Aller au contenu
Accueil » A la source du Chan: Le Traité de Bodhidharma (1)

A la source du Chan: Le Traité de Bodhidharma (1)

Historique et légende de Bodhidharma

La tradition veut que le Chan, en Chine ait été introduit par un moine indien du nom de Bodhidharma qui arriva dans la dernière partie du 5ème siècle. A cette époque il y avait déjà environ 2’000 temples bouddhistes et 36’ooo moines dans le sud de la Chine et 6’500 temples et 80’000 moines dans le nord. Cinquante ans plus tard il est dit y avoir de l’ordre de 30’000 temples et 2 millions de moines représentant 5% de la population. Ceux-ci étaient arrivés soit par la terre ou par la mer. Ceci bien avant l’arrivée de Bodhidharma, des centaines d’années avant. Cependant aucun d’eux n’eut un impact comparable à celui laissé par Bodhidharma, alors même qu’ils pratiquaient la méditation et l’enseignaient. Mais il ne faudrait pas croire que Bodhidharma fut le premier moine bouddhiste arrivant en Chine venant d’Inde.

Bodhidharma est le patriarche du Chan et du kung-fu mais est également le sujet de beaucoup de légendes. Comme il arrive souvent avec les légendes celles-ci deviennent avec le temps inséparables de la vérité. Sa légende a même fini par déborder complètement le cadre du Chan pour s’imposer dans la religion populaire.

Plusieurs sources parlent de Bodhidharma, moine persan, fils d’un roi de l’Inde du sud, ce n’est pas clair. Sa naissance date probablement d’autour de l’an 440 de notre ère et sa mort autour de 520. Ainsi dès le début du 8ème siècle, la légende de Bodhidharma était en place dans la religion populaire et continua à se développer. Sa mort également reste une énigme : fut-il assassiné par des brigands, empoisonné par un moine jaloux, ou au contraire resta-t-il vivant car certains disent l’avoir aperçu trois ans plus tard retournant en Inde, ou fut-il un immortel taoïste ? Curieux, d’autres moines ouvrirent sa tombe, et il est raconté dans des chroniques que tout ce qu’ils y trouvèrent fut une sandale. Depuis lors Bodhidharma est souvent représenté portant un bâton auquel pend une sandale.

Il eut peu de disciples dont le plus connu fut Eka. Là aussi se coupa-t-il le bras ou fut-il attaqué par des brigands ? L’enseignement de Bodhidharma ne s’est répandu que quelques deux cents ans après sa disparition.

La découverte au début du XXème siècle de manuscrits dans une cache secrète des grottes de Dunhang situé sur la route de la soie dans le désert de Gobi, a permis d’éclairer bien des points sur l’origine de l’histoire du Chan. Ce fut une découverte essentielle car 30’000 manuscrits s’y trouvaient. Parmi ceux-ci des dizaines de textes étaient attribués à Bodhidharma, dont le plus représentatif était le Traité de Bodhidharma. Ce fut donc l’association du Traité et aussi des écrits apocryphes de la suite qui, associés à la légende populaire de Bodhidharma, firent sa renommée.

En fait son histoire ou sa légende n’ont pas beaucoup de relevance, c’est surtout l’enseignement qui nous intéresse. Le Traité de Bodhidharma est donc a priori l’ouvrage le plus ancien texte du bouddhisme Chan. Cet enseignement va se retrouver dans le Sutra de l’Estrade d’Eno et va imprégner le Chan futur, qui démarrera véritablement avec le sixième patriarche, Eno.

Le Traité de Bodhidharma est-il de lui ou c’est un apocryphe ?

Tout d’abord l’authenticité de ces manuscrits n’a qu’un intérêt tout à fait secondaire pour la compréhension du Chan. Il faut dire que les écrits postérieurs s’inspiraient tous de la pensée de Bodhidharma, si bien qu’il n’est pas évident de savoir qui vraiment les avait écrits. Parmi le Traité de Bodhidharma se trouve en premier la discussion des deux accès à la Voie et des quatre pratiques. Ces discussions ont la plus grande probabilité d’être de Bodhidharma ou de l’un de ses disciples directs.

Les passages suivants du Traité sont intéressants dans l’enseignement qu’ils donnent. Beaucoup de choses avaient déjà été dites avant l’arrivée de Bodhidharma concernant la doctrine mais l’enseignement de Bodhidharma fut unique. Celui-ci est du Zen Mahayana, alors que les autres moines venant d’Inde étaient plus enclins aux règles, à la doctrine et aux écritures. Ce qui n’empêche pas qu’il instruisit également ses disciples à la méditation et la discipline.  Comme avec l’épée de Manjusri il coupa directement l’esprit de ses disciples.

Traité des deux accès : l’accès par le principe et les quatre accès par la pratique

Il y a évidemment de multiples accès qui mènent à la Voie, ainsi que de multiples conditions qui y participent. Mais à la base pour Bodhidharma existent deux aspects : la raison, le principe ou la doctrine et la pratique, la méthode.

