment nous voyons notre univers. Nous sommes seuls à porter cette responsabilité. Comment changer notre esprit d’un esprit égoïste et commun en un esprit conduit par le Bouddha-Dharma ?

Si nous voulons savoir qui nous sommes et toucher la nature réelle de notre vie, silencieuse, nous devons être comme nous sommes réellement. De jour en jour nous devons prendre soin de notre vie. Nous devons prendre soin de nous-mêmes simultanément avec tous les êtres. « La signification de la Voie de Bouddha est d’apprendre qui nous sommes réellement, soi-même. Dans les profondeurs d’une vie humaine, il existe toujours une vague douleur inconsolable ou un sentiment d’insatisfaction. Il est très difficile de s’en libérer. C’est une sorte de lamentation silencieuse intérieure. C’est toujours là. C’est pourquoi le Bouddha a parlé en premier de la souffrance, disant que la caractéristique de la vie est l’insatisfaction. Il faut faire l’expérience du silence. Pour toucher ce silence, la nature profonde de notre vie nous devons être réellement ce que nous sommes. Si vous voulez connaître une vie spirituelle réelle vous devez faire l’expérience de ce que vous êtres réellement.», dit Katagiri Roshi.

Il dit : « Nous ne pouvons pas nous échapper des conditions, elles font partie d’une vie humaine. La souffrance, l’insatisfaction, signifie que la vie humaine est limitée par les conditions, économiques, scientifiques, politiques, et aussi par les circonstances personnelles telles que l’éducation, notre état psychologique, notre vie passée, notre karma, notre routine. Toutes ces choses sont les conditions par lesquelles notre vie est limitée. Mais nous pouvons créer de meilleures conditions à chaque instant. »

Nous devons donner une qualité à ce que nous faisons, sinon nos actions ne sont que des techniques, une routine sans qualité donnée à notre vie. Tôt ou tard vous serez alors dégoûtés de votre vie quotidienne. Qu’elle que soit votre activité, tout ce que vous devez faire est de vous dédier à prendre soin de votre vie. Elle est transitoire. Le désir profond de comprendre sa vie, et sa mort aussi, est toujours avec nous. Où allons-nous, savons-nous où nous allons au milieu de notre propre impermanence ? Nous ne pouvons que faire notre meilleur effort alors même que notre vie s’estompe d’instant en instant. Si vous l’ignorez, vous ne pourrez pas l’ignorer longtemps. Dans notre vie quotidienne, mondaine, pris par toutes nos activités, nous perdons cette acuité de vision sur nous-mêmes, sur notre esprit, et sur le monde qui nous entoure. Et revenir à zazen, au silence, à un zazen authentique, et sentir à nouveau avec confiance que quelque chose est toujours là. Ceci est appelé la Voie difficile, cette alternance entre le mondain, le samsara et le satori du zazen. Nous ne pouvons ni nous fixer, ni vivre seulement avec l’un ou l’autre uniquement. C’est un grand enseignement.

Je l’ai vécu toute ma vie entre les responsabilités pesantes au CERN, les horaires de travail avoisinant plus de cinquante heures par semaine, de jour et de nuit, ne vivant pas à Genève et donc prenant l’autoroute tôt le matin pour venir au dojo, s’occuper le mieux possible de la famille et de mes trois enfants, gérer son énergie, être disponible pour tout et non partiellement, tout cela demande beaucoup de détermination, mais c’est possible, vivre entièrement est possible. C’est d’ailleurs le désir profond de chacun, qui ne peut être satisfait en passant son temps à regarder des conneries sur son portable.

L’enseignement d’un maître vivant tout le temps dans un temple ou vivant à se coltiner le samsara et le monde chaque jour est bien sûr différent : je fais la lessive, Dogen Zenji non. Vous comprenez dans ces conditions que vous devez également trouver votre propre enseignement et ne pas attendre qu’il vous soit servi par quelqu’un d’autre. Personne d’autre ne peut être dans votre intimité, dans l’intimité de ce que vous faites. Personne d’autre que vous peut vivre les choses directement avec son corps et son esprit et non intellectuellement. Chacun doit créer cette intimité entre lui-même et ses activités, y participer directement et non à distance. Lorsque cette intimité est réalisée cela s’appelle un rituel.

Je voudrais donc vous parler de rituels, ceux que nous faisons chaque jour et ceux aussi que nous pouvons créer pour faire entrer dans notre vie le sacré, le divin, la conscience aiguisée d’être vivants. Passer de nos activités que nous croyons de routine à des activités éveillées est les voir chacune comme un rituel, un samadhi. Pour les indiens Arhuacos, le divin réside dans la conscience d’être vivants et en unité avec la vie originelle.

Nous faisons des rituels toute la journée, mais souvent nous n’y voyons que la de routine, contraignante. La routine est mécanique, elle ne génère aucun sentiment de vie, bien au contraire elle pèse sur notre quotidien : aller au boulot, se lever, déjeuner, partir, bosser, et finalement se coucher fatigués. Tout sentiment de vie active, lumineuse, dédiée aussi aux autres avec ouverture, amour et clarté peut facilement se noyer dans la routine. Ce n’est pas un fait inéluctable mais quelque chose que nous laissons naître dans notre esprit et dont nous sommes responsables. Si nous tournons notre vie en routine, avec cette perception-là dans notre esprit, nous en sommes responsables et ne pouvons accuser personne d’autre, ni nos proches, ni la société. Et finalement même notre pratique spirituelle aura l’air pour nous d’une routine. C’est le désastre.