On peut rapprocher la raison ou le principe de la dimension absolue ou immédiate alors que la pratique est du domaine graduel. Ceci se retrouvera vraisemblablement dans les variations d’approche du Chan plus tard entre l’école du Sud introduite par Eno et l’école du Nord par Jinshu. L’école du Sud finira par s’imposer dans les annales et Eno sera certifié comme le 6ème patriarche après certaines luttes internes.

Ce qui est appelé « pénétration ou accès du principe » est réaliser que tous les dharmas, donc tous les phénomènes, sont conditionnés, c’est à dire provenant de conditions multiples et non intrinsèques. Ils sont pas conséquent illusoires, impermanents et liés à toutes choses par l’interdépendance. Il s’agit de faire disparaître de notre esprit cette maladie de l’esprit qui est liée à la croyance en leur existence réelle, dit Bodhidharma. Cette maladie de l’esprit s’applique aussi aux humains, qui croient qu’ils existent par eux-mêmes. On peut ajouter que bien sûr notre forme humaine est réelle mais elle n’est qu’une forme. Le fait de croire à son existence intrinsèque, particulière et séparée de tout, est à la source de nombreux problèmes : séparation de l’Homme et de la nature avec les effets désastreux sur le climat, séparation entre nous-mêmes et les autres donnant naissance au racisme délétère, antisémitisme et islamophobie, guerres et conflits de territoires, égoïsme. C’est la source d’innombrables poisons sur notre Terre.

De plus cette croyance induit les gens à penser qu’ils possèdent les choses, voir des personnes comme dans l’esclavage. Comment pourrait-on prétendre posséder de la terre, des attributs, penser qu’ils nous appartiennent en propre si nous arrivons à digérer que tout n’est que formes transitoires et totalement liées entre elles ? Cette croyance a certainement beaucoup d’effets nocifs socialement, politiquement et également personnellement, égoïstement. L’accès de la Voie par le principe est justement de couper cette croyance illusoire.

L’accès par le principe signifie également de réaliser que tous les êtres partagent la même nature véritable, immanente, unique, qui n’est pas apparente car cachée par nos sensations et nos illusions. Méditer face au mur permet de passer de nos illusions à la réalité. On voit apparaître ce qui est appelé la nature de bouddha dans laquelle aucune distinction n’existe entre soi et les autres.

Il est dit que Bodhidharma passa neuf ans dans une grotte contre la paroi. Cette contemplation murale fut une pratique tout à fait originale mais qui fut méconnue à cette époque. Etant donné le caractère absolu de cette pratique et de son enseignement sur le principe, Bodhidharma et ses disciples se trouvèrent à l’époque dans l’incapacité de les transmette. Celle-ci correspond à l’apaisement de l’esprit. On peut comprendre alors pourquoi Bodhidharma resta dans sa caverne si longtemps, ayant vu que personne ne comprenait vraiment ce qu’il disait.

En cela Bodhidharma s’est affirmé comme un tenant du Mahayana, différent des pratiquants de la méditation à l’indienne. D’autre part il prêcha l’engagement dans les affaires sociales du monde. Ceci se trouvait en contradiction avec les maîtres indiens qui préconisaient de s’en retirer et généra de leur part une franche hostilité. L’histoire de l’empoisonnement de Bodhidharma par ses rivaux est révélatrice de ce fait.

Les quatre pratiques, qui sont plutôt des attitudes mentales, décrites par Bodhidharma sont : savoir faire face à l’adversité et l’injustice, être en accord et s’adapter aux conditions, ne rien rechercher ou ne rien tenir pour désirable, pratiquer le Dharma c’est à dire être en harmonie avec la Loi bouddhique. Toutes celles-ci sont sous-tendues par la contemplation du principe, la vacuité du moi et de tous les phénomènes.

Faire face à l’adversité. Ne vous fâchez pas car celle-ci a un sens, un enseignement. Il est dit dans le sutra : « Je me suis éloigné de l’essentiel vers le trivial, je me suis souvent fâché sans cause et suis coupable de nombreuses transgressions. Maintenant j’en paie le prix. Je l’accepte avec un cœur ouvert et sans me plaindre que c’est injuste. Avec une telle compréhension, vous êtes en harmonie avec la raison, le principe et en faisant face à l’adversité vous entrez dans la Voie. »

S’adapter aux conditions. Nous croyons toujours contrôler tout mais nous sommes sujets aux conditions. Toute joie ou souffrance que nous traversons dépendent des conditions. Alors que le succès ou l’échec dépend des conditions, l’esprit ni ne croît ni ne décroît. «  Ceux qui demeurent insensibles au vent de la joie ou de la souffrance suivent la Voie en silence. »

Ne rien rechercher, ne rien tenir pour désirable. Tous les phénomènes sont vacuité. La soif, le désir inassouvi, les chaînes du désir est dhukka. « Lorsque vous ne recherchez rien, vous êtes sur la Voie. »

Pratiquer le Dharma ou être en harmonie avec la Loi bouddhique. Le Dharma est la vérité que toutes les natures sont en essence pures et les apparences vacuité. Il n’inclut pas le Moi car il est pur de l’impureté du Moi. C’est la source du don, sans préjugé ni attachement. Ainsi par leur pratique les bodhisattvas sont capables d’aider les autres et de glorifier la Voie de l’éveil.