Au contraire nous pouvons expérimenter le samadhi à travers tout, se brosser les dents, s’habiller, à travers toutes les formes à condition d’y apporter une complète concentration. C’est difficile car nous sommes habitués à la routine. Il est donc important d’amener des pratiques dans notre vie quotidienne, des rituels. Ici je ne parle pas des grands rituels du style la Curie romaine élisant un Pape, mais des rituels constituants notre vie éveillée, de mettre de l’attention bienveillante à tout ce que nous faisons.

Katagiri dit : « Nous devons percevoir l’intimité à l’intérieur des formes de notre routine quotidienne. La routine de chaque jour est la pratique de cette intimité. C’est le principe de base. » Il s’agit d’en faire l’expérience, c’est au-delà de toute explication. Etre intime avec l’expérience vécue, vivante, de chaque instant et ne pas laisser la vie s’écouler comme un film inintéressant dont on n’attendrait même pas la fin. On la connaît. On peut toucher un sens plus profond tout en comprenant que tout cela n’est que des formes intrinsèquement vides auxquelles nous-mêmes donnons vie. C’est bien une création de notre propre univers différente et plus consciente, chaque instant totalement réalisé.

Sinon on perd la conscience, l’éveil de tous ces instants, tous ces moments de vie, aussi petits et anodins puissent-ils paraître et cela crée une insatisfaction existentielle liée à une vie non remplie. Il faut donc transformer l’anodin en rituels qui contiennent la vie. Sinon ces moments deviennent des moments de vide existentiel, d’où le malaise de notre société, le sentiment d’une vie insatisfaisante, en fait c’est dukkha. Portez intérêt aux minuscules attitudes de la vie quotidienne. Une telle création traverse de part en part la banalité courante.

Les rituels vont nous permettre de créer dans notre quotidien un espace sacré, un pont qui nous relie au cosmos, au divin, à l’universel. Sans les repères que nous offrent les rituels nous sommes perdus dans un monde vide de sens. Nous avons besoin de nous sentir en lien et non isolés. Ils nous permettent de prendre conscience des petits et des grands bonheurs qui parsèment notre vie quotidienne, et changent notre routine en activité spirituelle à chaque instant. La routine est sans conscience, le rituel l’est avec. C’est ce que vous avez toujours cherché et appelé, non ?

Il s’agit aussi de garder une attitude modeste et humble sur soi-même. Si vous êtes imbus de votre Moi, de votre personnalité, que vous ne supportez pas qu’on vous dise ceci ou cela comme si c’était un crime de lèse-majesté, rien ne fonctionnera et vous resterez dans votre ignorance. Il faut simplement être content d’arriver à faire ce qu’on décide, être content de ce qu’on arrive à faire, nous des êtres humains ordinaires. La merveille du bouddhisme se trouve dans la possibilité qu’un être ordinaire puisse s’éveiller et de venir semblable au Bouddha, devenir bouddha. C’est une chance magnifique, une démarche de vie qui en vaut vraiment la peine plutôt que de rester figé dans ses propres conceptions comme la grenouille au fond de son puits qui pense que son espace tant limité est en fait l’univers entier.

Je vous en parle car j’en fais l’expérience. Je n’ai pas trop l’habitude de vivre seul, ni de m’occuper de moi et maintenant Shogetsu est en Colombie pour des mois. Sans vouloir faire quoi que ce soit de spécial je me suis rendu compte que j’avais tendance, pour structurer mon quotidien et ne pas passer mon temps à surfer sur des trucs inintéressants ou à croire que tout est dérisoire, à créer une sorte de protocole de chaque jour, des rituels qui m’apportent le sentiment que je fais des choses réelles qui sont utiles, qui me rendent conscient de l’instant et me procurent aussi une joie simple, une plus grande facilité d’être et de liberté naturelle. Je me suis mis à comprendre que les rituels nous apportent beaucoup dans la façon dont nous appréhendons les choses, le temps et l’espace que nous percevons. Ils donnent vie. Et nous aimons la vie, ce qui passe par la condition de se sentir réellement vivant. Par exemple faire la lessive. Aujourd’hui c’est vendredi et c’est le jour où je dispose de la chambre à lessive. Je peux le voir comme une activité anodine, de routine, ennuyeuse. Mais si je la vois comme l’activité entière et totale que je fais maintenant pour que les choses soient propres,  bien rangées, repassées et que tout cela soit bien pris en soin, par la même occasion je crée ces instants où je prends soin de ma vie. Vous pigez ?

Il y a bien d’autres rituels : ranger mon espace de travail avant de me lancer dans la préparation de mes enseignements, faire une promenade avec mon cigare qui me rappelle tout Cuba, mes amis de bien, la vie difficile là-bas, je vis tout cela comme une tranche de vie active, ou boire une bière dans un verre à pied propre au lieu de me lancer sur le goulot, mettre la table pour manger bien que je sois seul, me coucher tôt avec le bilan de ma journée et voir ce que je ferai demain d’utile et avec plaisir. Les rituels se trouvent bien dans toutes les activités minuscules de notre vie, pas besoin de fanfare, de sifflets et de tambours, les activités simples d’une vie humaine.

Avec cela vous trouverez plus de paix, de satisfaction, de légèreté de vie et de bonheur. Et la pratique de zazen fera entièrement partie de ce bonheur, s’asseoir en silence, ne pas bouger, tranquille, se rendre compte de chacune de ses respirations, de l’air, de la vie qui entre, pénètre tout le corps et accepter d’abandonner en expirant. A chaque fois. Et repartir avec joie dans le tumulte du monde de chaque jour, avec énergie, don, lumière intérieure.

C’est ce que je peux vous dire, je ne vous demande pas de me croire, je pense qu’il est bien et profitable pour vous d’essayer. Utilisez tous les moyens habiles à votre disposition, tout enseignement qui pourrait vous aider, pour vivre avec bonheur et le répandre autour de vous.