En résumé il s’agit d’abandonner le Moi, d’arrêter de créer du Moi et le Dharma, les pratiques éthiques, pourront apparaître naturellement en nous. 

Le discours de la lignée du sang

A ce traité qui est le plus ancien des écrits sont ajoutés dans l’enseignement de Bodhidharma trois discours, trois sermons. Le premier est le discours de la lignée du sang. Il parle essentiellement de l’esprit. Il faut se souvenir que le terme esprit vient du caractère shin qui recouvre entre autres les significations de « cœur », « pensée », et « mental ». C’est un terme ambigu. Qui pourrait répondre à la question : qu’est-ce que l’esprit ?

Le centre de son discours peut se résumer ainsi :

« Tout ce qui apparaît dans les trois domaines provient de l’esprit. Votre propre esprit est bouddha. Au-delà de cet esprit vous ne trouverez jamais un autre bouddha. Le

bouddha est un produit de votre esprit. Pourquoi chercher un Bouddha au-delà de cet esprit ? »

Vous voyez que Bodhidharma se distance beaucoup du bouddhisme originel où le seul être éveillé était le Bouddha Shakyamuni, tous les suivants étant des auditeurs. Nous n’assistons plus à la glorification du Bouddha historique mais il s’agit bien principalement de l’esprit. C’est une révolution par rapport au bouddhisme indien, le Chan fut une révolution du paradigme bouddhiste, donnant naissance plus tard au Zen.

La formule qui consiste à dire : « L’esprit lui-même est bouddha » prend des sens totalement différents selon l’interprétation que l’on fait de cet esprit. Ce peut être l’esprit pur, la nature de bouddha immanente en chacun, ou au contraire l’esprit vu comme le mental dominé par les passions. S’il s’agit de l’esprit originel, la pratique consistera à retourner à la pureté de cette spiritualité, alors que s’il s’agit du mental agité la pratique ne sert à rien, et peut même être nuisible si l’on confond le mental avec bouddha. Il y a donc deux registres, l’un immédiat, le retour à notre nature de bouddha, et l’autre graduel qui consiste à abandonner le mental compliqué.

Donc pour trouver un bouddha, vous devez voir votre nature propre. Quiconque la voit est un bouddha. Mais il n’y a rien à trouver, car notre nature est de tout temps bouddha, il n’y a rien à obtenir, seulement dégager le terrain pour qu’elle puisse apparaître. Et pouvez-vous trouver votre nature de bouddha en dehors de votre état de nature mortelle ? Notre nature mortelle est notre nature de bouddha, elle ne se trouve pas ailleurs. Au-delà de notre nature mortelle il n’existe aucun bouddha. Et aucune nature n’est à additionner à la nature de bouddha, notre propre nature mortelle. Ça simplifie vraiment la compréhension, nul besoin de chercher quoi que ce soit ailleurs, ni esprit, ni bouddha. Cet esprit n’est nullement en dehors de votre corps matériel constitué des quatre éléments

Alors ne pensez pas aux bouddhas, sinon vous ne connaitrez jamais votre esprit, ni votre véritable nature. Sans cela, sans voir sa nature de bouddha, il est impossible d’atteindre l’éveil. L’esprit est toujours présent mais nous ne le voyons pas. C’est comme l’espace, impossible à voir. Donc cet esprit est appelé la nature de bouddha, et correspond à la liberté. Chacun de nous possède un esprit, seule la nature de bouddha est commune, libérée de toutes formes. Il ne faut pas la voir comme quelque chose, elle est sans forme, comme l’espace. Bodhidharma ajoute que voir cette nature de bouddha est le Zen, si vous ne la voyez pas ce n’est pas le Zen.

Alors comment aller de notre état mortel à celui d’un bouddha ? Nous devons nourrir notre conscience, gérer notre karma et accepter ce que la vie nous offre. Lorsque les gens voient leur véritable nature, tous les attachements cessent. Cette conscience éclairée n’est pas cachée, mais vous ne pouvez la trouver que dans l’instant, maintenant. Elle n’existe que maintenant. Alors si vous voulez vraiment trouver la Voie, ne vous accrochez à rien. Une fois que vous savez que la nature de la colère et de la joie est vide et que vous vous harmonisez avec toutes choses, vous vous libérez du karma, de l’enfer et du paradis, du samsara et du nirvana, instantanément, dans le présent uniquement.

Shakyamuni fut un être comme tout le monde, ordinaire ; chacun possède la nature de bouddha, la nature de l’esprit, de son esprit, et peut devenir bouddha en réunissant toutes les bonnes conditions. Il faut faire l’expérience de cette vacuité universelle dans l’instant, elle est immanente.

Laisser un commentaire